Ex-vice-président et membre fondateur du Conseil national économique et social d’Algérie (CNES), Mustapha Mekideche est licencié en mathématiques de l’Université d’Alger et docteur en économie de l’Université de Grenoble 2. Dans cet entretien, il dissèque la nouvelle donne économique mondiale née du conflit russo-ukrainien et ses retombées sur l’économie algérienne.
- La guerre russo-ukranienne, avec son lot en victimes humaines et de destructions, aura des répercussions économiques certaines à travers le monde. Les cours du pétrole remontent et plusieurs matières premières, tels le blé, le maïs et autres, avec. Quelles seront les retombées pour l’Algérie ?
Le monde est dans l’incertitude totale sur à la fois la durée et l’ampleur de cette opération et, par conséquent, sur les effets que vont produire ces tragiques événements en termes de sanctions sur la Russie d’abord, exportatrice majeure d’hydrocarbures, mais aussi des matières premières, y compris agricoles. Cela sans oublier les effets sur les économies européenne et américaine que produiront les contre-mesures russes, dont l’économie est par ailleurs largement ouverte dans les deux sens vers l’Europe et les Etats-Unis. Pour le moment, les exportations russes de pétrole, de gaz et de matières premières vers l’Europe et les Etats-Unis n’ont pas cessé. Car il n’y a pas, à ma connaissance, de plan B opérationnel à court terme et probablement à moyen terme pour les économies occidentales.
En ce qui nous concerne, nous serons affectés, à des niveaux différents, par les deux types de mesures car nous avons des échanges économiques et des partenariats divers avec l’ensemble des acteurs impliqués dans ce conflit. S’agissant de l’économie algérienne, c’est sûrement une menace à réduire, mais aussi une opportunité à saisir afin d’élargir notre autonomie pour la production in situ de biens et de services sensibles. Ceci dit, les conséquences de cette situation, pour l’économie mondiale et pour nous, sont difficiles à décrypter en l’état actuel du conflit. On tentera cependant d’évaluer les conséquences sans certitude définitive, compte tenu de l’évolution aléatoire de la situation sur le théâtre des opérations. J’ai évoqué l’option d’opportunité car nous, Algériens, avons connu cela, après la guerre du Golfe d’octobre 1973 et l’embargo oil que les Etats arabes ont imposé sous la direction de l’Algérie et de l’Arabie Saoudite, qui a abouti à une augmentation historique du prix du baril de pétrole.
Ce rappel est utile pour l’analyse bien que nous soyons évidemment dans une configuration géopolitique et économique dynamique totalement différente. On va simplifier l’approche en examinant les effets sur nos échanges économiques. En matière d’exportation d’hydrocarbures, les fondamentaux sont tels qu’une chute des prix du pétrole et du gaz est un scénario à écarter dans tous les cas de figure, à l’exception d’une guerre globale entraînant une chute brutale de l’économie mondiale. Les acteurs européens, notamment les plus exposés, tels que l’Allemagne et l’Autriche par exemple, sont très attentifs et tiennent à sécuriser la couverture de leur demande et la stabilisation des prix des hydrocarbures. Cela explique la progressivité des sanctions prises par les Etats-Unis et l’Europe, qui ont évité de recourir à l’exclusion de la Russie du système universel de paiement Swift qui aurait signifié l’arrêt total et immédiat des exportations d’hydrocarbures russes. De façon symétrique, la Russie, qui couvre près de 45% des besoins européens de gaz naturel, semble, pour le moment, être sur une ligne de maintien de ses exportations de gaz et de pétrole. Les marchés se sont, en dépit des positionnements médiatiques extrêmes, calmés puisque le prix du baril est redescendu au dessous de 100 dollars.
- Même si les cours du pétrole connaîtront une hausse vertigineuse, certains analystes estiment que l’Algérie n’en profitera pas pour autant puisque sa production semble stagner. Comment peut-on remédier à cette situation ? Le gaz de schiste peut-il constituer une alternative pour alimenter les marchés européens ?
Permettez-moi de ne pas partager ce point de vue sur le fait que la stagnation de la production ne permet pas de profiter de cette embellie. Passer des recettes de 22 milliards de dollars en 2020 à 34 milliards de dollars en 2021, soit un tiers en plus par l’effet prix, est loin d’être négligeable. Au niveau actuel, atteignant pour la première fois depuis 2014, le prix de 100 dollars est satisfaisant même avec une production d’un peu moins de 1 million barils/jour pour ce qui nous concerne. Il est vrai qu’il aurait peut-être été souhaitable pour certains de mettre sur le marché plus de quantités pour bénéficier d’un effet d’aubaine maximale. Mais vous savez, on ne peut réduire la contrainte géologique, car même si des investissements supplémentaires avaient été faits en leur temps, les gains de production n’auraient pas été massifs.
S’agissant de la suggestion que vous évoquez de recourir à l’exploitation immédiate de nos réserves d’hydrocarbures de schiste, qui nous placent, je vous le rappelle, au troisième rang mondial avec 22 000 milliards de mètres cubes, l’agenda devra être fixé par nous-mêmes, en tenant compte de l’acceptabilité sociale et politique pour minimiser les risques environnementaux et technologiques, et ne peut s’inscrire plus que dans nos projections de sécurité énergétique de moyen et long termes. Je pense, pour ma part, que c’est une option en cours de maturation dans notre pays, qui a besoin de toute manière de cette ressource à la fin de la décennie, mais en initiant dès aujourd’hui un programme de maîtrise des technologies y afférentes et par la construction sans plus attendre de capacités d’exploration, de production et d’exploitation sécurisées en matière de protection de l’environnement. Cela peut se faire en co-investissement avec nos partenaires énergétiques qui ont prouvé leur efficience en la matière. La mise en œuvre ordonnée et progressive de cette option tiendra compte de l’évolution de la demande mondiale, notamment européenne, mais aussi de la problématique climat.
Pour résumer mes propos : la production massive d’hydrocarbures non conventionnels algériens, comme réponse conjoncturelle immédiate aux besoins de l’Europe, me semble prématurée. Cela dit, je rappelle que l’Algérie couvre déjà largement les besoins gaziers de quatre pays de l’Europe méditerranéenne, que sont l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce. De plus, elle a engagé sans tapage l’extension du port méthanier de Skikda et la construction d’un bac géant supplémentaire pour élargir ses capacités d’exportation pour l’Europe notamment, mais aussi pour l’Asie.
Enfin, la dernière possibilité est la réalisation du gazoduc Nigal entre le Nigeria, le Niger et l’Algérie, qui est en projet depuis au moins une décennie et qui est prévu de réduire le déficit énergétique du nord du Nigeria et du Niger et d’alimenter l’Europe à travers le hub gazier intercontinental de Hassi R’mel. Il ne vous a pas échappé que ce projet vient d’être réactivé à Niamey lors de la réunion des ministres de l’Energie des trois pays concernés. C’est une opportunité que l’Europe n’a pas saisie. Il est utile en ces circonstances de le rappeler.
- Les sanctions décidées par les alliés occidentaux à l’égard de la Russie auront-elles un impact sur l’Algérie ?
Je ne le crois pas, d’autant que les alliés occidentaux eux-mêmes sont très prudents sur l’agenda et le contenu des sanctions qu’ils mettent en œuvre. Cela pour éviter d’abord une grave crise énergétique en Europe, dont la gestion reste très problématique. Cela également parce que les ripostes de la Russie seront de nature «symétriques et asymétriques», pour reprendre les termes utilisés par le président Poutine. Par ailleurs, il faut rappeler que le contexte économique et financier mondial post-Covid contraignant ne peut supporter une nouvelle récession : endettement historique des Banques centrales européenne et américaine pour financer la relance, retour de l’inflation et perte de pouvoirs d’achat, montée des nationalismes économiques et reconfiguration géopolitique des chaînes de valeur. Aussi, pour l’économie internationale, le retour à l’équilibre des marchés de l’énergie notamment et la reprise d’une croissance forte devront être au rendez-vous le plus tôt possible, sans quoi, les conséquences au plan mondial seraient très lourdes à supporter.
Pour répondre de façon factuelle sur les retombées sur l’Algérie des sanctions prises contre la Russie par les alliés occidentaux, on peut les analyser sur deux aspects : les impacts sur nos importations et nos exportations. S’agissant des importations, il peut y avoir, par exemple, un surenchérissement sensible des prix du blé, dont nous sommes un importateur majeur. La situation de sécheresse que nous traversons cette année a, j’espère, conduit les institutions et les importateurs concernés à reconstituer les stocks de céréales dont les provenances sont, par ailleurs, en cours de diversification. A ce propos, on peut signaler la vulnérabilité des pays arabes, notamment de l’Egypte qui importe 50% de son blé de Russie et 30% d’Ukraine. Pour revenir à l’Algérie, l’enseignement à tirer, c’est la nécessité absolue d’élargir notre production de céréales. Le président de la République l’avait rappelé récemment.
S’agissant de nos exportations, nous avons évoqué plus haut la problématique du marché des hydrocarbures qui deviennent des produits recherchés qui n’auront pas à souffrir d’une baisse des prix. Pour le reste, nos échanges avec nos partenaires traditionnels les plus importants, que sont l’Europe et la Chine, n’auront pas à en pâtir sauf évolution cataclysmique de la situation.
- L’Algérie entretient des relations privilégiées avec la Russie et avec les pays occidentaux. Quels seront, selon vous, les prochains positionnements stratégiques de notre pays ? Peut-on maintenir cette neutralité à court et moyen termes ?
Vous faites bien de poser cette question sur le positionnement stratégique de notre pays dans un monde dont on peut craindre qu’il revienne à une bipolarisation de fait entre deux grands blocs : Etats-Unis et Europe, d’une part, Chine et Russie, d’autre part.
Ce conflit est-il annonciateur de la fin du paradigme multilatéral dans les relations internationales ? Pour ce qui nous concerne, nous voyons bien que nous devons nous rattacher à notre socle que sont nos dimensions africaine, arabe et aussi méditerranéenne, pour y construire collectivement des visions et des solidarités qui sont de nature à contribuer à sécuriser notre place dans un monde complexe et incertain.
S’agit-il d’un retour au non-alignement dynamique des décennies soixante et soixante-dix ou d’un type de partenariat nouveau à inventer vis-à-vis du reste du monde ? Je vous avoue que c’est une question encore ouverte à laquelle je n’ai pas de réponse immédiate.
Mais la diplomatie algérienne a montré, depuis novembre 1954, qu’elle a pu répondre avec efficacité à ce type de questions, y compris dans les moments les plus difficiles et les plus complexes, comme ceux que nous traversons actuellement.
Propos recueillis par Mahmoud Mamart