La crise dite berbériste de 1949 a-t-elle révélé tous ses secrets ? Les faits tels que racontés par des acteurs de l’époque sont-ils suffisamment connus ? Les études sur cette séquence de l’histoire nationale sont rares.
Dans ce «champ d’étude aride», comme le qualifie Yacine Telmlali, l’essai de l’historien Ali Guenoun, La question kabyle dans le nationalisme algérien, 1949-1962, est l’un des plus éclairants.
Avantage évident de ce travail de recherche réédité récemment en Algérie (Ed. Casbah) : avoir collecté des témoignages des protagonistes de premier plan de cette crise du parti indépendantiste (PPA). Parmi les acteurs approchés par le jeune chercheur, figure Sadek Hadjerès.
Auteur prolifique, le militant infatigable de 94 ans publie le deuxième tome de ses Mémoires : 1949 - Crise berbériste ou crise démocratique ? (Ed. Frantz-Fanon). Sadek Hadjerès a fait le choix de s’attarder sur un moment essentiel de la crise : la publication, en juillet 1949, de L’Algérie libre vivra, sous le pseudonyme collectif «Idir El Watani», son contenu et les réactions de la direction du PPA-MTLD. L’auteur souligne d’abord que le mérite de la publication de cette brochure une quarantaine d’années après sa parution revient à son camarade Mabrouk Belhocine qui en a fourni une copie à la revue Sou’al (numéro du 7 d’avril 1987).
Il rend aussi un hommage appuyé à un ancien membre de la direction du MTLD, Djilani Embarek, qui avait «redécouvert» dans sa documentation personnelle le texte «devenu rarissime». «Mesurant, dans un réflexe qui lui fait honneur, l’intérêt historique de ce document, il le remit à toutes fins utiles à Mabrouk Belhocine, bien connu de lui comme l’un des acteurs des événements concernés», raconte-t-il.
Pour Hadjerès, avec la publication de ce numéro de la revue Sou’al, dirigée par l’historien Mohammed Harbi, «un épais silence venait d’être rompu (…) Comme s’il s’était agi d’une maladie honteuse du mouvement national, quand ces événements n’étaient pas purement et simplement passés sous silence».
L’auteur, qui était dans la clandestinité à la date de la publication du texte, reconnaît que «n’ayant presque plus souvenir de la trame exacte d’un ouvrage auquel nous avions travaillé durant des mois, j’eus chaud au cœur quand j’appris la réédition de ce texte, malgré sa diffusion limitée au cercle des lecteurs de cette revue».
«Fin brutale de non-recevoir»
La publication de la brochure écrite par Mabrouk Belhocine, Yahia Henine et Sadek Hadharès, «patriotes et militants algériens à peine sortis de l’adolescence», intervenait à un moment «mouvementé» de la vie du PPA-MTLD marqué par l’émergence de jeunes militants kabyles (Bennaï Ouali, Ali Laïmeche, Amar Ould-Hamouda, Saïd Oubouzar, Yahia Henine, Omar Oussedik...) opposés à la «définition exclusiviste» de la nation algérienne. Plusieurs épisodes ont précédé la publication de ce «document doctrinal», destiné aux responsables du parti : vote en novembre 1948 d’une motion revendiquant la thèse d’une «Algérie algérienne», dissolution de la Fédération de France, affrontement ayant abouti à l’«arrestation» de Bennaï Ouali, assassinat manqué de Ferhat Ali à Larbaâ Nath Irathen, épisode du «Parti populaire kabyle», arrestations par les Renseignements généraux (RG) de militants radicaux de Kabylie… L’idée d’un document à caractère doctrinal devant être adressé à la direction du PPA-MTLD a été retenue «dans une sorte de petit séminaire à Arous», village de Larbaâ Nath Irathen, auquel a participé Sadek Hadjarès.
Le document sera édité plusieurs mois après l’arrestation de ses initiateurs, Bennaï Ouali, Ammar At Hamouda, engagés dans un bras de fer avec la direction du parti. La brochure est éditée par l’imprimerie commerciale Koechlin, de Bab El Oued (Alger). «Il fallait réaliser cela avec le maximum de discrétion, au moins jusqu’à la fin de l’impression et à la sortie de la publication pour éviter la saisie dès l’imprimerie.
C’est pourquoi je m’adressais à l’imprimerie commerciale Koechlin, de Bab El Oued. C’était l’ancienne imprimerie d’Alger Républicain, devenue indépendante de la nouvelle imprimerie du journal», précise Hadjarès. L’auteur indique que les frais d’impression de la brochure furent payés par une partie des cotisations bloquées par les organisations du PPA, principalement en Kabylie. «Elles avaient fait ce geste pour appuyer leur demande d’explication à la direction au sujet des orientations du parti, des différends qui se déroulaient au sommet, ainsi que des accusations de ‘‘berbérisme’’ de plus en plus proférées à l’occasion des tensions qui se manifestaient dans l’émigration en France.
Ces accusations non seulement détérioraient le climat de confiance dans le pays, mais troublaient et blessaient les militants et responsables originaires de Kabylie, alors que ces derniers étaient étrangers à ces événements», se désole-t-il. Hadjères et ses camarades étaient surpris par la «réaction violente» de la direction du parti, qui, informée de la mise en impression de la brochure par un typographe, a fait agresser des militants soupçonnés d’avoir aidé à la rédaction et la distribution de la brochure (lire l’épisode douloureux de l’agression du vieux militant Si Djilani dans son atelier de tailleur, p.132). «La réponse de la direction à cette approche franche et loyale fut une fin brutale de non-recevoir, avec répression systématique et sans discernement, accompagnée d’une campagne de désinformation.
Celle-ci va être relayée, dans une espèce de répartition des tâches objective, par la presse et les services de sécurité coloniaux, qui ont procédé notamment à l’arrestation de plusieurs dirigeants de notre tendance, jusque-là clandestins et recherchés depuis plus de trois ans», se rappelle l’auteur.
«Calomnie sur le prétendu sécessionniste berbère»
Pour ce dernier, la direction de la rue Marengo ne verra pas dans la brochure l’occasion de «clarifier un litige politique qui prenait des proportions grandissantes». Pour l’auteur, la brochure L’Algérie libre vivra, dont il détaille les différentes approches (définition de la nation, moyens de lutte, etc.), «n’avait pas de visée subversive, ni même de déstabilisation de la direction en place». «Dans sa conception, comme au long de sa préparation, elle était destinée à ouvrir un débat constructif dans les instances régulières du PPA-MTLD. Ses grandes lignes, résumées dans le triptyque : ‘‘Nation, Révolution, Démocratie’’, avaient été le fruit d’échanges entre des militants du PPA qui avaient eu des itinéraires socioprofessionnels, des expériences militantes, des profils et des horizons idéologiques différenciés», tranche-t-il. Hadjerès, qui consacre de magnifiques passages aux langues parlées (arabe, berbère) et à l’islam, dénoncera dans ses mémoires la «calomnie de sécessionniste berbère» contre la revendication de démocratie au sein du PPA-MTLD.
Il souligne, dans de longs passages de ses Mémoires, le «souci de cohésion nationale» des leaders indépendantistes de Kabylie : «Je peux affirmer que chez tous ceux que j’avais connus alors, je ne me souviens pas avoir perçu, même chez les plus fiers de leur identité kabyle ou les moins connaisseurs de la culture arabe, une négation des autres facteurs nationaux essentiels ou des formes d’arrogance, d’agressivité, ni même de racisme tels qu’on les observe chez certains des plus obtus berbéristes d’aujourd’hui.
Pour la plupart de mes anciens compagnons, l’élévation de chacune des valeurs nationales mobilisatrices, qu’elle soit arabe, islamique, berbère, ou d’ouverture universaliste, ne pouvait se faire en occultant, en discréditant les autres composantes ou en les opposant entre elles.
La nation ne pouvait s’édifier et se consolider qu’en respectant et en stimulant leurs convergences.» Face à la «calomnie sécessionniste», Hadjères rappelle que des militants de base «réclamaient tout simplement des orientations et un fonctionnement plus démocratiques du parti». «Face à ces assertions, pratiquement tous ceux qui, durant des années, que ce soit dans la Mitidja ou dans le milieu étudiant, m’avaient vu œuvrer à leurs côtés à la promotion de valeurs arabes et musulmanes dans une voie progressiste et démocratique, tous ceux-là n’ont pas mordu aux allégations de prétendue activité séparatiste, même s’ils n’étaient pas d’accord avec moi sur d’autres points touchant aux alliances politiques, aux problèmes sociaux ou philosophiques.
Mieux que cela, nombre de ces arabophones, sincèrement attachés à l’islam, se sont montrés plus tard sensibles à mes arguments en faveur de la valorisation des langues parlées et vivantes, arabe ou kabyle», raconte celui qui était étudiant en médecine, chef de la section universitaire du PPA, avant de devenir responsable communiste (PCA, PAGS).
«la Logique du bâton »
Sadek Hadjerès parle avec amertume de certains dirigeants PPA qui avaient pris position contre les militants berbéro-nationalistes avant de subir eux-mêmes les attaques de leurs anciens alliés. «Par une ironie de l’histoire, certains lieux du retournement de la logique du bâton étaient ceux-là précisément où s’étaient accomplis les forfaits de 1949 à notre encontre», souligne-t-il, évoquant de longs passages des écrits de Benyoucef Benkhedda, qui avait attaqué dans ses écrits les promoteurs du courant de l’Algérie algérienne. «Que voilà de bonnes paroles [essai de Benyoucef Benkhedda, Les origines du 1er Novembre] ! Elles auraient été plus belles encore, et sans doute plus efficaces, pour empêcher qu’on entrât dans l’engrenage des commandos punitifs, si elles avaient été prononcées dès 1949».
Pour l’auteur, son ouvrage-témoignage consacré à la crise du PPA-MTLD avait un objectif : apporter des éléments de clarté et d’enseignements sur cette question, «contribuant à faire reculer les a priori et les procès d’intention manichéens» : «Mon souhait est que cette contribution permette de mieux apprécier comment l’absence d’une attitude démocratique dans l’approche et la solution des problèmes de fond qui se posaient à la nation avait été déterminante dans le déclenchement de ce qu’on peut considérer – et que je considère pour ma part − comme la crise prémonitoire, le prototype et la matrice de toutes les crises malheureuses qui ont affecté ultérieurement le mouvement national».
Le vieux militant est catégorique : «La crise de 49 n’a pas été une crise berbériste. Elle a été la crise de l’éveil d’une nation.» «Elle a été aussi le fruit et le signal d’alarme de la montée d’un hégémonisme globaliste qui avait entravé le développement d’un potentiel fécond prêt à fructifier. Elle a mis à nu la panne d’un processus démocratique au moment où le mouvement national en aurait eu le plus besoin pour baliser son parcours futur», insiste-t-il.