Dès le début de la colonisation de l’Algérie, la France a mené plusieurs mesures répressives à l’encontre des Algériens, comme la ségrégation géographique qui s’est organisée entre les communautés, voire le partage des villes, à l’instar d’Alger et de Constantine.
Cette dernière a été divisée en deux parties : un côté européen, très développé, et un autre, habité par la population arabe témoignant du profond décalage entre colonisateur et colonisé. Cette séparation s’est manifestée par la suite à travers le statut de l’indigénat qui traduit bien une inégalité juridique, tout en dépossédant les Algériens de leur liberté fondamentale. Des discriminations qui ont toujours favorisé la domination sociale et économique des Français sur les autochtones.
Et pour affirmer l’identité culturelle algérienne, la société constantinoise avait donné naissance à une nouvelle génération qui avait vu le jour dès l’aube du XXe siècle. Elle était à l’origine de sa renaissance culturelle tout en œuvrant à préserver l’histoire, les valeurs, les rites et le langage du peuple algérien. Parmi les acteurs de la scène culturelle, qui avaient marqué de leurs empreintes l’histoire de la ville Constantine, on cite les noms de Kateb Yacine, Malek Haddad, Malek Bennabi, Ahmed Ghoualmi et bien d’autres artistes et militants pour la cause nationale qui sont restés dans l’anonymat, à l’instar des personnalités du milieu théâtral durant l’époque coloniale, dont des dramaturges, des écrivains et des metteurs en scène comme Omar Benmalek, Abderrahmane Acheuk Youcef, Hacéne Bencheikh Lefgoune, Khalil Belguechi et Mohamed-Chérif Bentchakar.
Khalil Belguechi, un seigneur du 4e art
Khalil Belguechi, dit Zouaoui, fils de Mohamed-Salah, est un homme de culture. Il voit le jour à Constantine le 4 avril 1904. Et comme tous les musulmans de son époque, il habitait la vieille ville, où il entame son éducation par un bref passage à l’école primaire avant de fréquenter l’école coranique et rejoindre le groupe du cheikh Abdelhamid Benbadis. Un certain moment, le jeune Khalil s’initie aux métiers de l’imprimerie avant de retrouver le petit groupe qui crée l’imprimerie algérienne musulmane en 1925, connue sous le nom de l’imprimerie Benbadis, aux côtés du Cheikh Abdelhamid Benbadis, Ahmed Bouchemal et Ismail Sahraoui, dans un local acquis par Khalil Belguechi et Ahmed Bouchemal, autrefois destiné à la fabrication de chaussures, situé au n°33 rue Abdelhamid Benbadis (ex-Alexis Lambert).
Le matériel de l’imprimerie avait été acheté auprès du constructeur mécanicien Georges Lhermite de Paris. Au sein de cette entreprise, Belguechi avait assumé le rôle de directeur de l’imprimerie avec Ismaïl Sahraoui en qualité de chef du personnel.
Militant au long cours
Dès son jeune âge, Khalil est très actif. Il est militant assidu au sein du Mouvement associatif. A l’âge de 33 ans, il figure parmi le groupe de jeunes intellectuels et amoureux de culture qui ont crée l’association Ech Chabab El Fenni (La jeunesse artistique), dont il est le directeur artistique aux côtés de Hadj Said Chérif (président), Damak Mohamed, Beldjoudi H’maida, Lakhal Lounissi (vice-présidents) et Belhadj Mostefa (trésorier général). Le siège social de l’association était au n°85 rue Abdelhamid Benbadis (ex-Alexis Lambert). Au sein de cette association, il tisse des liens avec les jeunes comédiens qui le considèrent comme leur père. Il s’affirme comme un grand dramaturge de son époque aux côtés de son ami Mohamed-Chérif Bentchakar.
D’ailleurs, il compte à son répertoire plusieurs pièces théâtrales comme, El Maalem Sarhane (le cordonnier), une comédie en deux actes donnée au théâtre de Constantine en 1938, Le Sultan adjeb, une pièce humoristique en trois actes, interprétée par Benlbedjaoui, Bensebagh, Bentellis, Bengatteche, Anani ou bien Le démon et L’ingratitude, une pièce en trois actes, donnée au théâtre municipal, le 26 octobre 1940, ainsi que d’autres sketchs.
Après le gel des activités de l’association Ech Chabab El Fenni, Khalil répond à l’appel du président de l’association l’Etoile polaire, Abderrahmene Bencharif, afin de prendre en charge la section théâtrale de l’association. D’ailleurs, Bencharif lui fait des éloges sur les colonnes de la presse écrite de l’époque : «Belguechi Zouaoui, actuellement directeur de l’imprimerie algérienne, à Constantine se chargeait de la question théâtre. Je rends également hommage à ce dernier qui a donné le meilleur de lui-même pour le théâtre. La plupart des sketchs et des pièces jouées actuellement sont de sa composition». Peu de temps après, il est sollicité de nouveau pour être investi comme président du nouveau comité directeur.
A signaler, toutefois, que cette association a été créée en 1942 par Abderrahmene Bencharif et Rachid Kssentini. Si Khalil est continuellement engagé au sein du Mouvement associatif, qui, en cette période, avait vu la création de l’association El Mezhar El Kassentini (la lyre constantinoise) en 1949. Après une rencontre avec Ahmed Redha Houhou, il adhère à cette initiative et fut élu comme vice-président et directeur de la section théâtrale. Sans tarder, il donne son premier texte pour cette association en 1950. La pièce théâtrale en question était intitulée El Berahoua El Youm, genre comique en deux actes, interprétée par Bouderbala Bachir dit Hacéne, Bouzit Brahim, Boughaba El Hacene, Lattafi Abdeslem et bien d’autres. Continuant sur sa lancée, il créa en 1954 sa troupe Music hall et le théâtre Er Radjah, avec Abderrahmene Bencharif, Abdelmoumene Bentobbal, Mohamed Salah Benachour et Abdelmadjid Djezar. La première représentation de cette troupe fut donnée sur la scène de l’Université populaire le 4 avril 1954.
Ce long parcours s’achève après une longue maladie due à un accident routier survenu en 1990. Belguechi Khalil décède à l’âge de 80 ans au mois d’octobre 1994. Il n’avait pas eu d’enfants naturels, mais il avait adopté plusieurs de ses neveux et adopté trois filles. Sa nièce Mounia Belguechi, romancière et enseignante de littérature française à l’université de Constantine, illustre de fort belle manière ses grandes qualités : «C’était un homme d’une grande culture, d’une sagesse sans limite et qui irradiait de bonté et d’amabilité. Il avait une petite attention pour tous, grands comme petits, et toujours un proverbe pour ponctuer ses phrases».
Mohamed-Cherif Bentchakar, un pionnier du théâtre arabe
Parfois, en voulant collecter les moindres indices afin de rédiger les parcours des personnages publics, on se confronte à une réalité stupéfiante, encore impossible de voir de nos jours. C’est que nos anciens artistes avaient le réflexe de noter au jour le jour leurs parcours sur des calepins. Et c’est le cas du dramaturge Mohamed-Cherif Bentchakar. C’est grâce au concours de son fils Taha dit Yacine, enseignant à l’université de Constantine, qui m’a confié ces précieux documents, que j’ai pu réaliser ce travail. Mohamed Cherif Bentchakar, fils de Khodja Ben Salah Ben Hamza, est né à Constantine le 18 novembre 1908. Après un bref passage à l’école arabe, Si Mohamed Chérif se fait inscrire le 8 octobre 1920 à l’école Arago (actuelle école Mouloud Belabed). Le 5 juillet 1924, il obtient son certificat d’études primaires. Le jeune Mohamed ne perd pas de temps. Dès le 1er octobre de la même année, on le trouve sur les bancs du lycée d’Aumale de Constantine (actuel lycée Rhéda Houhou), où il termine ses études le 30 septembre 1929 en décrochant son certificat d’études secondaires élémentaires.
Deux années plus tard, il entre à la préfecture de Constantine en qualité d’auxiliaire (propriété foncière). D’ores et déjà, il pense à fonder une famille, et à l’âge de 36 ans, il se marie avec Zoughailech Zahia, qui lui donnera deux filles et un garçon. Mohamed-Cherif a occupé plusieurs postes durant sa carrière professionnelle. Il est au service des réformes en 1949, avant de devenir commis de l’administration départementale algérienne en janvier 1951. Il est nommé secrétaire administratif contractuel en mai 1960, et il termine comme secrétaire d’administration, chargé en 1972 de la traduction au niveau du cabinet de la wilaya de Constantine.
Metteur en scène d’une trempe exceptionnelle
Si Mohamed-Chérif figure parmi les membres de la commission théâtrale de l’association Mouhibi El Fen (Les amis de l’art). Il est distribué dans pas mal de pièces comme Les imposteurs en 1936. Il a partagé la direction artistique avec son ami Khalil Belguechi comme metteur en scène. Bentchakar est l’auteur de plusieurs pièces théâtrales dont Cheikh Kerkebo, pièce comique en un acte, donnée à l’Université populaire le vendredi 28 mai 1937, ainsi que La jeunesse d’aujourd’hui en 3 actes, interprétée le dimanche 10 avril 1938 sur la scène du théâtre municipal. Au milieu des années 1940, on le trouve en compagnie de son ami Khalil Belguechi dans l’animation théâtrale au sein de l’association l’Étoile polaire.
Mohamed Chérif a figuré même parmi les candidats inscrits pour le scrutin du 16 janvier 1960 pour le comité de lecture de la société des auteurs et des compositeurs dramatiques, auteurs en langue arabe avec Bach Djerah Djelloul, Bendeddouche Ghouti, Bencheikh Lefgoun Hacene, El Assimi Noureddine, Fodil Mohammed, Foudala Tahar, Hanani Slimane, Kazdarli Mustapha, Nadira (Madame Foudala), Reda Falaki, Sefta Ahmed et pour les auteurs en langue Kabyle, Brahimi Mohammed Hilmi, Ouarab Hocine et Oussedik Mahieddine. Il a été même membre du bureau africain des droits d’auteur.
Sa dernière action culturelle a été la réorganisation de la scène culturelle de la ville de Constantine et la création du groupement artistique constantinois (GAC) avec le Dr Amor Bendali et d’autres figures emblématiques de la sphère culturelle. Mohamed-Cherif a pris sa retraite le 1er juin 1975. Sur une fiche de renseignements est mentionné : services rendus à la nation ; sympathisant et cotisant durant la Révolution. Cette figure du paysage culturel constantinois s’est éteinte le 26 juillet 2005 à l’âge de 97 ans.M.G.
Par Mohamed Ghernaout
Enseignant et auteur d’ouvrages sur le théâtre en Algérie