Le livre 60 ans après les Accords d’Evian, récemment paru, relate comment d’inattendues interconnexions humaines ont joué un rôle pour mener à la fin des combats signée le 18 mars 1962 à Evian.
Lorsque l’impasse guerrière devient insoluble sur le terrain militaire, les rouages bienveillants peuvent être la source de la résolution des conflits. C’est souvent vrai, ça l’est paradoxalement dans le processus qui a abouti, il y a 60 ans, au cessez-le-feu en Algérie après sept ans d’une guerre atroce. C’est l’un des angles qui ressort du livre collectif, chapeauté par Sarah Dekkiche et Hasni Abidi, 60 ans après les Accords d’Evian, Regards croisée sur une mémoire plurielle, dont la publication aux éditions Erick Bonnier (Paris-la Rochelle 2022) permet d’éclaircir les coulisses des négociations.
Pris entre le feu des ultras de l’Algérie française qui menaçaient la République et celui du peuple algérien qui le 11 Décembre 1960 a marqué sa volonté manifeste d’indépendance, la seule solution viable était la négociation. Surtout que le général de Gaulle avait annoncé l’autodétermination en septembre 1959. «Assurément, l’indépendance de l’Algérie est l’aboutissement d’une longue épopée insurrectionnelle», précise le docteur Jelil Boulahrouf, fils de Taïeb Boulahrouf, responsable du FLN à qui l’on doit d’avoir fait le pas décisif par son réseau amical, pas qui mena aux Accords d’Evian.
Etonnant parcours de ce militant auquel Didouche Mourad et Mostefa Ben Boulaïd recommandent de partir en France. Nous étions à la fin octobre 1954, à quelques heures du déclenchement de la lutte de Libération : «Didouche et Mostefa attendaient de lui qu’il procède à un travail stratégique de réseautage et de sensibilisation des cercles politiques, commerciaux, associatifs et culturels à la légitimité de la cause indépendantiste algérienne.»
Tous les deux, rapidement tombés au champ d’honneur, ne purent voir Boulahrouf remplir consciencieusement sa mission en France où il se rend… le 31 octobre 1954. Il y devint responsable de la Fédération de France avant de passer le relais en 1957 à Omar Boudaoud. Il sera ensuite responsable du FLN en Suisse et enfin en Italie.
L’ACTIVATION DE LIENS AMICAUX
Jelil Boulahrouf remonte l’histoire à partir des documents de son père qu’il détient et que les réseaux secrets suisses, aujourd’hui déclassifiés, accessibles sur internet, confirment. Tout commence après l’échec de la rencontre de Melun à laquelle avaient pris part Ahmed Boumendjel et Mohammed Seddik Benyahia en juin 1960. Taïeb Boulahrouf est alors délégué du FLN à Rome, où là aussi il compte des appuis parmi les autorités et notamment auprès du président du Conseil, Amintore Fanfani.
Constatant l’impasse, fort de ses amitiés en Suisse, avec l’aval du GPRA, Boulahrouf «prend l’initiative de contacter maître Raymond Nicollet, un ami de longue date et lui manifeste son souhait de rencontrer une personnalité suisse proche des milieux officiels, de manière à lui exposer la position du GPRA à l’égard de la résolution de la question algérienne». L’avocat sollicité contacte alors Me Lavive, un ami et collègue du barreau de Genève. Ce dernier compte dans ses relations Olivier Long qui dirige la délégation suisse auprès de l’association de libre échange. Il le connaît depuis la Seconde Guerre mondiale lorsqu’ils étaient au service de la Croix-Rouge.
Dans l’article de Marc Perrenoud sur le même thème des Contributions suisses aux Accords d’Evian, l’historien note qu’Olivier Long, «bien qu’il n’ait pas une expérience particulière des problèmes algériens, entretient des relations personnelles avec Louis Joxe (ministre d’Etat chargé de l’Algérie) et Michel Debré (Premier ministre) qui remontent à plusieurs années et se fondent sur des liens familiaux».
Ainsi, la mère d’Olivier Long, née à Ajaccio, avait des liens avec des médecins français. Elle était une amie de la mère de Michel Debré (dont le père Robert est professeur de médecine). Autre lien, le professeur de médecine Jean Bernard – 1907-2006 – avait épousé une cousine germaine d’Olivier Long qui était une amie d’enfance de l’épouse de Louis Joxe.
Ainsi, par les liens entre famille et amitiés, le fil de dénouement de la question algérienne allait être tiré.
UN INTERMÉDIAIRE SANS Passé COLONIAL
Ce lien intime rejoint la grande Histoire, comme l’écrit Marc Perrenoud : «Ces pourparlers n’ont pas été planifiés de longue date, ni du côté des belligérants ni du côté suisse. La réussite est plus inopinée qu’anticipée. Elle s’explique par l’évolution générale du conflit qui menace de s’enliser dans une violence sans bornes. Gouvernements français et algérien, l’un et l’autre pour des raisons différentes, estiment nécessaire de parvenir à un accord.
Pour le GPRA, il s’agit de maintenir son autorité menacée par la montée en puissance des indépendantistes inspirés par le nassérisme ou le panarabisme et parvenir à une coopération de l’Algérie indépendante avec la France. Pour le général de Gaulle, il est urgent de se débarrasser du boulet algérien pour consolider son régime et déployer sa politique étrangère dans le monde.» La Suisse apparaissait comme utile dans ces bons offices, car, comme le signifiait Olivier Long en juin 1961, la Suisse est un intermédiaire «sans passé colonial».
Ce que confirme Jelil Boulahrouf : «Ainsi l’incroyable efficacité des réseaux informels suisses mettait discrètement en mouvement les rouages complexes d’une diplomatie parallèle…» Les trois hommes (Nicolet, Lalive et Long) conviennent d’un déjeuner le 25 novembre 1960 et, s’étant assuré du sérieux de l’initiative, Olivier Long en réfère à Max Petitpierre, chef du Département politique fédéral (équivalent de ministre des Affaires étrangères), qui donne un premier feu vert.
Les trois Suisses et Taïeb Boulahrouf se retrouvent une deuxième fois le 23 décembre 1960 pour peaufiner le projet et ils conviennent d’attendre le résultat du référendum sur l’autodétermination du 8 janvier 1961. Le Oui l’emporte amplement et M. Petitpierre donne son accord à M. Long pour se rendre à Paris. Là, tout va très vite. Dès le 10 janvier 1961, il rencontre avec discrétion le ministre d’Etat Louis Joxe dans le bureau parisien du professeur Jean Bernard. Informé par Louis Joxe, le général de Gaulle dit : «Dites à monsieur Long de continuer.» Le 19 janvier, Taïeb Boulahrouf est informé de l’aval du général. Tout démarre aussitôt en haut lieu au GPRA.
LA FIN DES IMBROGLIOS
Cela mit fin aux nombreuses interférences, même si d’autres courts-circuits pour faire disjoncter le FLN apparaîtront, notamment en 1961, lorsque certains échouèrent à mettre en scène le MNA de Messali Hadj comme deuxième interlocuteur, embrouillant les premières négociations à peine entamées. Déjà à Melun en 1960, c’est la tentative solitaire de Si Salah, chef de la Wilaya IV, qui avait fait échouer les premières discussions, les Algériens se retirant de l’imbroglio constaté.
Cette fois-ci, les choses semblaient claires et Jelil Boulahrouf note dans son témoignage : «Le général de Gaulle, après avoir informé son Premier ministre Michel Debré de cette affaire, lui demanda de faire cesser immédiatement les ‘‘initiatives’’ de différents services politiques de l’administration et du renseignement.»
Une première vague de discussions débute le 20 février 1961, avec Georges Pompidou, banquier, ancien directeur de cabinet du général (il deviendra Premier ministre en avril 1962, puis président de la République en 1969) et les Algériens Ahmed Boumendjel, directeur politique au ministère de l’Information du GPRA, Taïeb Boulahrouf… Puis une deuxième rencontre à Neuchâtel le 5 mars 1961 avec les mêmes. Le train des négociations était en marche avec des hautes personnalités désignées par le GPRA.
On trouvera dans l’ouvrage de Sarah Dekkiche et Hasni Abidi beaucoup d’autres textes passionnants qui actualisent le regard en France et en Suisse vis-à-vis de l’Algérie, dont l’encore jeune indépendance de 60 années peut féconder de nombreuses pistes de recherches.
«CONFRONTER LES RÉCITS, PARLER, SOULAGER, GUÉRIR, AVANCER»
Sarah Dekkiche, qui a encadré avec Hasni Abidi l’ouvrage, note ainsi : «La réconciliation ne peut se faire sans vérité et sans justice. Enseigner les faits sans chercher à les camoufler, à les falsifier ou au contraire à les glorifier. Reconnaître, nommer, condamner, réparer, pardonner, sans pour autant s’ankyloser dans des accusations du passé obstruant toute perspective d’avenir. Mais au-delà des déclarations politiques, au-delà des gestes symboliques, je ressens que pour être véritable, cette réconciliation nécessite l’implication des individus. Non pas chacun de son côté, mais ensemble.
Confronter les récits, parler, soulager, guérir, avancer.» Quant à Hasni Abibi, il met en face à face France et Algérie : «Si les dirigeants algériens sont tentés par la surenchère de la question mémorielle à des fins de politiques interne, les autorités françaises ont choisi de cultiver l’oubli et le déni. Cette attitude est mal perçue du côté algérien, qui ne cesse de dénoncer l’injustice d’un système colonialiste refusant de reconnaître ses torts. (…) En raison des contraintes politiques et électorales, les progrès en matière de reconnaissance et de mémoire coloniale se font attendre. (…) Ni repentance ni victimisation, osent dire certains ! Il est illusoire de croire que l’Algérie exige une quelconque repentance ou de désigner les coupables. Cette rhétorique dissimule l’absence du courage politique de reconnaître d’une manière institutionnelle les ravages de l’occupation et les violences du système colonialiste.»
LA SUISSE, BASE ARRIÈRE DES ALGÉRIENS
Dans une contribution intitulée «Les Accords d’Evian 60 ans après» (titre aussi du recueil paru chez Erick Bonnier), Marina Fois écrit que pour le mouvement national algérien, la Suisse était très utile. Elle note que «par l’étrange carrefour de l’histoire, la décision de déclencher la guerre de Libération nationale est prise à Berne en 1954. Durant ce même été 1954, la Suisse reçoit la Coupe du monde de football et cet événement facilite le déplacement des dirigeants algériens qui habitaient en Algérie ou en clandestinité en France ou en Egypte»…
Le pays a accueilli beaucoup d’Algériens qui y trouvaient une base arrière, à condition de ne pas y mener d’action militante, la Suisse était «au centre d’une intense production éditoriale». El Moudjahid, organe officiel du FLN et certains textes, tels que Manuel du militant algérien et beaucoup de livres, dont l’inventaire reste à dresser, mais on peut citer La question, d’Henri Alleg. Le militant Nils Andersson fait la liste quasi exhaustive dans une contribution sous le titre La guerre d’Algérie en Suisse, de la solidarité à l’insoumission.
Il parle particulièrement de La gangrène, témoignages d’étudiants torturés en France ou encore Les disparus ou Le Cahier vert et La Pacification, de Hafid Keramane. On peut aussi citer l’impression à Lausanne de la Charte de la Soummam et des numéros de Résistance algérienne.
DEUX JOURS DE COLLOQUE EN SUISSE
En collaboration avec le Global studies institute (GSI) de l’Université de Genève (Unige), et l’Institut d’études politiques (IEP) de l’Université de Lausanne, l’association Djelbana, présidée par Sarah Dekkiche, organise un colloque les 19-20 mars 2022 à Lausanne et à Genève sur le thème «La Suisse et les Accords d’Evian : d’une rive à l’autre, 60 ans après.» En présence de plusieurs contributeurs du livre publié chez Erick Bonnier 60 ans après les Accords d’Evian : Hasni Abidi, Sarah Dekkiche, Jelil Boulahrouf, Marina Fois, Marc Perrenoud et bien d’autres auteurs et universitaires.
Les conférences du samedi 19 mars à 13h30 et du dimanche matin à 11h30 seront retransmises en instantané sur internet à l’adresse https://djelbana.ch/