Les 18es Rencontres cinématographiques se poursuivent à Béjaïa : Ashkal, un film perturbant sur la perte des repères et sur l’égarement post-révolutionnaire

27/09/2023 mis à jour: 06:21
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Une scène du film Ashkal, du Tunisien Youssef Chebbi

Le long métrage Ashkal, du Tunisien Youssef Chebbi, projeté lors des 18es Rencontres cinématographiques de Béjaïa, qui se déroulent jusqu’au 28 septembre, raconte l’histoire d’une enquête policière dans une cité fantôme où des personnes s’immolent pour des raisons inconnues.

Youssef Chebbi a choisi un chantier en ruine du quartier Les jardins de Carthage, grand projet immobilier lancé dans la banlieue nord de Tunis à l’époque du régime de Zine El Abidine Benali, pour tourner un polar aux allures d’un drame psychologique. Un film où le fantastique rejoint le spirituel.

Le mouvement de la caméra est parfois lent pour prendre le temps, ce qui peut l’être dans cet endroit vide, sans âme, même si les travaux ont repris dans ce chantier. La nuit autant que les décors sont des personnages.

Deux policiers Fatma (Fatma Oussaifi) et Batal (Mohamed Grayaa) enquêtent sur la mort par immolation d’un gardien d’immeuble et d’une jeune fille dans une architecture rigide et effrayante. Les deux personnes se sont débarrassées de leurs vêtements avant de mettre le feu à leurs corps.

Il n’existe visiblement aucun rapport entre les deux victimes. Fatma, qui multiplie les visites dans ce lieu étrange, y compris durant la nuit, peine à trouver une explication logique. Le cinéaste a pris soin de ne pas préciser le temps où se déroule l’histoire.

Peut-être après la révolution de 2011. Batal est, lui, un officier de police blasé, fatigué. Malgré une vie familiale ordinaire, il est plongé dans une mélancolie inexplicable.

Il semble chercher ses marques dans une atmosphère lourde. «Il a l’impression de vivre dans un monde qui tombe», a souligné Youssef Chebbi, lors d’un débat organisé au Musée Bordj Moussa à Béjaïa.

Batal, qui découvre l’ampleur de la corruption dans l’institution où il travaille, se «réfugie» dans la prière. Sera-t-il soulagé ? On n’en sait rien. Fatma, femme solitaire, cache quelque part une douleur, mais est déterminée à découvrir ce qui peut ressembler à «la vérité».

Attaché à ses «prérogatives», un autre officier de police tente d’entraver son enquête. La vérité gêne, évidemment. En haut lieu.

Le feu est-il sacré ?

Dans ce film étrange, personne n’est sûr de rien. Le doute est partout. Il n’y a pas de réponse à toutes les questions. Qui est donc cet homme à la capuche noire qui se balade dans les immeubles vides ? Pourquoi une jeune fille de 18 ans s’est-elle immolée ? Le feu est-il sacré ? Et d’où vient ce feu qui déchire parfois l’obscurité de la nuit ? Et pourquoi le feu se propage comme une épidémie dans une ville presque soumise ? Youssef Chebbi pousse son spectateur à se poser des questions, l’une après l’autre, au point de le mettre mal à l’aise, de le déstabiliser. 

Dans le long métrage, «les formes» sont dans les immeubles, dans les corps déformés par le feu, dans la ville qui perd ses traits...Les ouvriers du chantier ressemblent à des silhouettes, des ombres, n’ont presque pas de visages. Ashkal est une expression d’une amertume profonde d’un cinéaste qui n’a pas toutes les réponses et qui réalise là son premier long métrage.

Évidemment, le spectateur fait le lien avec l’image de Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant qui s’est immolé le 17 décembre en 2010, en allumant, sans le savoir, l’étincelle de la révolte des Tunisiens contre le régime de Zine El Abidine Benali-Leila Trabelsi.

Une étincelle qui va se propager ailleurs dans la région arabe et bousculer beaucoup de certitudes.Youssef Chebbi se défend d’avoir fait une film sur la révolution de 2011 ou d’évoquer l’immolation de Bouazizi. Il reconnaît toutefois que l’image de Bouazizi dévorée par le feu a marqué les esprits. 

Peut-être à tout jamais.Il rappelle que la Tunisie a connu «une vague» d’immolation pendant une certaine période (une vague qui a touché aussi l’Egypte). 

«On connaît pas l’identité de ces gens là ni les motivations de leurs actes. Ils étaient considérés comme des martyrs au début, mais pas après», a relevé Youssef Chebbi. Bouazizi est devenu, selon lui, une icône en Tunisie et la Révolution fait partie du «récit national». 

Ashkal est aussi un film politique. Il évoque notamment l’impossibilité de lutter contre la corruption, un phénomène qui a poussé les Tunisiens vers la révolte. Il montre aussi la difficulté de demander des comptes dans un pays qui cherche toujours ses repères, voire même sa voie.

Des temples modernes

Le quartier où se côtoient des structures vides et des maisons de luxe est un symbole puissant.

«Dans ce quartier, on a toujours le sentiment d’être observé. Ces immeubles inachevés ressemblent à des temples modernes. Des constructions en béton sont dressées au milieu sans qu’on sache à quoi elles servent. On sent que des choses se déroulent derrière ces structures sans vraiment comprendre de quoi il s’agit. Ce qui m’intéressait était de capter les formes de ces immeubles non finis», confie le cinéaste.

Dans cette ville fantôme, le peuple est presque «mangé», autant par le béton que par la perte d’espoir. Le feu apparaît comme une forme violente de délivrance ou de «renaissance». 

Les victimes s’immolent dans l’intimité, loin de l’espace public où l’acte destructeur est souvent commis. Youssef Chebbi s’est posé beaucoup de questions aussi sur la signification «spirituelle» du feu pour livrer un film où tout s’entremêle et où «l’égarement durable» dans la Tunisie post-révolution est abordé avec une fine et vivace intelligence. 

Et si la responsabilité était collective ?Ashkal, qui ne ressemble à aucun autre film du cinéma arabe contemporain, est un film sombre qui révèle un cinéaste au regard perçant et scrutateur sur les sociétés de la post-mondialisation, sur l’individu qui se perd dans les espaces urbains déshumanisés, sur la notion de l’argent, sur l’amour qui s’effondre, sur la place de la religion dans la construction-déconstruction de l’homme, sur le mensonge... et sur les réseaux sociaux. 

F. M.

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