Les prisonniers algériens de l’île Sainte-Marguerite d’Ali Fateh Ayadi projeté au café cinérama de Aïn Mlila : Une page noire dans l’histoire de la France coloniale

05/03/2025 mis à jour: 20:20
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Ali Fateh Ayadi au café Cinérama - Photo : D. R.

Vue du ciel, l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes dans le sud de la France, est dominée par une dense forêt de pins, qui se prolonge vers des rivages calmes où le bleu de la mer semble s’unir avec celui du ciel pour former une belle toile naturelle.

Sur la partie rocheuse, au nord-ouest, apparaissent en face de la mer de vieilles et grandes bâtisses en pierres, placées côte à côte ou perpendiculairement, comme à l’équerre, ayant des toits en tuiles et de grandes fenêtres sur les murs, entourant un vaste espace planté d’arbres. L’une de ces bâtisses avait abrité durant deux siècles la fameuse prison d’Etat, puis prison militaire du Fort royal, dont l’histoire demeure encore inconnue par une grande majorité d’Algériens.

C’est ainsi, et en filmant le célèbre Fort royal grâce un drone que le réalisateur Ali Fateh Ayadi a choisi d’entamer son documentaire Les prisonniers algériens de l’île Sainte-Marguerite, projeté pour la première fois en Algérie, lors d’une rencontre-débat organisée récemment au ciné-club du café Cinérama de la ville de Aïn M’lila, animé par Djamel-Eddine Hazourli, ancien producteur et présentateur de l’émission radiophonique Cinérama et Karim Messaoud Debbih, initiateur de ce rendez-vous mensuel.

Le film écrit et réalisé par Ali Fateh Ayadi, et produit par le ministère algérien des Moudjahidine, est un voyage dans le temps faisant découvrir l’histoire encore méconnue de cet endroit, et rappeler une page sombre dans l’histoire de la France coloniale et ses crimes commis contre les Algériens.

L’œuvre revient chronologiquement sur la conquête française de l’Algérie, commençant par la prise d’Alger le 5 juillet 1830, et passant à l’organisation de la résistance par l’Emir Abdelkader, ses victoires ayant mené à la signature du traité Desmichels en 1834, puis celui de la Tafna en 1837, le premier siège de Constantine en 1836, puis le second en 1937, qui s’est terminé par la prise de la ville, la reprise des combats entre l’Emir Abdelkader et l’armée coloniale après la violation du traité de la Tafna, la politique de la terre brûlée prônée par le général Bugeaud, les massacres des populations, le début des déportations vers la prison militaire de Fort royal dans l’île Sainte-Marguerite à partir de 1841 jusqu’à la prise de la smala, capitale itinérante de l’Emir Abdelkader le 16 mai 1843.

Plus de 3000 Algériens déportés

Des sources historiques révèlent que le gouvernement français avait adopté des pratiques répressives durant la guerre de la conquête d’Algérie entre 1830 et 1848, s’appliquant à travers l’internement combiné à la déportation de prisonniers de guerre algériens dans le sud de la France où ils sont placés dans cette île-prison.

Les mêmes sources ajoutent que «l’arrêté ministériel du 30 avril 1841 fixe comme lieu de déportation l’île Sainte-Marguerite, ancienne prison d’Etat, au large de Cannes, pour les Arabes appartenant aux tribus insoumises dans l’Algérie qui seraient saisis en état d’hostilité contre la France». On estime qu’entre 1841 et 1884, plus de 3000 Algériens ont été déportés à Fort royal sur ordre du maréchal Bugeaud. Une bonne partie des ces hommes, femmes et enfants ont été capturés au cours de la prise de la smala de l’Emir Abdelkader.

Les chiffres présentés dans le film avancent 40 prisonniers en juillet 1841, et 100 en novembre 1841, avant d’atteindre 350 individus en 1842, puis 843 détenus en 1847, dont 89 enfants. «Ces prisonniers qui accostent sur l’île avec femmes et enfants étaient considérés comme des otages», selon l’expression de Christophe Roustan Delatour, historien et directeur adjoint des musées de Cannes. «Ce ne sont pas des bagnards, ce sont des otages de marque, des prisonniers politiques.

Toute cette population reconstitue une sorte de village en exil». explique-t-il. Malgré l’éloignement et le déracinement, les prisonniers ont gardé leur attachement à leur pays, leurs traditions et surtout leur religion qu’ils veillent à transmettre à leurs enfants à travers l’apprentissage du Coran dans la première école construite sur l’île.

Le premier cimetière musulman de France a été également créé dans la forêt de l’île. On dénombre 274 Algériens, des hommes, des femmes et des enfants qui y ont été enterrés. Les tombes sont repérées par des cercles de pierres. Pour perpétuer le mensonge historique, une stèle a été érigée sur les lieux par les autorités coloniales où on pouvait lire : «A nos frères musulmans morts pour la France».

Des détenus se meurent par nostalgie

Pour donner des éclairages aux spectateurs, Ali Fateh Ayadi fait intervenir dans son documentaire Amar Mohand Amer, chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC), ayant travaillé sur les lettres échangées entre les prisonniers et leurs familles, ainsi que le politologue français Olivier le Cour Grandmaison, et les historiens français Jean-Louis Planche, Gilles Manceron et Michel Renard.

Le documentaire met surtout la lumière sur les conditions inhumaines dans lesquelles vivaient les déportés dans des cellules étroites, exposées à une chaleur étouffante en été et un froid glacial en hiver. Beaucoup de détenus sont morts emportés par les maladies, alors que les enfants périssaient par malnutrition.

«Le but de la France était d’accélérer la conquête à partir de 1841 face à la résistance des populations, et le recours à la déportation était un moyen pour les dissuader ; une tactique qui a été adoptée après la prise de la smala avec la déportation des femmes et des enfants des résistants vers l’île Sainte-Marguerite afin de pousser les résistants à se rendre», a expliqué Hosni Kitouni, chercheur en histoire présent à cette rencontre-débat. «La France a appliqué la justice d’exception à l’encontre de ces Algériens déportés sans jugement pour faire pression sur les chefs de guerre, car il y avait des femmes et des enfants pris comme otages.

L’éloignement était utilisé comme arme dans l’île Sainte-Marguerite, pour que les résistants n’aient plus la chance de revenir ; beaucoup de déportés dans cette île refusaient de manger et de boire ; ils se sont laissés mourir par nostalgie ; car ils ne demandaient qu’à revoir leur pays», a-t-il ajouté.

«Ce film est un moyen pour nous afin de dépoussiérer notre histoire et lui rendre justice, en montrant les pages noires dans l’histoire de la France coloniale ; nous devons répondre aux Français en dévoilant la vérité sur les crimes du colonialisme en Algérie ; moi je ne suis pas un historien, je mets ma technicité au service des chercheurs, c’est à eux de s’approfondir dans l’étude de cette histoire.

A chaque fois qu’on avance dans la recherche pour réaliser des films sur l’histoire coloniale on apprend encore beaucoup de choses comme ce fut le cas pour les enfumades du Dahra», a déclaré Ali Fateh Ayadi.

Des conditions de tournage difficiles

Ali Fateh Ayadi a précisé que son film documentaire a été produit en deux versions. La première a été réalisée sous forme de fiction, et la deuxième, qui a été projetée au café Cinérama, est du genre informatif, racontant les faits d’une manière pédagogique du début à la fin.

Interrogé par El Watan sur les conditions du tournage, il a répondu qu’elles ont été éprouvantes pour l’équipe technique. «J’ai rencontré de nombreuses difficultés pour produire ce film, notamment le tournage en France où nous avions connu des contraintes en raison de la présence d’une zone militaire où il était interdit de filmer ; j’ai dû recourir aux services d’une personne autorisée à utiliser un drone pour prendre des vues aériennes de la prison, ceci sans parler des blocages de l’administration pour obtenir les autorisations de filmer ; il y avait même des personnes qui se demandaient si vraiment cette prison avait bel et bien existé», a-t-il noté.

Malgré tout, le réalisateur et son équipe ont réussi une œuvre remarquable par son originalité et les sommes de vérités historiques révélées aux Algériens et au monde entier sur des faits longtemps cachées, rendant ainsi justice à ces milliers de déportés tirés des oubliettes de cette île-prison, qui sera finalement fermée en 1927.

En 2022, le mémorial gravé de la phrase «A nos frères musulmans morts pour la France» est retiré et le fort devient le Musée de la mer, puis le Musée du Masque de fer. Le documentaire a rendu hommage aux prisonniers algériens de l’île Sainte-Marguerite à travers des vers choisis du célèbre poète algérien Mohamed Belkhir : «Seigneur sauve l’exilé de la terre aride.

Tu es capable de guider tout étranger vers son pays» ; «Seigneur, soulage ceux qui ont souffert de l’étroitesse, sauve-nous de la traversée des barrages de pierres» ; «Tu as le pouvoir d’anéantir le vivant et de ressusciter le mort, l’homme faible ne peut supporter les tourments».

Un réalisateur prolifique

La rencontre-débat organisée au ciné-club du café Cinérama a été également une occasion pour mieux connaître le réalisateur Ali Fateh Ayadi. Originaire de la ville de Sétif, il avait suivi une formation de réalisation à l’Institut national de l’audiovisuel en France, puis à la Sorbonne, avant de travailler comme assistant-réalisateur en Algérie et en France, puis réalisateur à la télévision algérienne de 1984 à 1990. Depuis 1991, il est réalisateur et producteur indépendant.

Réalisateur prolifique, il compte à son actif 159 documentaires, dont une bonne partie a été consacrée à l’histoire de l’Algérie. Parmi ses films les plus connus, on citera celui qu’il a consacré à Enrico Mattei, l’industriel italien ami de la révolution algérienne, mais aussi un documentaire sur les enfumades du Dahra diffusé à plusieurs reprises par la télévision algérienne dans lequel il a recueilli un témoignage inédit de cette dame centenaire qui avait gardé en mémoire l’histoire qui lui avait été rapportée par la descendante de l’une des survivantes.

On lui doit également des films sur l’OAS, le 8 Mai 1945 en douze épisodes de 52 minutes chacune, sur les avocats du FLN, ainsi que celui intitulé Ces justes qui ont choisi l’Algérie, produit pour rendre hommage aux personnalités qui ont soutenu la cause algérienne, comme André Mandouze et autres.

«C’est à travers mes nombreuses lectures et mes discussions avec les chercheurs et les historiens que je choisis les sujets de mes films», a-t-il déclaré à El Watan, rappelant que pour produire une série de cinq épisodes sur la  vie de l’Emir Abdelkader depuis sa naissance jusqu’à son décès à Damas, il a dû consulter 210 ouvrages écrits par des auteurs algériens et étrangers.

Inlassable conteur d’histoires et infatigable dans la recherche des thèmes inépuisables, Ali Fateh Ayadi regrette de ne pas avoir pu réaliser des films documentaires sur l’affaire Mellouza et sur les harkis, afin de révéler des faits encore méconnus et pouvoir répondre aux voix qui continuent de s’attaquer à l’Algérie.                          

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