Guitare en main, chaque fois que de besoin, il illustre son propos pour le plus grand plaisir de notre oreille. A un moment, il entonne dans une prenante et mélodramatique tonalité, mais sans emphase, Darou sehour, darou (Ils ont osé la sorcellerie), dans un remarquable timbre de voix, voguant délicieusement sur une crête entre asri wahrani et raï, un tube dont il a fait cadeau à Khaled au tout début des années 1980 à la faveur de leur compagnonnage artistique.
Ce musicien, compositeur et chef d’orchestre, s’est mis en retrait, se contentant de la reconnaissance de ses pairs. Septuagénaire depuis quelques années déjà, mais toujours bon pied, bon œil, il reste sur la brèche dans une toute autre voie dans l’arrière-plan. Il est plus exactement dans une voie double, depuis un peu plus de deux décennies, celle de l’andalou et de la formation des jeunes à travers ce genre. Il s’y est mis après que, lui, le fils d’El Hamri soit venu résider à El Maleh, l’ex-Rio-Salado, la charmante agglomération de naissance de ses parents.
Pourquoi ? D’abord parce que le hasard a fait que son ami Aïssa Moulfera, homme de théâtre et organisateur de spectacles, missionné par les autorités locales pour contribuer à la relance artistique à Témouchent, l’y a attiré en 1997 pour «y faire quelque chose».
Après réflexion, Abdallah lui propose, contre toute attente, d’enraciner la musique andalouse à Témouchent où l’on ne jurait plus alors que par le raï, alors que dans le passé de la cité, tous les genres y fleurissaient. Sauf l’andalou qui n’y avait pas pris, bien qu’autour d’elle, à Oran, Tlemcen et Sidi Bel Abbès, dont elle est l’épicentre, ce genre est bien présent : «J’ai en outre retenu ce genre où la rigueur est maîtresse, parce qu’il permet de former les jeunes, tant au chant qu’à la musique instrumentale.»
Ce choix renvoyait Abdallah à son adolescence dans les années 1950, en l’ex-Lamur, mitoyen de M’dina J’dida, où avec une flopée de copains, ils s’escrimaient chacun sur une guitare faite de bric et de broc, un bidon plat en métal, un bout de planche en guise de manche et des fils de câble de frein de vélo servant de cordes. Chacun apprenait dans l’émulation à gratter dessus, en reprenant à l’oreille des airs, alors en vogue, ceux du asri wahrani.
On jouait d’abord sur une corde, puis avec l’expérience sur deux, et à force de maîtrise, sur toute la gamme et les accords qu’elle permet : «C’était exaltant mais avec le recul, j’aurai aimé, à l’instar de mes élèves, passer par un apprentissage moins semé d’embûches parce que trop aléatoire et trop long.» Il devient un bon guitariste.
En 1964/65, en compagnie de son complice Rahal Zoubir, il rejoint le conservatoire municipal où une opportunité de parfaire leur formation se présente. Ils acquièrent les rudiments du solfège sans quoi ils continueraient à patauger, puis ils quittent l’institution, car eux savaient déjà jouer, et de deux instruments.
En effet, Abdallah a vendu sa guitare et a acheté un violon à l’instar de Zoubir, de façon à avoir lui aussi plus de chance de se faire employer au sein des orchestres, les guitaristes étant bien moins sollicités en leur sein. Il devient par la suite multi-instrumentiste, multipliant davantage ses chances d’intégrer les formations de son choix.
Par ailleurs, il se frotte à tous les genres musicaux de façon à pouvoir accompagner tout chanteur. Il s’est ainsi suffisamment aguerri à l’issue de son adolescence qu’il est remarqué, particulièrement depuis qu’il a intégré la fameuse formation des frères Bensmir, les enfants du grand cheikh du Bédoui baladi.
Ainsi, il est appelé en 1970, à 22 ans, à intégrer comme violoniste Radio Oran qui venait de naître et dont l’orchestre est placé sous la direction de Blaoui Houari : «Quelle hantise à l’occasion de la première répétition ! Je me suis trouvé assis à côté de Blaoui qui est venu au dernier instant s’installer sur le siège voisin du mien.
Pour avoir perçu mon anxiété, cet immense monsieur, auquel je n’avais pas été présenté, me fait l’aumône, au moment d’une pause, de gentiment s’enquérir d’où je venais, ce qui me détendit aussitôt.» Au sein de la crème des musiciens d’alors, Abdallah progresse d’un autre cran, car Radio Oran doit produire des émissions musicales pour garnir son temps d’antenne dans tous les genres.
Par ailleurs, un professeur de musique est chargé de combler les carences dans leur formation acquise sur le tas. Cependant même lié contractuellement à la radio, cela ne l’empêche pas de frayer professionnellement avec le milieu artistique. En effet, aucun des artistes n’était «fonctionnarisé» parce que rétribuées au cachet, en fonction du nombre des sollicitations par la radio durant le mois.
Cette situation faisait qu’on pouvait et devait travailler ailleurs pour mieux gagner sa vie, en particulier par l’animation des noces ou de soirées en cabaret.
Près de deux années de radio, et le tour de la question est fait. Aussi, apprenant les possibilités de travail à Alger, il prend sa direction avec les Témouchentois Younès Benfissa et Boutaïba Seghir qui connaissent bien les lieux pour les avoir hantés les premiers dans les dîners dansants et autres lieux festifs où ils avaient été les premiers à introduire le raï pré-moderne : «J’ai travaillé avec Benfissa. Quelque temps après arrive Rahal Zoubir. Nous sommes appelés à intégrer l’orchestre du ballet national qui relevait du TNA. On y gagne le logis et, parce qu’on était au cachet, on travaillait ailleurs.
En 1973, la station régionale de la RTA ouvre et nous accueille à titre de cachetiers, ce qui ne m’empêche pas de faire des virées sur Alger .»
En 1975, il cesse tout nomadisme, d’autant qu’il est apprécié pour ses essais de composition qu’il a fait entendre. En 1978, il monte en grade, passant compositeur. Sur la base de textes qui lui sont soumis par les responsables, il compose pour une flopée de jeunes débutants : Abdelkader Chérigui, Samia Benabi, Boudi Ali et Maâti Hadj. Puis, ayant donné satisfaction, il passe au tour de ceux qui étaient déjà confirmés, les Benkhedda Baroudi, Malika Meddah, Sabah Essaghira, Houari Benchenet, Houria Baba, Souad Bouali, Jahida : «Ce qui m’a aidé dans ma progression, c’est le travail au feeling appris avec les frères Bensmir, alors qu’avec Blaoui j’ai acquis son efficiente technique de répétiteur avec les musiciens et les chanteurs.»
Depuis, Abdallah n’a plus la bougeotte dans des virées sur Alger ou ailleurs. C’est qu’il faisait des bouchées doubles à Oran. En effet, à partir de fin 1978, il est des compagnons d’aventure de Khaled sur la corniche oranaise et les mariages. C’est à une autre école qu’il passe, celle dans laquelle Khaled peaufinait son art, où l’on est contributeur en paroles, en airs musicaux dans la confection d’une chanson. On est dans la création collective, sur le mode de l’écriture sur plateau comme en théâtre.
Un producteur, le patron de Zad el Youm, ayant entendu une de leurs chansons, se pointe pour proposer l’éditer. Il met son studio à leur disposition. Ils ne doivent en sortir qu’après avoir terminé six titres, le nombre de chansons pour boucler une cassette. Question paroles, le point de départ d’une chanson est une idée avec une phrase choc pour l’accroche.
Et, par association d’idées, dans la spontanéité, chacun apporte son écot : «Parfois, apprenant la nouvelle, du renfort se pointe au studio, comme lorsque Zahouania arrive et s’étant mise dans l’ambiance, bonne copine, elle glisse à Khaled quelque lumineuse suggestion ou quand El Hindi débarque lui aussi avec sa créativité. L’idée du mien et du tien ne nous effleurait pas l’esprit.
On était dans le plaisir du partage.» Effectivement, le droit d’auteur était ignoré. C’est d’ailleurs l’éditeur qui effectuait la déclaration auprès de l’ONDA, mais juste pour les besoins du versement de la taxe fiscale. Cependant, certains producteurs en profitaient pour inscrire à leurs noms les paroles et la musique. Ainsi, Abdallah n’a-t-il enregistré que récemment sa paternité sur Darou sehour, darou.
Depuis, c’est le monde du théâtre qui, à son tour, a accaparé Abdallah pour des musiques de spectacles théâtraux et des opérettes. Là, la musique ne remplit plus le même office.
Elle a une fonction dramatique. Puis le temps se distendant, son vivier nourricier se dégarnit, les artistes de sa génération ne sont plus de ce monde, alors que le asri wahrani n’a plus la cote et que le raï vit une involution sous la double conjoncture de la dévastation de l’industrie du disque et du piratage.