Dans cet entretien, Dr Mourad Preure analyse l’évolution du marché gazier et le contexte géopolitique mondial dans lequel se déroulera le Sommet du GECF à Alger. Les transformations structurelles, qui touchent l’industrie du gaz, devraient, selon l’expert des questions énergétiques, «renforcer la solidarité entre pays producteurs en valorisant les convergences et les synergies et créer les conditions de partenariats stratégiques…». Le GECF est mis au défi de «maîtriser la complexité des transformations en cours et réunir les pays exportateurs pour en tirer avantage». Mourad Preure rappelle d’ailleurs l’exemple de la réunion d’Alger en novembre 2016, qui avait regroupé les pays producteurs de l’OPEC et dix pays producteurs de pétrole non OPEC et qui avait conduit à la création de l’OPEC+, devenu «un efficace élément stabilisateur du marché et des prix».
- Alger abritera du 29 février au 02 mars prochain, les travaux du 7e Sommet des pays exportateurs de gaz. Que représente cet événement pour l’industrie gazière et quelles en sont les attentes ?
Je pense que le marché gazier entame une nouvelle phase, un tournant dans son histoire. Son développement est porté par trois tendances. D’abord, sa place est désormais incontestée dans les équilibres énergétiques mondiaux dans une perspective de paradigme énergétique non carbonée, non fossile.
Le gaz n’est plus considéré comme une «bridge energy», soit une énergie de transition le temps que les énergies vertes atteignent le niveau où ils équilibrent suffisamment le bilan énergétique mondial, mais comme une «destination energy», soit une énergie qui accompagnera et fera corps avec la transition énergétique, considérant qu’elle ne figure plus dans le problème, mais dans la solution pour corriger le défaut rédhibitoire des renouvelables, soit leur intermittence.
La seconde tendance découle quelque peu de la première, à savoir que la demande gazière est robuste et se maintient depuis dix ans à un rythme de croissance de 3% l’an. Rien n’indique, bien au contraire, que ce rythme semble voué à se maintenir, voire même à se renforcer. La troisième tendance est la globalisation du marché gazier, non plus divisé à l’avenir en trois marchés : américain, européen continental et asiatique.
Le GNL qui représente maintenant 30% des échanges gaziers contre 20% pendant plusieurs décennies auparavant, joue un rôle moteur. Cette globalisation du marché gazier s’accompagnera d’un découplement entre prix du gaz et du pétrole. La part du GNL dans les échanges gaziers serait de 48% en 2040 et 59% en 2050.
Ces transformations structurelles pourraient soit aiguiser les rivalités et donc la compétition entre pays producteurs, cela au profit des pays acheteurs et de leurs compagnies énergétiques, soit, bien au contraire, renforcer la solidarité entre ces derniers en valorisant les convergences et les synergies et créer les conditions de partenariats stratégiques entre ces derniers.
Les grandes lignes affichées par le GECF, soit mieux valoriser le gaz, défendre et élargir ses débouchés dans une perspective de développement durable sont à leur place et mettent au défi le GECF de maîtriser la complexité des transformations en cours et réunir les pays exportateurs pour en tirer avantage. La conférence d’Alger devra conduire à des conclusions et actions visionnaires, innovantes et en même temps pragmatiques.
Cela me donne à penser à la réunion tenue à Alger en novembre 2016 entre pays producteurs OPEC et dix pays producteurs NOPEC autour de la Russie et qui avait conduit à l’OPEC+ qui est un efficace élément stabilisateur du marché et des prix, sans pour autant que le sacrifice ne repose sur la seule OPEC. Je pense que la réunion du GECF à Alger a de fortes chances de conduire à de grandes avancées dans l’unification des rangs et la solidarité entre exportateurs gaziers.
- Le marché gazier est soumis aux pressions géopolitiques. Quelle est la stratégie à adopter par les principaux pays exportateurs pour peser sur l’évolution du marché et maintenir des prix acceptables du gaz dans ce contexte de crises permanentes ?
Par définition, les turbulences géopolitiques peuvent être soit passagères, ou sinon, structurantes. Aujourd’hui, l’engagement de l’Europe dans la crise ukrainienne l’a conduite à une sévère précarité énergétique.
Ce déséquilibre est amplifié par un phénomène aux implications multidimensionnelles : sous l’impulsion des mouvements écologistes, l’Europe, dont au premier chef l’Allemagne, s’est engagée dans une transition énergétique au pas de charge, mal pensée et insuffisamment mise en perspective.
La défaillance des systèmes éoliens et solaires avait conduit en 2021 à une grave crise énergétique avec le retour triomphal du charbon et au premier choc gazier de l’histoire lorsque les prix ont augmenté de 600%.
Privée aujourd’hui des 170 milliards de m3 de gaz russe, soit plus du tiers de ses approvisionnements, l’Europe gazière est en perdition et contrainte d’acheter dans des contrats de long terme du gaz américain à six fois son prix. Facteur exogène par excellence de l’inflation, l’énergie a précipité le premier pays européen, l’Allemagne, dans la récession. Selon nous, aucune solution structurelle au déficit énergétique européen n’est envisageable dans un délai qui peut atteindre dix ans, sept ans au moins.
Cela représente une fenêtre d’opportunité pour les pays exportateurs qui peuvent construire des partenariats stratégiques avec les énergéticiens européens avec comme perspective une intégration croisée de la chaîne gazière où les énergéticiens européens investiraient pour développer de nouvelles capacités dans les pays producteurs alors que les compagnies nationales de ces derniers accèderaient à l’aval gazier et à la génération électrique, au client final, là où se situe la rente gazière. Nous voyons qu’ici la crise géopolitique ukrainienne a engendré des effets structurants.
Une autre crise couve qui n’a pas encore révélé toute l’intensité de son pouvoir déflagrant et son potentiel de diffusion de l’instabilité. Il s’agit du crime de génocide que commet l’entité sioniste contre le peuple palestinien. Il n’est pas sûr que cette crise soit sans effets multidimensionnels dans la sous-région qui détient 40% des réserves gazières mondiales et assure 17,7% de la production.
Car l’analyse géostratégique ne fait jamais l’impasse sur les effets que provoque un trauma d’un tel niveau sur les consciences des peuples de la région. On peut ainsi conclure que le contexte est fortement instable avec, non plus des incertitudes, mais une grande imprévisibilité. Cela au moment où l’Europe est en demande d’une offre gazière que convoitent avec insistance les économies asiatiques. Les débats qui auront lieu lors de ce GECF seront sans aucun doute très riches.
- La cop 28 a décrété un renoncement progressif aux énergies fossiles au profit des énergies renouvelables. Le gaz est pourtant loin d’être aussi polluant que le charbon, et le GNL est une énergie utile à la transition énergétique. De quelle manière l’industrie du gaz doit-elle s’adapter à la nouvelle donne énergétique ?
La COP 28 ne s’est pas terminée avec une résolution contraignante. Elle a placé la responsabilité des énergies fossiles au niveau de la demande. Que pouvait-on attendre d’une conférence sur l’environnement qui se tient dans un pays producteur de pétrole ! Mon sentiment est qu’il y avait du réalisme dans les débats.
Car si l’on se place à l’échelle de la planète et que l’on prend en considération la diversité des modèles énergétiques, le plus gros de l’humanité partant de très bas, les hydrocarbures sont objectivement une source d’énergie sans concurrent jusqu’à l’horizon 2050 où ils constitueront 50% du bilan énergétique mondial, avec une parité, sinon une dominance relative du gaz naturel.
- L’Algérie a réussi le pari d’être un fournisseur de gaz incontournable pour l’Europe et compte renforcer ses capacités de production et gagner encore plus de clients. Quel regard portez-vous sur la stratégie de développement des ressources énergétiques en Algérie, notamment le gaz ?
D’abord, je considère que notre pays recèle un important potentiel gazier, en même temps, à travers Sonatrach, un puissant outil en mesure de porter une ambitieuse et visionnaire stratégie énergétique nationale. Autant dans les gisements en cours d’exploitation, objet d’une attention particulière de Sonatrach, qu’en matière de nouvelles découvertes.
Cependant, je ne pense pas que nous ayons une stratégie énergétique au sens propre du mot. Une stratégie suppose que nous soyons dans la pro-action, non pas dans la réaction.
Sur le plan de l’offre, nous avons tardé à remettre notre législation aux standards internationaux avec le retour du contrat de partage production dans la loi de novembre 2019. Après vingt ans de stabilité avec l’attrayante loi 86/14, la loi de 2005/2006 nous a fait très mal car elle a brouillé l’image de l’Algérie au moment où l’investissement dans l’exploration production dans le monde atteignait ses pics historiques avec 721 milliards de dollars en 2013, année où nous avons promulgué des amendements, encore à cette loi.
Durant cette période, Sonatrach a été affectée par de graves turbulences. Le résultat, alors que notre demande s’envolait, est un affaiblissement de notre position en tant qu’exportateur.
En fait, dans notre cas, la stratégie énergétique se décline en trois axes : (i) Assurer les équilibres et l’indépendance énergétique nationale, y compris en prenant en compte les énergies vertes, sur le long terme.
(ii) Assurer le financement du développement national, par les recettes d’hydrocarbures, et demain, les profits de Sonatrach sur les théâtres d’opération internationaux. (iii) Développer et renforcer la compétitivité, le pouvoir innovant d’un puissant acteur énergétique, Sonatrach. Sonatrach tirerait sa force du pôle de rayonnement qu’elle serait en mobilisant toute l’intelligence algérienne, l’université, la recherche, l’industrie publique et privée.
L’orchestration de cette stratégie énergétique devrait relever du plus haut niveau de l’Etat avec un rôle actif du Haut conseil de l’énergie. Vu son rôle essentiel dans le devenir de la Nation, ce doit être une stratégie citoyenne accessible dans ses grandes lignes à tous les algériens, à leur élus ainsi qu’à la presse nationale.
- Un commentaire sur le récent accord algéro-allemand portant sur l’hydrogène vert ?
Bien que la filière hydrogène soit une filière émergente dont l’économie dépendra encore de progrès technologiques, je pense qu’il est bon, à travers des partenariats stratégiques de se placer dans une position de veille technologique active. Quant au partenariat énergétique avec l’Allemagne, aujourd’hui en grandes difficultés dans ce domaine, je pense qu’il mérite réflexion car il est porteur de grandes opportunités qu’il serait utile d’exploiter.