Le concept générique de la sécurité alimentaire est en train de subir des évolutions et prendre de nouveaux contours selon la complexification des enjeux géostratégiques, économiques et environnementaux liés à cette problématique.
En l’espace de quelques années, le terme le plus usité par les médias et les services économiques et techniques, à savoir «autosuffisance alimentaire», a montré ses limites objectives, sachant qu’une autosuffisance stricto sensu ne peut pas exister au vu de la diversité des climats et des éléments biogéographiques conditionnant la production agricole.
Si l’on ne s’en tient, sur l’espace algérien, qu’aux trois dernières années, la littérature médiatique en relation avec le sujet et les analyses des services techniques (séminaires, journées d’étude, certaines orientations des pouvoirs publics en matière d’activité commerciale et d’investissement) font ressortir au moins trois facteurs, méga-facteurs, devrions-nous dire, qui placent le débat sur la sécurité alimentaire au cœur des plus grandes préoccupations du pays, faisant ériger la donne de la sécurité alimentaire en un des éléments-clefs – avec la sécurité hydrique (le ministère des Ressources en eau est revêtu officiellement de ce titre) – de la sécurité nationale. Ces trois méga-facteurs se déclinent comme suit :
- Les changements climatiques, par lesquels s’exacerbe le processus de désertification, qui exigent des techniciens et des gestionnaires des adaptations incontournables dans la conception, l’aménagement et la mise en œuvre de la politique agricole, tout en travaillant à l’atténuation des effets du rehaussement des températures et d’autres bouleversements climatiques (inondations).
- Les grands aléas générés par la pandémie du coronavirus en matière de commerce mondial et d’approvisionnement du marché intérieur.
L’on se souvient que l’on était arrivé au point où des pays producteurs de céréales avaient limité la part d’exportation de cette précieuse denrée. Autrement dit, notre pays, avec ses recettes pétrolières, aussi consistantes qu’elles puissent être, ne peut pas avoir la garantie complète qu’il importerait les produits alimentaires qu’il a l’habitude d’acheter à l’étranger, selon les volumes et les rythmes dictés par les besoins de consommation nationale. - Si les conflits guerriers qui se sont produits depuis un demi-siècle au Proche et Moyen-Orients, en Afrique et dans certaines autres parties du monde n’avaient pas remis en cause les activités économiques mondiales (production et commercialisation) – hormis le renchérissement épisodique du prix des hydrocarbures – l’actuelle guerre russo-ukrainienne (la première guerre de cette envergure, hormis le conflit balkanique des années 1990, après la fin de la Seconde Guerre mondiale) a complètement chamboulé les données sur plusieurs plans, et principalement la sécurité énergétique de l’Europe et la sécurité des approvisionnements en produits alimentaires produits dans ce grand bassin céréalier du monde et destinés à l’exportation vers de grands pays consommateurs à l’exemple de l’Algérie et de l’Egypte.
Comment se mettre à l’abri des aléas mondiaux ?
Si les pouvoirs publics ont essayé – suite à la crise des prix du pétrole qui a commencé au milieu de l’année 2014 – de contenir la facture d’importation des produits alimentaires, laquelle avait atteint près de 12 milliards de dollars au cours de la période dite d’«aisance financière» (el bahbouha el malia), les résultats tardent à se prolonger de façon concrète sur le terrain, à savoir parvenir à une production nationale suffisamment consistante, permettant de mettre le pays à l’abri, non seulement de lourdes dépenses consacrées à l’importation et qui pourraient bien servir à d’autres projets d’importance stratégique, mais surtout le mettre à l’abri des aléas et grands bouleversements mondiaux sur lesquels notre pays n’aurait aucune prise.
Résultats des courses, notre pays est sommé de développer les moyens nationaux afin de mener une politique agricole au diapason des défis actuels liés à la sécurité alimentaire.
Ces moyens, ce sont d’abord une réflexion profonde menée par nos experts, une analyse sans complaisance de la situation du secteur agricole, la libération de l’acte d’investir et une vision intégrée des éléments et segments fondateurs de la nouvelle stratégie agricole (foncier, ressources hydriques, aménagement des territoires agricoles, sécurité juridique des exploitants, soutien au segment de la transformation et de l’agroalimentaire, régulation du commerce des produits agricoles à travers une législation et des infrastructures de base adaptées).
Le Barrage vert : un ouvrage à réhabiliter et à développer
Sur le plan environnemental, et à l’ombre des changements climatiques, l’Algérie devrait relever de grands défis liés à la protection des terres, à la lutte contre la désertification, à l’enrichissement de la biodiversité, à la revitalisation des zones de montagne et de la steppe et à la stabilisation des populations rurales. En outre, notre pays est tenu d’honorer ses engagements internationaux, contractés via des conventions et des chartes, inhérents à la lutte contre la désertification, à la séquestration de carbone et à l’atténuation des changements climatiques.
C’est dans cet esprit que l’idée de réhabiliter et d’étendre l’ancien Barrage vert a fait son chemin, pour aboutir à une étude réalisée en 2018 par le bureau national des études de développement rural (Bneder). Ayant été conçu initialement sur un périmètre d’environ 3 millions d’hectares, la nouvelle étude le porte à une superficie de 4,7 millions d’hectares, touchant 13 wilayas.
Ayant été réalisé au cours des années 70 et 80 du siècle dernier, cet ouvrage conçu sur le couloir allant de Naâma à Tébessa n’avait pas, jusqu’à cette étude réalisée par le Bneder, bénéficié d’une étude d’évaluation scientifique, ce qui avait laissé la voie libre à des avis et des jugements contradictoires s’inscrivant parfois en faux par rapport à une initiative rarement prise, à cette époque, par des pays plus menacés que l’Algérie par le phénomène de désertification. Je me souviens de la visite, au milieu des années 80 d’une délégation de l’Afrique subsaharienne intéressée par la duplication de l’exemple algérien.
Ce n’est qu’au cours des années 2000 que ce projet africain sera conçu et nommé «La Grande muraille verte» devant aller sur 7000 km de Dakar à Djibouti. Ce projet pharaonique n’est pas à l’abri de problèmes financiers, comme il n’est pas, non plus, à l’abri de bouleversements sécuritaires que connaît la région du Sahel.
Le projet de relance du Barrage vert algérien a été officiellement adopté par le Conseil interministériel tenu le 21 septembre 2019 et confirmé par celui tenu le 30 août 2020.
Ce dernier considère que le Barrage vert est une «priorité du secteur de l’agriculture». S’agissant de la méthodologie par laquelle le projet de relance du Barrage vert sera appréhendé, un document de la direction générale des forêts précise que «l’initiative de la relance du barrage vert ne sera pas conçue comme un mur d’arbre entre le Sahara et le nord du pays, mais plutôt comme une mosaïque d’actions intégrées pour répondre aux problématiques ayant une incidence sur la vie et les moyens de subsistance des populations de la région». Autrement dit, le projet ne se limitera pas aux actions de reboisement, il est plutôt vu comme un «outil de programmation pour le développement rural local».
Sur le plan institutionnel et administratif, les pouvoirs publics ont préparé le terrain, en créant un Organe de coordination de la lutte contre la désertification et de la relance du Barrage vert (décret exécutif du 30 juillet 2020, en programmant l’installation de comités locaux au niveau des treize wilayas concernées par le Barrage vert.
Ces comités locaux sont chargés de la mise en œuvre du programme national de lutte contre la désertification et du plan d’action de relance du barrage vert au niveau de leurs territoires respectifs. De même, un comité scientifique et technique chargé de la recherche en relation avec les missions de l’organe.
Ce comité est coordonné par l’Institut national de la recherche forestière (INRF). Au niveau de l’administration centrale des forêts, l’organigramme a été enrichi en octobre 2020 par la création d’une nouvelle structure appelée «direction de la lutte contre la désertification et du Barrage vert». Cette direction est chargée de l’élaboration de la stratégie nationale de la lutte contre la désertification et du plan d’action de réhabilitation, d’extension et de développement du Barrage vert.
Après un travail d’approche et de sensibilisation au niveau des administrations de wilaya et des collectivités locales et après plusieurs réunions de réflexion et de coordination au niveau de la direction générale des forêts (DGF), les plans d’action élaborés au niveau des wilayas, avec la participation des conservations des forêts, des directions des services agricoles et du Haut commissariat au développement de la steppe (HCDS) sont actuellement soumis à la validation au niveau de la DGF.
Ces plans d’actions, projetés à l’horizon du moyen terme, soit 2030, sont censés prendre en charge, progressivement et avec la participation des populations concernées, les différentes problématiques qui se posent au niveau de ces territoires steppiques ou pré-steppiques et qui se manifestent, in fine, par la dégradation des terres (disparition ou réduction drastique du couvert végétal, érosion hydrique et éolienne) par la raréfaction des ressources hydriques, la diminution de l’offre fourragère, le recul des revenus des foyers ruraux et leur paupérisation, ainsi que par l’exode rural.
Capitaliser les expériences du terrain
L’atout majeur, sur le plan méthodologique, est que ces périmètres ont fait l’objet, au cours de ces vingt dernières années, d’un intérêt particulier des pouvoirs publics à travers les projets de proximité de développement rural intégré (PPDRI), le Projet d’emploi rural (PER) pour certaines wilayas et le programme spécial Hauts-Plateaux.
L’on entend par-là que les méthodes d’approche (diagnostic du territoire, participation et implication des populations) du monde rural se sont affinées au cours du temps et les instruments d’intervention sont identifiés. Il s’agira de greffer la nouvelle vision du Barrage vert dans ce substratum ayant déjà capitalisé les expériences de ces dernières années. Les résultats, visiblement probants, des différents investissements réalisés dans ces espaces méritent une étude d’évaluation sociale, économique et environnementale.
Les contraintes rencontrées dans la réalisation des programmes de développement rural se sont cristallisées essentiellement dans le mouvement de passage pour les ménages ruraux de statut d’éleveur-pasteur de façon quasi exclusive (avec une proportion de semi-nomadisme) à un statut d’agriculteur (principalement d’arboriculteur, au vu des grandes réalisations effectuées dans ce domaine, dont près de 80% en oliviers).
Ces réajustements opérés dans les options stratégiques de développement agricole et rural, faisant évoluer l’occupation du sol vers des activités inscrites dans les objectifs de la lutte contre la désertification dans une zone de grande sensibilité et suscitant l’adhésion des ménages ruraux, dont on a enregistré d’importants mouvements de retour de l’exode après la décennie d’insécurité, sont aujourd’hui appelés à être capitalisés, consolidés et renforcés dans le cadre naturel du projet de relance du Barrage vert.
Indéniablement, la lutte contre la désertification, dont l’apothéose se trouve être ce projet de relance du Barrage vert, peut contribuer, sur plusieurs aspects, au développement agricole et à la sécurité alimentaire.
Certains de ces aspects sont directs, visibles et quantifiables sur le court terme, à l’image de tous les soutiens consentis aux ménages ruraux pour diversifier leurs productions et leurs revenus, ainsi que l’encouragement de création de micro-entreprises et coopératives basées sur des activités de valorisation de produits ou sous-produits locaux (laine et peau ovine, travail de vannerie à base de plantes steppiques locales, exploitations de plantes aromatiques et médicinales, traitement et pressage des olives...).
Les aspects indirects, dont les résultats sont attendus à moyen et long termes, sont toutes ces réalisations et ces traitements dédiés à la restauration des terres dégradées, à la contribution à la régénération des parcours, à la protection des ouvrages hydrauliques contre l’envasement, à la séquestration de carbone... Ces actions constituent ainsi un autre levier de la réalisation de la sécurité alimentaire du pays, en installant un cadre écologique adéquat à la préservation des ressources naturelles (eau, sol, biodiversité).
Amar Naït Messaoud
Expert forestier