Pour sa première projection à Constantine, et la troisième depuis sa sortie en 2021, le film Argu (Rêve en kabyle) écrit et réalisé par Omar Belkacemi, dont c’est le premier long métrage, a suscité un intéressant débat dimanche soir à la cinémathèque Ennasr de la ville du Vieux rocher à l’occasion d’un cycle de projections dans le cadre des activités de cet établissement.
L’œuvre interprétée en langue amazighe (kabyle), avec un sous-titrage en français, a surtout frappé par sa portée poétique, mais aussi philosophique. On le sent d’ailleurs dans toutes les scènes du film, comme si le réalisateur a voulu faire un film d’auteur en l’écrivant à sa manière, comme il pense, pour transmettre sa propre vision de la réalité, surtout que l’histoire se passe dans un environnement qu’il avait lui-même connu et vécu. On sent même qu’il trouve aussi un plaisir à raconter son propre village à travers les longs plans d’ensemble qui montrent la beauté de la nature dans la région de la Kabylie, de jour comme de nuit, où tout est magnifique, les forêts, les villages perchés sur les montagnes et même les nuages qui prennent une grande place dans les plans d’ensemble.
On a le sentiment de voir le monde d’en haut. «Tout ce que je raconte dans ce film est une histoire humaine qui reflète des faits que j’a vécus dans mon village ; c’est aussi une façon de rendre hommage à la nature, car on ne peut pas ignorer cette nature sans laquelle on est des cadavres en mouvement. La présence de la poésie est délibérée, car la vie sans poésie est une mort lente», s’est exprimé l’enfant de Béjaia lors des débats. L’histoire de ce long métrage de 97 minutes se passe dans un village en haute Kabylie. Elle raconte la vie de Koukou, un jeune homme ayant un « look » et des comportements jugés inacceptables et contraires aux traditions du village, par le comité des sages.
Ce dernier a décidé de l’interner dans un asile psychiatrique. Révolté par cette décision, son frère Mahmoud, enseignant de philosophie, arrive au village pour le sauver. Cet épisode marquera le début d’un conflit qui oppose Mahmoud et son frère Koukou, épris de liberté et de poésie, au comité des sages, composé de trois personnes qui imposent leur loi aux habitants du village, jouant le rôle de censeurs et de donneurs de leçons de morale. Ils interdisent à quiconque de les contredire ou de braver les interdits. «Tous les habitants de ce village sont des morts ; le village est devenu un cimetière», dira Mahmoud dans l’une des scènes du film.
Le droit à la différence
À travers ce film, Omar Belkacemi a voulu aussi produire une œuvre exceptionnelle en abordant plusieurs problématiques qui touchent la société. Cela apparait déjà dès le début du film dans la question de la particularité de toute personne en tant qu’être humain, mais le droit de toute personne de vivre à sa manière sans pouvoir toucher aux libertés des autres. On sent cette idée dans la scène de la classe où Mahmoud, enseignant de philosophie, note sur le tableau la fameuse phrase de Nietzsche : «Chaque interprétation peut changer le sens de la chose».
Allusion faite au comportement de ces gens considérés comme sages qui plongent le village dans l’archaïsme des traditions. Un fait que le spectateur ressent dans toutes les scènes du film tournées dans une lenteur délibérée pour donner l’impression de cette léthargie ayant condamné hommes et femmes à vivre dans la résignation. Ce sont surtout les images de ces femmes, dont le corps ne leur appartient plus depuis leur naissance, et qui passent leurs journées dans des corvées de porter des fagots sur le dos, et se murer dans un silence de marbre.
Un silence aussi délibéré qu’on retrouve dans la majorité des scènes du film. «La manière de prendre de longs plans était délibérée ; c’était ma manière d’exprimer ce que je ressens et ce que j’ai voulu transmettre à travers ces personnages auxquels on impose le silence. J’ai bien voulu imposer ce silence dans les scènes du film, car on doit aussi écouter le silence dans le visage de ces femmes qui n’ont pas le droit de parler», a commenté Omar Belkacemi.
Le film dénonce aussi l’hypocrisie de ceux qui sont censés imposer le respect des traditions, dans la scène de la fête rassemblant des femmes qui dansent, où un des sages du village surprend Koukou en train de les regarder par la fenêtre. Il le chasse, pour qu’on voie quelques minutes plus tard les trois sages se comporter en voyeurs. Mais dans le film, il n’y a pas que la résignation car aux côtés de Mahmoud et Koukou, qui font de la résistance et rêvent de liberté, on retrouve celui de Mustapha, le personnage qui voit les choses avec un certain pragmatisme et parvient à se distinguer rêvant aussi de retrouver une jour sa fille, mais il y a aussi celui de Hakima, la femme qui tient à sa liberté et qui revient à son village pour former une association pour l’émancipation des femmes à travers plusieurs activités.
Le film reste marqué par sa capacité à provoquer des débats et des discussions autour de ces questions qui taraudent les esprits, avec l’espoir de voir se réaliser le rêve de liberté et d’une vie où les différences soient respectées.