Le 10 septembre dernier, le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne a connu sa quatrième et dernière phase de remplissage et devient donc un fait accompli qui met les autorités égyptiennes face à des réalités redoutées depuis plus de 12 années.
Il est baptisé le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne, mais l’Egypte et, à un degré moindre, le Soudan y voient une sérieuse menace pour leurs équilibres socio-économiques. La tension née depuis 2011 — date à laquelle le gouvernement éthiopien a décidé de capter les eaux du Nil en construisant le plus grand barrage hydroélectrique du continent africain aux fins assurer les besoins du pays en eau et surtout doubler d’un coup ses capacités de production en électricité — connaît des hauts et des bas depuis, mais reste éligible à des développements qui plongeraient la région dans une véritable guerre de l’eau.
L’ouvrage est en effet impressionnant : un potentiel de remplissage de 74 milliards de mètre cubes, une hauteur de 145 m avec une assise qui court le long de 1,8 km. 13 turbines intégrées devraient produire, une fois l’ouvrage achevé, près de 5000 Mégawatts d’électricité, de quoi couvrir la consommation de la moitié des 123 millions d’Ethiopiens qui en sont privés et en exporter.
Le projet, qui a nécessité la mobilisation de 4,7 milliards de dollars, est considéré comme une fierté nationale, à la réalisation de laquelle d’ailleurs les fonctionnaires du pays ont été appelés à contribuer en versant un mois de leurs salaires, dans le cadre d’un «financement populaire». Le grand barrage de la Renaissance est un vieux rêve éthiopien qui se réalise, après avoir été poursuivi, depuis près d’un siècle, par des générations de dirigeants, dont l’empereur Haïlé Sélassié. Passant pour le «château d’eau de l’Afrique», le pays est un haut plateau riche gavé de ressources hydriques, et donnant naissance à des cours d’eau et des fleuves qui coulent en aval alimenter d’autres des pays voisins.
Une richesse que les autorités nationales ne veulent plus laisser filer sans en tirer un maximum de bénéfices, quitte à entrer un conflit avec le voisinage. Le barrage vient de connaître, le 10 septembre dernier, sa quatrième et dernière phase de remplissage et devient donc un fait accompli qui met les autorités égyptiennes face à des réalités redoutées depuis plus de 12 années.
Si le Premier ministre éthiopien a salué l’événement comme un grand jour pour son pays qui réalise l’exploit d’offrir «un cadeau aux générations futures», le coup est mal pris du côté du Caire. «Le remplissage du réservoir du barrage sans accord avec les deux pays en aval (Egypte et Soudan : NDLR) est illégal», a réagi immédiatement le ministre égyptien des Affaires étrangères.
L’Égypte, fragile don du Nil
«L’Egypte est un don du Nil». Le mot lyrique d’Hérodote, même s’il date de l’Antiquité, suffit pour situer les enjeux existentiels qui se posent au Caire. Le pays est l’un des plus secs de l’Afrique du Nord, voire du monde, avec une pluviométrie annuelle d’à peine 60 millimètres dans ses quatre coins.
L’agriculture, l’industrie et les besoins de la population en eau sont couverts à près de 95% par les crues régulières du fleuve nourricier. Menacée selon les experts par une «pénurie d’eau absolue» à l’horizon 2030, et alors que le réchauffement climatique fait des siennes et que la démographie y échappe au contrôle depuis plusieurs années, l’Egypte donne l’air de ne pas avoir vraiment mesuré, tout au long de la dernière décennie, la menace d’une diminution brutale et historiques des apports du fleuve.
Il est vrai qu’en 2011, au moment même où en Ethiopie on jetait les bases du méga barrage, l’Egypte entamait un cycle de turbulences politiques qui ont sans doute retenu l’attention des autorités et de la société, plus que l’ambition éthiopienne de se doter d’une infrastructure hydroélectrique destinée officiellement à changer son destin.
L’agriculture, qui, avec le tourisme, constitue la principale ressource économique du pays, consomme 80% des ressources hydriques disponibles. Malgré la menace, elle a continué à être exigeante en eau et suivant des méthodes de cultures ancestrales très peu économes sur la ressource : des bras et des chenaux dérivés du cours du fleuve et pénétrant l’intérieur des terres pour les irriguer.
La prise de conscience commence à peine à se transformer en actes, puisque les agriculteurs du delta du Nil, répondant à des campagnes de sensibilisation publiques, tentent d’adapter la nature des cultures et les systèmes d’irrigation au spectre de plus en plus concret d’une raréfaction de l’eau.
De grands projets publics dans le dessalement de l’eau de mer sur le littoral et le recyclage des eaux usées, menés au pas de charge, sont lancés par le gouvernement égyptien pour amortir les effets de la tension hydrique redoutée. A terme, l’on songe également à optimiser le stockage des eaux du Nil qui se déversent dans la Méditerranée, en réalisant un réseau de bassins de rétention à l’embouchure du fleuve.
Sur la durée, le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne ou GERD (Grand Ethiopian Renaissance Dam) et une fois mises en place, toutes les installations prévues pour le plein régime pourrait faire diminuer le débit du fleuve de près de 25% dans l’aval égyptien, préviennent des estimations.
Dans les faits, les quantités mobilisables pour la consommation nationale diminuerait dans les mêmes proportions, avec un effet domino sur un grand ensemble d’activités. Le haut barrage d’Assouan, en Haute Egypte, ouvrage emblématique du nassérisme triomphant, verrait ainsi ses capacités de production d’électricité réduites du tiers, ainsi qu’une baisse substantielle de ses réserves stratégiques en eau.
Un demi-siècle après le barrage d’Assouan…
Plus en amont, au Soudan (aujourd’hui occupé par une guerre fratricide), l’impact ne serait pas moins important. La rétention par le barrage d’une grande quantité d’eau, ou sa régulation, priverait l’agriculture riveraine des crues du fleuve, dont le cycle et les apports décident en grande partie de la réussite des saisons.
Ce scénario, en sus de diminuer brutalement de la ressource hydrique utilisée, expose les terres au risque de ne plus recevoir les nutriments et les minéraux faisant office depuis des siècles de fertilisants naturels. Le pays, pour compenser le préjudice, devrait se mettre à investir dans de grands projets hydrauliques pour assurer l’irrigation des terres concernées, estiment des spécialistes qui ne comprennent pas l’optimisme des dirigeants soudanais quant à un effet bénéfique du barrage sur la prévention des crues.
Dans un pays en proie à des difficultés politiques et économiques chroniques, qui plus est empêtré en ce moment dans un conflit armé, il est clair que tout débat approfondi sur la question a peu de chances de se tenir. C’est donc en plein tumulte généré par la dernière opération de remplissage du GERD, il y a 15 jours, que les négociations entre les trois pays ont repris le 23 septembre dernier dans la capitale éthiopienne.
Près d’un mois auparavant, les pourparlers suspendus depuis plus de 2 ans avaient été relancés au Caire, quelques semaines après une rencontre au sommet entre le président égyptien, Abdelfattah Al Sissi, et le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed. Les parties ont déclaré miser sur un accord définitif scellant l’entente sur les points du contentieux avant la fin de l’année. L’opération de remplissage effectué le 10 septembre dernier a froidement douché la partie égyptienne qui, au fil des années, a dû se résoudre à composer avec les ambitions éthiopiennes.
Des négociations et après ?
L’Egypte, pays, qui sans doute, a la relation la plus ombilicale avec le fleuve, a toujours considéré toute intervention sur les eaux du Nil comme une agression contre sa souveraineté ; de Sadat à Mohamed Morsi, la fermeté a, à chaque fois, été de mise, allant même jusqu’à évoquer la riposte armée en cas d’intervention dans l’amont. Une «arrogance» qui a plutôt mobilisé l’opinion en Ethiopie, plus qu’elle n’a eu l’effet dissuasif escomptée.
Après avoir vainement et maladroitement revendiqué un «droit historique» sur le fleuve, en faisant notamment référence à un traité signé en 1929, et lui octroyant un droit de veto sur toute construction destinée à en capter la ressource, l’Egypte a dû finalement changer de ton pour garder la porte ouverte à une issue négociée.
Depuis le lancement du projet du Gerd, l’Ethiopie a développé un discours assurant de sa disponibilité à prendre en compte les appréhensions de ses voisins de l’aval. Dans les faits, les autorités du pays ont exécuté souverainement leur propre plan et n’ont jamais cédé aux demandes de suspendre les travaux sur le chantier du barrage.
En 2015, un accord cadre est signé entre les trois pays, et qui a vu notamment l’Egypte et le Soudan accepter le principe que l’Ethiopie puisse se doter d’une infrastructure d’envergure sur le fleuve du Nil, et qu’elle en poursuive la réalisation. Une série d’engagements est par ailleurs énoncée, qui stipule notamment que l’utilisation de la ressource du fleuve doit se faire sans préjudice, d’aucun des pays signataires, appelés également à maintenir un échange d’informations technique régulier concernant l’avancement des travaux et leur nature.
La mise en application de l’accord ne sera pas cependant à la hauteur des engagements pris, puisque l’intervention de l’ONU dans le dossier est sollicitée en 2021, notamment pour mettre en demeure les autorités éthiopiennes de suspendre les opérations de remplissage.
L’ONU à son tour a appelé les trois pays à poursuivre les négociations et à s’en référer à l’arbitrage de l’Union africaine (UA) sur le dossier. Le barrage est aujourd’hui une réalité qui s’impose à tous. Il ne s’agit plus de courir derrière un «accord contraignant» avec Addis-Abeba, tel qu’il a longtemps été revendiqué par Le Caire, mais de s’assurer que la mise en exploitation du GERD ne prive le pays qu’à des seuils gérables des bienfaits providentiels du Nil.