Quand la reconnaissance viole l’obligation de non-reconnaissance : Retour sur le soutien de la France à l’occupation de la dernière colonie d’Afrique (2e partie)

25/11/2024 mis à jour: 04:05
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De son côté, la Commission du droit international a, à maintes reprises, souligné dans ses travaux le caractère impératif du droit à l’autodétermination.() Concernant la jurisprudence de la CIJ, l’impérativité du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été citée par plusieurs juges dans leurs opinions individuelles et dissidentes.() 

Dans son opinion individuelle jointe à l’arrêt de la Barcelona Traction, le juge Ammoun a affirmé que «le principe d’égalité et celui de la non-discrimination raciale qui en découle […] constituent tous deux, autant que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, des règles impératives de droit».() 

De même, la CIJ a considéré, dans son avis consultatif sur les «conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est» qu’«en cas d’occupation étrangère comme celle dont il est question en la présente espèce, le droit à l’autodétermination constitue une norme impérative de droit international».() 


II- Le Sahara Occidental : un territoire occupé suite à un emploi illicite de la force  

L’utilisation de la force armée par le Maroc à partir du 27 novembre 1975 pour occuper le Sahara occidental s’est faite en violation incontestable de l’article 2.4 de la Charte des Nations unies qui interdit aux Etats «de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations unies». En effet, l’un des principaux buts des Nations unies est de développer des relations amicales fondées sur «le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes».() Il se trouve, justement, que l’emploi de la force par le Maroc a empêché le peuple du Sahara occidental d’exercer son droit à l’autodétermination.   

Selon le professeur André N’kolombua, il ressort de la lecture jumelée des articles 2.4 et 1.2 de la Charte des Nations unies l’obligation qui incombe aux Etats de «s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre un peuple revendiquant l’exercice de son droit à disposer de lui-même». (N’kolombua 1984 : 457)
Cette affirmation trouve une base complémentaire dans la «déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations unies» du 24 octobre 1970, qui est reconnue universellement comme reflétant le droit coutumier en la matière. Cette déclaration stipule que «tout Etat a le devoir de s’abstenir de recourir à toute mesure de coercition qui priverait de leur droit à l’autodétermination, à la liberté et à l’indépendance les peuples mentionnés dans la formulation du principe de l’égalité de droits et de leur droit à disposer d’eux-mêmes».() 

La déclaration stipule également que «nulle acquisition territoriale obtenue par la menace ou l’emploi de la force ne sera reconnue comme légale». () Cette dernière disposition est pertinente dans la mesure où le Maroc considère que le Sahara occidental fait partie de son propre territoire. 

L’Accord de Madrid ne pourrait donc pas constituer un argument légal pour l’usage de la force par le Maroc, car le statut de l’Espagne, en tant que puissance administrante du Sahara occidental, ne lui permettait pas d’autoriser, ni expressément ni implicitement, un autre pays à contrôler le territoire par l’emploi de la force pour empêcher son peuple à exercer son droit à disposer de lui-même. 

Il y a lieu de noter que la Commission du droit international a affirmé depuis 1966 que «le droit de la Charte concernant l’interdiction de l’emploi de la force constitue en soi un exemple frappant d’une règle de jus cogens».() La CDI a réaffirmé sa position lors des travaux relatifs à la Convention de Vienne de 1986() ainsi que dans son rapport sur le projet d’articles sur la responsabilité des Etats().  

De même, le caractère impératif du non-recours à la force est cité dans l’arrêt de la CIJ relatif aux activités militaires et paramilitaires au Nicaragua(), ainsi que dans les opinions individuelles et dissidentes de certains juges dans d’autres affaires(). 
 

III- Le Sahara Occidental : un territoire sous occupation 

Le Sahara occidental est considéré, en vertu du jus in bello(), comme un territoire sous régime d’occupation. L’article 1.4 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, considère comme conflits internationaux «les conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes».() De même, l’article 96.3 dispose que  «l’autorité représentant un peuple engagé contre une haute partie contractante dans un conflit armé du caractère mentionné à l’article premier, paragraphe 4, peut s’engager à appliquer les Conventions et le présent Protocole relativement à ce conflit en adressant une déclaration unilatérale au dépositaire…». 

Si le Maroc était une partie contractante du Protocole additionnel I au moment du conflit armé qui a conduit au contrôle du Sahara occidental, le Front Polisario aurait pu lui aussi devenir une haute partie contractante aux Conventions et au Protocole conformément à l’article 96.3 susmentionné. Or, le Maroc n’a ratifié le Protocole additionnel I qu’en date du 3 juin 2011, ouvrant ainsi la possibilité au Front Polisario de faire, à partir de six mois après, la déclaration unilatérale prévue par l’article 96.3. Le Front Polisario, en sa qualité d’autorité représentant un peuple engagé dans une guerre d’autodétermination contre une haute partie contractante au Protocole, a finalement adressé au dépositaire, le 21 juin 2015, une déclaration en vertu de laquelle il s’engageait à appliquer les Conventions de Genève et le Protocole additionnel I.  

Par ailleurs et selon le CICR, la reconnaissance progressive, en droit international, de la nature internationale des conflits armés menés pour exercer le droit à l’autodétermination a conduit, antérieurement au Protocole I, à voir dans l’article 2.3 commun aux Conventions de Genève une possibilité d’acceptation des Conventions ouvertes aussi aux mouvements de libération nationale.() A titre d’exemple, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) a ratifié les Conventions de Genève en date du 20 juin 1960, soit deux ans avant l’indépendance du pays.

A cet égard, il convient de rappeler que le Maroc et la Mauritanie ont adhéré aux Conventions de Genève respectivement les 26 juillet 1956 et 30 octobre 1962 et que le Front Polisario s’est engagé en 1975 à appliquer ces Conventions à l’occasion du conflit armé qui l’opposait à ces deux pays.()  Par conséquent, il est juste d’affirmer que les Conventions de Genève de 1949 étaient applicables de jure au conflit armé qui a opposé le Front Polisario à la Mauritanie et au Maroc et demeurent ainsi applicables à l’occupation de la grande partie du territoire du Sahara occidental par le Maroc. 

Les Conventions de Genève étaient applicables à la guerre du Sahara occidental également en vertu du droit international coutumier, au même titre que le Règlement de La Haye de 1907, dans la mesure où il s’agissait d’un conflit armé international. En 1952 déjà, le CICR a précisé dans son commentaire que «les Conventions [de Genève devaient] être considérées comme la codification de règles généralement admises».() De même, la CIJ a réaffirmé, à plusieurs reprises, que les règles fondamentales qu’expriment «la Convention IV de La Haye et les Conventions de Genève […] constituent des principes intransgressibles du droit international coutumier».()

Peut s’appliquer, ainsi, de toute évidence, au conflit du Sahara occidental l’article 42 du Règlement de La Haye, stipulant qu’«un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie. L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer», pour en déduire que la partie du Sahara occidental sous contrôle marocain est considérée en vertu du jus in bello comme un territoire sous régime d’occupation, et que le Maroc a, par conséquent, le statut d’une puissance occupante vis-à-vis du territoire du Sahara occidental. 

La détermination du statut juridique du Sahara occidental doit reposer sur toutes les branches du droit international applicables en la matière, à savoir le droit à l’autodétermination, le jus ad bellum et le jus in bello. Par conséquent, il est possible de conclure que le Sahara occidental est un territoire non autonome, placé sous occupation marocaine suite à un emploi illégal de la force. 

Même si l’ONU se focalise beaucoup plus dans son examen de la question du Sahara occidental sur son statut de territoire non autonome, le terme «occupation» a été utilisé à maintes reprises pour désigner la présence marocaine. Dans sa résolution 34/37 du 21 novembre 1979, l’Assemblée générale a ainsi déploré «l’aggravation de la situation découlant de la persistance de l’occupation du Sahara occidental par le Maroc et de l’extension de cette occupation au territoire récemment évacué par la Mauritanie». 

Plus récemment, lors d’une visite effectuée en mars 2016 dans la partie du Sahara occidental contrôlée par le Front Polisario et dans les camps de réfugiés sahraouis à Tindouf, Ban Ki-moon – alors secrétaire général de l’ONU – a utilisé le terme «occupation» pour qualifier la présence marocaine dans le territoire du Sahara occidental.() 
L’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne a souligné, dans ses conclusions présentées le 10 janvier 2018, que «l’existence d’une occupation marocaine au Sahara occidental est largement reconnue».() 


De même, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a relevé, dans son arrêt du 22 septembre 2022, que «l’ONU et l’UA reconnaissent la situation de la RASD comme une situation d’occupation et considèrent le territoire de celle-ci comme l’un des territoires dont le processus de décolonisation n’est pas encore totalement achevé»,() ajoutant que «l’occupation continue de la RASD par le Maroc est incompatible avec le droit à l’autodétermination du peuple de la RASD».()


IV- Sahara Occidental et colonisation de peuplement

Dans le cas du Sahara occidental, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le droit international humanitaire sont étroitement liés, au point que toute violation de l’un a des répercussions sur l’autre. Ce constat est illustré par le transfert des citoyens marocains vers le Sahara occidental. En effet, le Maroc a procédé dès 1976 à une politique de colonisation de peuplement au Sahara occidental. Cette politique s’est accentuée en 1991, en prévision de l’organisation du référendum d’autodétermination, lorsqu’environ 170 000 citoyens marocains (Kontorovich 2017 : 24) ont été «‘envoyés’, ‘invités’ ou ‘incités’ (par des mesures fiscales, salariales, etc.) à venir dans les ‘provinces du Sud’ afin de modifier la structure démographique du territoire». (De Saint Maurice 2000 : 10)


D’après le professeur Eugene Kontorovich, le gouvernement marocain a consacré, durant trois décennies, environ 2,4 milliards de dollars américains à l’infrastructure de base du Sahara occidental, tout en accordant des avantages colossaux aux colons marocains : des salaires doublés par rapport à leurs concitoyens résidant au Maroc, priorité d’emploi, des participations majoritaires dans les sociétés de pêche, des logements gratuits ou à faible coût, des subventions aux produits de base (nourriture et carburant) et des exemptions fiscales. (Kontorovich 2017 : 24) 
Le professeur Kontorovich estime que le Maroc s’est engagé dans l’un des plus importants projets de colonisation de peuplement dans le monde. (Kontorovich 2017: 23-24) 

Cette politique, qui constitue une violation grave d’une norme impérative du droit international humanitaire, a conduit à l’échec du plan de règlement onusien et, de ce fait, entravé l’exercice par le peuple du Sahara occidental de son droit à l’autodétermination. Déjà, en décembre 1991, Johannes Manz, représentant spécial de l’ONU au Sahara occidental, a souligné que «le transfert de personnes non identifiées à l’intérieur du territoire, appelé ‘seconde marche verte’, constitue… une entorse à l’esprit si ce n’est à la lettre du plan de paix». (De Froberville 1992) 


De plus, il convient de souligner que l’interdiction de la colonisation de peuplement a été confortée, de fait, par l’avis consultatif sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé. En effet, cet avis a reconnu implicitement (Hadj Cherif 2018 : 152)  le caractère impératif de certaines normes du droit international humanitaire, dont l’interdiction de la colonisation de peuplement, en leur appliquant le régime relatif aux conséquences particulières d’une violation grave d’une obligation découlant de normes impératives consacré par l’article 41 du projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite.
 

Il se confirme ainsi que l’occupation continue du Sahara occidental par le Maroc est donc une situation créée par une violation grave de trois normes impératives du droit international, à savoir le non-recours à la force, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la norme du jus in bello interdisant la colonisation de peuplement.   
V- Affirmation de l’obligation de non-reconnaissance en droit international contemporain

L’obligation de non-reconnaissance d’une situation créée par une violation grave de normes impératives, consacrée par le droit international coutumier, est rappelée à l’article 41.2 du projet d’articles sur la responsabilité des Etats pour fait internationalement illicite, qui dispose qu’«aucun Etat ne doit reconnaître comme licite une situation créée par une violation grave au sens de l’article 40, ni prêter aide ou assistance au maintien de cette situation».

 (A suivre) 

 

Par Hamza Hadj Cherif
Chercheur en droit international et diplômé d’un doctorat en droit de l’Université de Bordeaux
 

 

 

 

Notes de fin

-  Rapport de la Commission du droit international, cinquante-huitième session 1er mai-9 juin et 3 juillet-11 août 2006, Doc off NU A/61/10 (2006), § 33, p. 439. 
-  Timor oriental (Portugal c. Australie), op.cit., opinion individuelle de M. Ranjeva, p. 131. Ibid, opinion dissidente de M. Skubiszewski, p. 266.  
-  CIJ, Barcclona Traction, Light and Power Company, Limited, (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt du 5 février 1970, opinion individuelle du juge Ammoun, Recueil 1970, p. 304.  
- CIJ, Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, avis consultatif du 19 juillet 2024, § 233, p. 66. 
- Charte des Nations unies, Article 1.2.  
- Résolution de l’Assemblée générale 2625 (XXV) du 24 octobre 1970.  
- Ibid. 
-  Rapport de la Commission du droit international à l’Assemblée générale, Doc off NU A/CN.4/L.117 et Add.1 (1966), Annuaire de la Commission du droit international, II, 2e partie, §1, p. 270.  
-  Rapport de la Commission du droit international à l’Assemblée générale, Doc off NU A/CN.4/SERA/1982/Add.1 (1982), Annuaire de la Commission du droit international, II, 2e partie, § 2, p. 58. 
-  Rapport de la Commission du droit international à l’Assemblée générale, Doc off NU A/CN.4/SER.A/2001/Add.1 (2001), Annuaire de la Commission du droit international, II, 2e partie, p. 120.  
-  CIJ, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), Arrêt du 27 juin 1986, Recueil 1986, § 190, pp. 100 et 101.   
- CIJ, Platesformes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis), arrêt du 6 novembre 2003, opinion individuelle du juge Simma, § 6, Recueil 2003. CIJ, Conséquences juridique de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé, op.cit., opinion individuelle du juge Elaraby, § 3.1. 
-* Droit des conflits armés.
- Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, 8 juin 1977, Article 1.4.   
- CICR, Traités, Etats parties et commentaires, Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977, Commentaire de 1987 [en ligne] https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/Comment.xsp?action=openDocument&documentId=05543B04F1230AA4C12563BD002DD502  (4 novembre 2020)
- ICRC, Annual Report 1975, Geneva, 1976, p. 8. 
- CICR, Traités, Etats parties et commentaires, Convention (I) de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, 12 août 1949, Commentaire de 1952 [en ligne] https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/Comment.xsp?action=openDocument&documentId=3C1DFAABF34C395AC12563BD002C635A  (4 novembre 2020)
- CIJ, Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif du 8 juillet 1996, Recueil 1996, §79.  
- «Ban Ki-moon veut le rétablissement des activités de l’ONU au Sahara occidental», Radio France International, 19 avril 2016, [en ligne] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20160419-maroc-sahara-occidental-onu-ban-ki-moon-minurso  (4 novembre 2020)  
- CJUE, conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet présentées le 10 janvier 2018, Affaire C 266/16 Western Sahara Campaign UK, The Queen contre Commissioners for Her Majesty’s Revenue and Customs, Secretary of State for Environment, Food and Rural Affairs, § 247.  
- CAfDHP, Bernard Anbataayela Mornah c. Benin et autres, Arrêt du 22 septembre 2022, § 301, p. 88.
- Ibid, § 303, p. 89.
- CIJ, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé, op. cit., § 159, p. 200.  
- Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, II, 2e partie, p. 308.

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