Soixante-deux ans après le premier essai nucléaire français en Algérie – qui allait être suivi de 16 autres jusqu’en 1966 – et à quelques semaines de l’anniversaire des Accords d’Evian, l’Etat français n’a toujours pas reconnu son passé nucléaire en Algérie. Avec Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, nous revenons sur un dossier toujours considéré «secret défense» et dont les archives restent verrouillées.
- Ce 13 février 2022 marquera le 62e anniversaire de l’explosion de la première bombe nucléaire par l’Etat français au Sahara. Force est de constater que s’il est un des contentieux algéro-français dont le règlement piétine, c’est celui des essais nucléaires au Sahara et de leurs conséquences sur les populations locales et sur l’environnement. Est-ce parce que l’Etat français ne semble pas assumer l’héritage toxique de ses expérimentations nucléaires et radiologiques au Sahara ?
L’Etat français a toujours affirmé avoir pris toutes les précautions et que ses essais nucléaires étaient «propres», selon les éléments de langage utilisés. Le développement du programme nucléaire a toujours relevé des priorités nationales et la raison d’Etat primait sur les considérations environnementales et sanitaires qui pouvaient en résulter.
Ce qui fait la différence de traitement par les différents gouvernements français successifs des conséquences des essais au Sahara et en Polynésie, c’est l’ampleur de la mobilisation citoyenne, qui s’est développée à partir des années 2000 en Polynésie et sur le territoire français.
Toutefois, il ne faut pas oublier que suite, notamment, au colloque organisé par le ministère des Moudjahidine à Alger en 2007, un groupe de travail entre l’Algérie et la France a été mis en place en 2008. Il est chargé d’établir un état des lieux et des recommandations pour la réhabilitation des sites. Malheureusement, aucune information n’a, depuis, été rendue publique sur ses activités. Seul en mai 2021, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères français a annoncé que la 17e session s’était déroulée les 19 et 20 mai 2021 à Paris. Une première, mais rien sur le contenu, ni sur les avancées obtenues ! Durant ces 17 sessions, quelles demandes ont été formulées par les autorités algériennes ? Quelles ont été les réponses des autorités françaises ? Aucune information n’a filtré. Cette absence de transparence ne permet pas de savoir où se situe le blocage, ni pourquoi aucun accord n’a été trouvé depuis toutes ces années. Est-ce un problème technique, une question de coûts des opérations ou un manque de volonté politique ?
- A l’approche du 60e anniversaire des Accords d’Evian, faut-il espérer que le président Macron prenne une décision dans le sens d’une ouverture des archives militaires sur le dossier nucléaire algéro-français estampillées «secret défense» ? Assumera-t-il la responsabilité de ce passé, comme il l’a fait à Papeete le 27 juillet 2021, en reconnaissant la dette de la France envers la Polynésie française pour les essais nucléaires réalisés de 1966 à 1996 dans le Pacifique ?
La logique voudrait que le président Emmanuel Macron reconnaisse enfin la dette de la France envers l’Algérie pour les 17 essais réalisés dans le Sahara entre 1960 et 1966, tout comme il l’a reconnu pour la Polynésie, et comme son prédécesseur, François Hollande, l’avait également admis en 2016.
La différence entre les deux territoires est que la Polynésie est restée un territoire français qui n’a pas encore été décolonisé ; alors que l’Algérie est devenue indépendante au terme d’une guerre qui a laissé des traces importantes, dont les explosions nucléaires ne représentent qu’une partie.
Depuis son élection en 2017, Emmanuel Macron a multiplié les gestes mémoriels pour tenter de «réconcilier les mémoires» entre Français et Algériens, sauf sur la question spécifique du nucléaire.
Or, dans son rapport remis le 21 janvier 2021 au président de la République, l’historien Benjamin Stora avait inscrit plusieurs préconisations à ce propos, en s’appuyant sur l’étude que l’Observatoire des armements a copublié avec ICAN France en août 2020 : Sous le sable, la radioactivité ! (disponible : http://obsarm.org/spip.php?article341).
Quelques semaines après la remise du rapport de Stora, le chef de l’Etat annonçait sa décision «de permettre aux services d’archives de procéder aux déclassifications des documents couverts par le secret de la défense nationale». A l’automne 2021, le cadre législatif a été modifié et le travail de déclassification a démarré par les différents services officiels d’archives. Mais, là encore, pour le moment, il ne concerne que la période des essais en Polynésie et va nécessiter plusieurs mois d’activités. Les archivistes en charge du dossier sont tout à fait conscients des limites de leur travail et sont d’accord pour élargir à la période des essais en Algérie. Mais pour cela, il leur manque l’impulsion du politique. Et une fois les archives ouvertes, bien sûr, il reste le travail d’analyse des documents déclassifiés pour en exploiter le contenu. Ce qui là aussi nécessite des équipes de chercheurs de différentes disciplines qui s’attellent à la tâche.
- L’Algérie est confrontée à l’absence d’informations techniques sur la nature des explosions et la localisation des sites où le matériel contaminé a été enfoui. Elle n’a eu cesse de réclamer les cartes et documents topographiques des restes nucléaires français. Comment expliquez-vous la réticence de la partie française à répondre à cette demande légitime ?
La connaissance des éléments techniques est une étape importante, indispensable même pour que puisse démarrer le travail de protection des populations et le nettoyage de la zone impactée par la radioactivité. Mais là aussi, il faut distinguer ce qui relève du discours médiatique et de la réalité des échanges entre les autorités des deux pays qui, jusqu’à présent, sont confidentiels, comme nous l’avons déjà souligné.
Une chose est sûre, les autorités françaises ne se sont pas pliées de bon cœur à l’ouverture des archives ou à la prise en charge des conséquences des essais nucléaires. C’est sous la pression de l’opinion et des associations qu’elles s’y sont résolues progressivement. Une pression qui sera nécessaire encore sur plusieurs années avant d’aboutir à des résultats tangibles pour les victimes.
- De même, les opérations d’assainissement radioactif et de réhabilitation de ces zones auxquelles la partie algérienne s’est engagée nécessitent d’importants moyens matériels et humains. La participation de moyens logistiques et d’expertise française ne coule-t-elle pas de source ?
La France étant à l’origine du problème, il est évident qu’elle doit en assumer la responsabilité et, sur le principe du «pollueur-payeur», participer à la réparation des populations et des zones impactées par la radioactivité. La création de l’Agence de réhabilitation des anciens sites d’essais nucléaires dans le Sud algérien en mai 2021 est une première étape positive qui peut d’ailleurs permettre une coopération avec la France pour réaliser les opérations.
- Un colloque international – «Des essais au désert : pour une histoire comparée et transnationale des sites d’essais nucléaires», co-organisé par le ministère français de la Défense – a été organisé à Paris pendant trois jours (les 19, 20 et 21 janvier dernier) sans qu’il ait été fait référence aux essais nucléaires français au Sahara algérien. N’est-ce pas significatif du déni officiel français ?
Il est vrai qu’il n’y avait pas d’intervention spécifique sur la période des essais en Algérie, mais cela s’explique par le contexte et les initiateurs du colloque.
L’organisation de ce colloque à Paris est d’abord significative d’un changement d’attitude du gouvernement français. Il est passé d’un comportement de déni à une volonté de réécrire l’histoire, d’en contrôler en tout cas l’écriture, face à l’opposition que suscitent les essais en Polynésie… La question des conséquences des essais est en Polynésie française un enjeu central dans les rapports qu’entretient le territoire avec la métropole, notamment en lien avec une volonté d’accéder à l’indépendance manifestée par une partie de la population.
Pour apaiser les tensions – et accessoirement conserver la majorité –, l’actuel gouvernement de la Polynésie française s’est emparé du sujet. Pour cela, il a sollicité la Maison des sciences de l’homme du Pacifique (MSHP) et le Crésat (Université de Haute-Alsace) pour contribuer à écrire une histoire «officielle» des essais nucléaires en Polynésie, avec le soutien également de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Ce sont ces organismes qui ont organisé le colloque avec le soutien du ministère des Armées. Un colloque ne peut aborder toutes les thématiques en même temps pour conserver une certaine pertinence. Ceci dit, il serait important que d’autres colloques sur le sujet soient organisés, centrés sur les conséquences des essais en Algérie.
- «L’ouverture des archives va faciliter la documentation sur les essais nucléaires en Polynésie française. Par cette procédure de déclassification, l’Etat français souhaite soutenir, inciter et participer à la recherche historique», souligne le ministère des Armées dans un communiqué datant du 4 février. Est-ce une avancée significative dans la voie du règlement du lourd contentieux nucléaire français ? Est-ce de bon augure pour ce qui est du dossier nucléaire français en Algérie, qui continue de faire l’objet d’un verrouillage ?
L’ouverture des archives répond à une grogne déjà ancienne et de plus en plus importante manifestée par la communauté de chercheurs concernant trop de documents classés «secret défense» et rendus de fait inaccessibles, sans que cela corresponde à une véritable nécessité en termes de risques sécuritaires ou de prolifération. Cela dépasse d’ailleurs la question du nucléaire et concerne d’autres thématiques pouvant mettre en cause la responsabilité des autorités et des personnes en poste. Il est évident que cette ouverture représente une avancée pour l’établissement d’une «vérité» historique au plus proche de la réalité. La question nucléaire n’y échappera pas, mais dans quels délais ? Car l’enjeu de l’ouverture des archives n’est pas seulement d’écrire l’histoire, mais en l’occurrence de permettre une prise en charge des problèmes sanitaires rencontrés par les populations et de procéder à la récupération des déchets radioactifs laissés sur place, afin qu’il soit traités comme tel pour limiter leur impact sur l’environnement.
- Un an après son entrée en vigueur, peut-on mesurer les effets du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (que la France n’a toujours pas ratifié) ? Dans quelle mesure l’Algérie peut-elle s’en saisir ? Outre la France, pays contaminateur, l’Algérie peut-elle en vertu de ce traité recourir à une coopération internationale ?
Sur le plan global, les effets du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) se mesurent principalement par l’inquiétude des puissances nucléaires – dont la France – qui font tout pour minimiser son importance et éviter que trop de pays adhèrent au traité.
Pour la première fois dans le droit international, ce traité prévoit l’obligation pour ses membres de prendre en charge les conséquences sanitaires et environnementales de l’utilisation d’armes nucléaires sur leur territoire. Et cela grâce en partie à la demande de l’Algérie lors des négociations du traité à l’ONU en 2017. Mais pour que l’Algérie puisse s’en saisir et notamment faire appel à la coopération internationale, il lui faut procéder rapidement à la ratification de ce traité ; or, jusqu’à présent, elle ne l’a pas fait, malgré plusieurs annonces en ce sens.
Propos recueillis par Nadjia Bouzeghrane
*Patrice Bouveret, cofondateur de l’Observatoire des armements, centre d’expertise indépendant, membre de ICAN (Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, prix Nobel de la paix 2017). L’Observatoire a publié de nombreuses études sur les conséquences des essais nucléaires. Pour en savoir plus : www.obsarm.org