«La guerre, c’est la guerre des hommes. La paix, c’est la guerre des idées.»
Après une vie pleine et épanouie, faite de combat, d’abnégation et de quête de savoir qu’il a merveilleusement transmis à ses étudiants, Si Othmane Damerdji s’est éteint hier, entouré de l’affection de sa famille. Il est parti le cœur léger et la conscience tranquille, fier d’avoir combattu pour la patrie.
Ils étaient jeunes, bien dans leur peau et déterminés. Ils avaient à peine un peu plus de vingt ans, étaient pleins d’énergie et de convictions. Quand on leur a fait appel, ils n’ont pas hésité un instant. En chœur, ils avaient juré de mourir pour la patrie.
Ils, ce sont Rahal Yahia (ancien général), Abdallah Debagh (ancien diplomate), Ahmed Chibane (ancien député), Messaoud Bezza (ancien marin), Cherbal Benamar (ancien marin), Rachid Bendris (ancien responsable de la Marine nationale à Annaba) et Damerdji Othmane (ancien professeur d’université).
Le Front, en pleine guerre, leur a assuré une formation d’hommes-grenouilles pour les charger d’une mission un peu spéciale. Ils avaient projeté de s’attaquer à la flotte ennemie en 1956, tout en prenant fait et cause pour l’Egypte, où ils étaient en formation, dans l’affaire de l’agression tripartite (France, Israël et Grande-Bretagne) contre ce pays. Ils devaient s’attaquer aux bases françaises de Mers El Kebir, Toulon et Brest, et déminer le port d’Alexandrie, infesté de bombes.
Parmi ces combattants singuliers, un des rares survivants, Damerdji Othmane, qui a bien voulu nous ouvrir son cahier souvenir et son cœur. Décédé à l’âge de 93 ans, l’homme, ancien sportif, a gardé le look d’antan, celui d’un play-boy qu’on comparait volontiers au grand acteur américain Jack Palance.
Ce qui ne déplaît pas à ce bon vivant, plutôt discret, qui n’avait pas dévoilé son passé, même s’il y a toujours songé, en gardant jalousement son cahier journal condensé de mémoires consignés sur des pages jaunies qu’on a feuilletées ensemble, lui avec nostalgie, moi avec beaucoup de curiosité. Courtois, avenant, ayant le sens du détail, Othmane est un interlocuteur fort sympathique.
Ces qualités lui ont valu l’estime et l’admiration de milliers d’étudiants qu’il a eu à encadrer en sa qualité de professeur de chimie à l’Université de Bab Ezzouar et ailleurs pendant un demi- siècle. Visage aux pommettes saillantes, aux yeux scrutateurs, distingué, à l’allure élégante, Othmane est resté égal à lui-même en donnant au dévouement toute sa mesure.
Guerriers de la mer
Il nous a raconté son combat. Il était étudiant à Toulouse pour la préparation de plusieurs concours afin d’accéder à la Grande école polytechnique de Nantes. Mais conséquemment à la grève des étudiants, le 19 mai 1956, son destin a pris une autre trajectoire.
D’ailleurs, toute sa vie a été une succession de défis. D’abord, il fut happé par l’aimant de la Révolution à laquelle il adhéra spontanément. Puis, après avoir été un guerrier de la mer, il accepta sans coup férir la chaleur torride du Grand Sud, où il a été missionné par le Front.
Enfin, il termina comme professeur des universités, jouissant du respect et de la reconnaissance de tous ses nombreux disciples. «Tout a commencé lorsque j’ai été envoyé par mon frère, le Dr Damerdji Tidjani, martyr de la Révolution, à Alexandrie, en accord avec Ben Bella, en compagnie de quatre autres camarades.
C’est dans cette ville que nous avons effectué notre formation de plongeur de combat pendant des semaines. L’apprentissage fut laborieux mais efficace. Il fallait se familiariser avec l’utilisation des différentes parties de l’auto-respirateur. Comment respirer sous l’eau. Il nous a fallu parcourir plusieurs kilomètres sous l’eau pour enfin apprendre à nager entre deux eaux. Mais notre première plongée de nuit fut une calamité !
C’est en redoublant d’efforts tenaces que nous sommes arrivés à maîtriser complètement notre sujet. Ben Bella nous a rendu sa dernière visite à l’Ecole des nageurs de combat pour nous aviser de l’imminence de notre mission, dont la première allait être un échec après l’arrestation de Ben Bella et ses compagnons.
Pourquoi cet échec ? On ne le saura que bien plus tard. Fethi Dib, l’homme du renseignement de Nasser, dans son livre Gamal Abdennacer et la Révolution algérienne, a révélé que le matériel des nageurs de combat se trouvait dans l’Athos, le bateau qui transportait les armes, dont celles qui nous étaient destinées, arraisonné au large de Ghazaouet. La question qui se pose : pourquoi Dib ne nous a pas envoyés dans l’Athos ?
La frégate de la Marine française aurait été coulée avant que l’Athos ne soit arraisonné. L’armée française a su qu’il existe des hommes-grenouilles algériens. D’ailleurs, la revue Paris Match en avait fait état à l’époque en titrant «Cinq hommes-grenouilles algériens s’entraînent à Alexandrie !» Ben Bella, après l’indépendance, m’a révélé qu’il avait désigné un Algérien à Toulon pour nous recevoir.
Avertie, l’armée française a ainsi pris ses dispositions en larguant des grenades autour de chaque navire militaire stationné dans les ports de Toulon, Brest et Mers El Kebir, qui étaient nos cibles. Notre deuxième mission a consisté à ouvrir un front au Sahara, et pour cause, la France voulait couper l’Algérie de son Sahara qu’elle voulait garder, ce qui était inimaginable.
Le CCE a décidé de porter la Révolution armée au sud du Sahara de manière symbolique en y envoyant des hommes de l’ALN. Othmane aborde cet épisode avec la foi qui est la sienne en s’étant posé à l’époque moult questions. «L’expédition vers la zone du Sud algérien en était vraiment une ?», résume-t-il sans trop s’attarder.
Ouamrane donne le feu vert
L’équipe avait rejoint Tripoli. Point de départ de la grande et imprévisible aventure ! On peut déjà s’interroger sur l’état d’esprit de ces jeunes habitués à la fraîcheur de la côte maritime, aux plaisirs de la mer, prêts à affronter les rigueurs du désert, ses solitudes, ses immensités et sa chaleur suffocante ! «A vrai dire, nous ignorions encore pour quelle fin nous avions été désignés. Jusqu’au moment où le commandant Idir a nommé Cherbal pour l’armement et moi dans les transmissions.
Le colonel Ouamrane nous apprend officiellement que nous allons au sud du Sahara pour ouvrir un nouveau front. Le commandant Idir nous désignait par le terme ‘les hommes d’Alexandrie’, alors que nous ne voulions révéler notre secret à personne. Cela dit, nous étions tous volontaires et très enthousiasmés à l’idée de combattre l’ennemi au Sahara.
Même si cela peut paraître paradoxal pour des nageurs de combat dont le terrain de prédilection est la mer, de se retrouver en train de surfer entre les dunes ! Le voyage jusqu’à Sebha, dans le désert libyen, fut pénible sur une piste, tantôt sablonneuse, tantôt vallonnée. Nous sommes dans la première semaine du mois d’août 1957. Le convoi du commandant Idir arrive.
Ce dernier ordonne de rebrousser chemin jusqu’à Misrata pour ramener l’armement. Nous recevons la nouvelle avec amertume, mais l’idée de revoir la mer pour une ultime fois nous réconforte. Au retour, nous nous demandons pourquoi ramener tant d’armement pour peu de soldats. Et puis, pourquoi avons-nous été choisis pour cette mission si dure par Idir ? Trois convois quittent tour à tour Oum El Abid pour se rendre à Fiout, poste libyen, à 2 km de la frontière algérienne.
Le Fezzan est immense. Devrons-nous mourir entre les dunes de sable à la poursuite d’un ennemi invisible, introuvable, d’autant que les disputes au sein de notre état-major venaient encore nous saper le moral ? Mais l’accueil fut moins rude qu’on ne l’imaginait.
Les Touareg firent jonction avec notre groupe et ont à leur actif plusieurs actions de sabotage à l’encontre de l’ennemi, tout en nous aidant à nous adapter à l’environnement qui paraissait hostile au premier abord. Notre présence a eu un effet psychologique indéniable et c’est ce qui était recherché !
De retour de l’expédition du Sud algérien, en janvier 1957, au nom de mes camarades, j’ai saisi par lettre le CCE afin de nous permettre de reprendre notre mission en mer. C’est Krim Belkacem qui nous a réintégrés à l’Ecole d’Alexandrie, où nous étions accueillis avec enthousiasme par nos homologues égyptiens, qui pensaient qu’on était morts !
Le commandant égyptien Talaât tenait à notre mission de nageurs de combat, car il voulait se venger de la Marine française, après les attaques subies par l’Egypte lors de la triple agression. Mais Krim, en homme prévenant, a eu un entretien avec Dib pour décider de parachuter les nageurs algériens au large des eaux territoriales de Toulon.
Il y avait un aviateur algérien, Aït Messaoudene, un brave homme qui venait à l’école du Caire pour s’enquérir de nos performances en tant que parachutistes pour nous déclarer bons pour le service. Selon mon ami Ahmed Chibane, c’est lui qui nous a parachutés de nuit. Un jour, Talaât, l’officier égyptien, m’a dit : ‘Je connais un ami italien qui fabrique les bombes sous-marines pour le compte de l’OTAN. Est-ce que vos dirigeants sont prêts à les acheter ?’ Krim était d’accord, Talaât a remis le devis de six bombes sophistiquées pour notre mission.
A cette période, Krim avait changé de portefeuille ministériel pour prendre les Affaires étrangères, remplacé par Boussouf, qui a accusé Talaât d’avoir surfacturé et de s’enrichir ainsi sur le dos de l’Algérie. Les bombes sophistiquées étaient réputées pour être assez chères. Ne voulant pas y croire, Boussouf a envoyé un émissaire en Italie pour se renseigner sur le prix de ces bombes.
Le lien était rompu entre le commandant Talaât et le fabricant italien qui a découvert que les bombes n’étaient pas destinées à la marine égyptienne ! Talaât, qui est un ami, m’a copieusement insulté. La mission n’a pu se réaliser comme le souhaitaient les nageurs de combat algériens. Puis, pour des raisons inconnues, Boussouf a décidé de nous envoyer à la frontière marocaine, à Nador précisément.
Au cours d’un repas, comme tout le monde se plaignait de la pastèque chaude qui leur était servie, le commandant Slimane (Kaïd Ahmed) interpella le cuisinier et lui demanda de la couper en deux et de l’exposer au soleil. Comme ça, elle refroidira vite, a-t-il expliqué avant de s’interroger. Pourquoi ? J’ai répondu que toute évaporation produit du froid, par principe thermodynamique. Kaïd Ahmed a compris que j’étais étudiant !
C’est lui qui m’a autorisé à continuer mes études à la faculté de chimie de Moscou, où j’avais comme professeur un académicien russe qui m’a fait aimer la chimie. A l’indépendance, j’ai rallié la faculté des sciences d’Alger pour être nommé assistant en chimie. J’ai exercé pendant 50 ans en qualité de professeur après une thèse à Alger sur la distillation des eaux saumâtres en énergie solaire.»
Un professeur adulé
Son passage dans l’enseignement est à marquer d’une pierre blanche. Ses cours étaient très prisés par ses étudiants. Dans son cahier, Othmane nous a lu une lettre adressée par l’un d’eux. Pathétique, pleine d’affection et de reconnaissance qui se termine par cet aveu. «J’étais presque indifférent à la chimie. Grâce à vous cher professeur, j’ai appris à l’aimer. Je ne peux m’en passer ! Merci cher professeur», avait-il conclu.
Ce ne sont pas là des propos complaisants, et l’émérite prof le sait, car sa conduite a toujours été marquée par la rigueur. Strict quand il s’agit de discipline et de ponctualité ! Comme on le constate, la vie de Othmane a été dédiée aux autres dans le dévouement, le don de soi et l’accompagnement. Que ce soit dans la défense de la patrie ou les messages du savoir qu’il n’a cessé de semer tout au long de sa riche et mouvementée vie.
Sa retraite, il la coulait chez lui, non sans s’adonner à quelques hobbies, comme le jardinage, sans compter les sacrifices qu’il a dû faire pour bâtir sa demeure. Un clin d’œil à l’écologie, mais aussi aux énergies nouvelles.
Dans sa villa, il a installé des panneaux solaires sur la terrasse pour obtenir de l’eau chaude, des fois à la température de 70 degrés. Le secret de sa forme, il le tient de sa jeunesse, où il a toujours pratiqué la natation à Oued Safsifa, à Tlemcen, où il nageait pendant des heures de manière ininterrompue.
Puis à Rabat, quand il a rejoint sa famille au début des années 1950. Othmane avait fait la traversée de la baie d’Alger (à l’indépendance), soit 18 km à deux reprises.
En Egypte, notre champion a été membre de l’équipe nationale égyptienne en remportant la 2e place d’une compétition de 15 km. Il a été nageur à Angers et à Toulouse. A Moscou, où il étudiait, il nageait régulièrement à la piscine de l’Université d’Etat. «J’avais demandé à mon ami et compagnon d’armes, Abdallah Debagh, au cas où les bombes sous-marines seraient achetées, envoie-moi un télégramme comme quoi ma mère est morte.
Je vous rejoins dans les 24 heures qui suivent.» Parlant de son statut de moudjahid, Othmane évoque cette péripétie qui le fait rire. «Me présentant à la commission des moudjahidine de Tlemcen, documents justificatifs à l’appui, le préposé m’a posé la question.
Qui t’a engagé ? Quand j’ai répondu Ben Bella, il est devenu tout rouge et m’a dit de disposer. Ben Bella était en prison !» Ce n’est que plus tard que Othmane a pu régulariser son dossier. Othmane, cet homme à l’intelligence fine, est aussi capable de réactions affectives fortes. Il n’oublie pas ses amis. Il a une pensée émue pour le commandant Idir qui, après l’indépendance, s’est retiré dans son coin pour finir vendeur de petit-lait à Blida.