Demain, 4 mars, sera diffusé à 19h le film enfin autorisé de Bachir Derraïs Ben M’hidi, projection confidentielle à l’Opéra d’Alger et événement de l’année, une quinzaine de ministres et une foule de cadres de ministères et d’ayant-droits étant annoncés. Première pénurie d’avant-Ramadhan, celle des cartons d’invitation.
Dans la nuit du 3 au 4 mars 1957, Larbi Ben M’hidi, arrêté sourire aux lèvres par les parachutistes français dans un immeuble du Sacré- Cœur à Alger le 23 février, est pendu par le général Aussaresses sans autre forme de procès, après de longues séances de torture.
Le sombre officier avouera son forfait 40 ans plus tard, ainsi que le meurtre de l’avocat Ali Boumendjel, sans avoir été inquiété. 61 ans après 1957, un film est réalisé sur ce héros de la Révolution et 67 ans plus tard, il sera diffusé dans un opéra à Alger, la nuit, et la date de sortie en salles pour le grand public n’a pas encore été fixée.
Si Ben M’hidi pourrait expliquer à lui seul la violence de la colonisation, le film éponyme pourrait aussi expliquer à lui seul la problématique du cinéma algérien.
Alors que le film a été réalisé en 2018, il a été longtemps bloqué pour des réserves, entre autres sur la personnalité de Ben M’hidi et les querelles internes lors de la Révolution, et il faudra attendre mars 2022 pour que le ministre des Moudjahidine, Laïd Rebigua, annonce à l’occasion de la commémoration du 65e anniversaire de la mort de Larbi Ben M’hidi que le film de Bachir Derraïs «sera présenté courant 2022».
Toujours rien, puis en décembre 2022, le réalisateur du film et les ministères de la Culture et des Moudjahidine signent un protocole pour lever «toutes les entraves et interdictions», accords pour la diffusion aussi complexes que les Accords d’Evian, sauf que le film restera encore dans les tiroirs encore plus d’un an jusqu’à ce 4 mars 2024 béni, jour anniversaire de l’assassinat de Ben M’hidi. Mais qui a donné l’autorisation de diffusion ?
Une directive présidentielle, selon les sources, le Président ayant été irrité par ce long feuilleton sans fin, donnant l’ordre suivi par la ministre de la Culture de «lâcher» le film, ce qui a conduit à cette projection organisée dans la précipitation. Par ailleurs, selon les mêmes sources, l’ancien comité de visionnage du ministère des Moudjahidine, ayant été changé pour des hommes plus ouverts, aurait facilité la libération du film, sur la libération.
En gros et pour les chiffres, 4 millions d’euros de budget, une équipe de 200 personnes et 6 ans de retard, et si ce n’est pas le premier film sur la Révolution, 562 articles dans la presse écrite et 72 segments diffusés à la radio ou à la télévision sur Ben M’hidi ont été recensés, ce qui l’a rendu célèbre avant même sa sortie.
76 SECONDES
«Nous sommes passés de 55 à 5 réserves», affirme Bachir Derrais, et au final, «en tout et pour tout, ce sont 76 secondes qui ont été coupées pour un film qui dure 1h56 minutes». «Les scènes supprimées sont liées à des dates, aux noms de certains protagonistes ainsi qu’à quelques phrases non conformes à la vérité des faits historiques», a précisé le réalisateur. 76 secondes pour 6 ans de blocage, qui finalement ont généré 3 mn de coupures, sans remontage, quelques dialogues coupés, le réalisateur expliquant qu’il a «réussi à négocier de remonter le film à ma guise en respectant l’article 5 de la loi du cinéma en Algérie, donc c’est un exploit», Une loi très contraignante avec sa nouvelle version en cours qui continue à faire l’objet de critiques, des commissions de lecture et de visionnage partout, «pour chaque scénario évoquant une scène se déroulant dans une mosquée, il faut une demande au ministère des Affaires religieuses», explique le producteur, «s’il aborde la Révolution, c’est une demande au ministère des anciens Moudjahidine, une scène avec des policiers, c’est une demande à la DGSN, même chose pour l’armée, les douanes, la gendarmerie».
Si cette loi devait passer, ce qui n’est pas encore sûr puisqu’elle pourrait être bloquée au niveau du Sénat sur instruction présidentielle, il faudra s’armer de patience, préparer un scénario aujourd’hui pour tourner 6 ans plus tard. Bref, c’est à l’opéra, construit par les Chinois et offert gracieusement à l’Algérie, que le film sera projeté, 1500 places avec des bousculades téléphoniques pour avoir des places, organisation sans communication sérieuse par le CADC, Centre algérien de la cinématographie, ce qui a fait dire au réalisateur que «il est probable que cette séance soit l’une des plus discrètes et des moins médiatisées de l’histoire du cinéma algérien depuis l’indépendance».
Ben M’hidi mort, son film ressuscité, Bachir Derrais va-t-il s’arrêter là ? Un peu, même si en tant que producteur il est déjà sur deux films et comme réalisateur travaille sur un sujet sensible «qui ne va pas les intéresser», explique-t-il, « j’arrête avec les institutions étatiques».
Reste la vraie question : qu’aurait pensé Ben M’hidi lui-même de ce film, de tous ces retards et blocages, des commissions de lecture et de visionnage et de la loi sur le cinéma ? On ne le saura jamais. C’est pour ça qu’il faut faire du cinéma.