Étrange toponymie : Cryptage et décryptage des noms de rue de La Casbah

10/03/2024 mis à jour: 00:42
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Les dénominations des rues de l’ancienne médina d’Alger sont considérées, selon le registre de la littérature «algérianiste», comme une énigme incompréhensible, voire un exotisme pittoresque et original. 

 

Cela n’est pas sans nous inviter à penser que c’est avec une désinvolture doublée d’un excentrique que l’administration coloniale s’est«amusée» à puiser tantôt d’un bestiaire, tantôt d’une désignation empruntant à des noms de villes, d’un univers mythologique grec, d’ethnies maures, de clichés orientalisants et de personnages historiques... 

Focus sur les repères spacieux de La Casbah. Après la prise d’Alger (1830), les occupants ne pouvant communiquer avec les habitants, pour se retrouver et/ou se déplacer dans les ruelles de la ville. L’administration militaire a, dans un premier temps, apposé aux angles des rues de la cité des traits de couleurs différentes. 

Chacune menant à un service de l’armée : rouge pour la pharmacie, bleue pour l’intendance, noire pour les casernes, etc. Elle avait procédé à la numérotation des maisons, en attribuant un nom à chaque rue et/ou impasse, pour faciliter les déplacements des soldats, on avait attribué aux rues un nom. 

A l’angle de l’une d’elles, trois couleurs se superposent. Plus tard, on avait procédé au recensement des maisons et attribué un numéro à chaque maison en apposant  une plaque pour distinguer les noms des rues et impasses. On avait introduit sur les murs de la cité d’Alger des plaques aux noms étranges, destinés aux troupes en excluant les autochtones. Cela n’était pas sans susciter des commentaires. 

Hier, pour les habitants, les rares places publiques, rues, ruelles et impasses doivent leurs noms, selon l’usage, à la présence d’un lieu de culte (mosquée, mausolée, etc.), un marché ou une institution, d’autres sont désignées en fonction de la végétation locale ou des personnalités historiques, culturelles, scientifiques, littéraires. Aujourd’hui, elles côtoient les acteurs de la guerre de Libération nationale. 

 

Appellations des rues et non-dits

Mais  qu’en est-il des noms de rues de l’ancienne médina d’Ibn Mezghenna ? Lorsque le quidam déambule dans les dédales est apostrophé et ne reste pas moins interloqué par la toponymie, toujours en vigueur chez une certaine tranche d’âge, qui fait partie peu ou prou de la mémoire populaire. Les noms de rues de la médina originelle renferment, tout compte fait, beaucoup de non-dits. 

On désigne le nom du quartier en fonction des événements et des générations. Si on demande à une grand-mère «quel quartier vous habitez ?», elle répondra spontanément : «Dar El Kherba», en référence à une maison en ruine. Sa fille dira sans la moindre hésitation : «Droudj En Naoura», car un Français avait réalisé un manège sur l’emplacement des ruines de la maison.

 Pour untel et Ouled El Houma,  c’est «Nedjma», nom de l’unique cinéma de la Haute-Casbah, une appellation ancrée dans la mémoire des habitants, depuis que la famille de Brahim Er-Rougi a construit une salle de cinéma. Est-ce que le quartier a changé de nom depuis la disparition de la salle de cinéma ? De même, qu’aujourd’hui, les octogénaires continuent à nommer l’ancienne rue de Zenquat Bou’akacha, alors que les sexagénaires choisissent la dénomination coloniale de «rue de la Grenade», au moment où les trentenaires et autres quarantenaires la désignent du nom de Kheireddine Zenouda, nom d’un révolutionnaire.  Idem pour les autres plaques de noms des rues et ruelles accolées autrefois aux murs de La Casbah, aujourd’hui, décrépis et décrépits.

Un bestiaire odonymique !

Mais pourrait-on être édifiés un chouiya sur l’onomastique, autrement dit, la toponymie «bestiaire» que l’administration coloniale a choisi de donner à une partie de l’ancienne médina ?  La question mérite, à plus d’un titre, qu’on s’y attarde. Mais qui interroger, pour nous éclairer, un tantinet soit peu sur ces murs restés debout et qui continuent à faire de la résistance contre la gabegie et le laisser-aller depuis l’Indépendance  ? 

Pourquoi diantre, cette désignation de noms presqu’inconvenants, mais presqu’immortalisés comme  rues du Lion, du Chat, de la Girafe, de la Licorne, du Condor, du Tigre, du Cheval, du Cygne, de la Bonite, de la Grue, de l’Hydre, de la Baleine, du Chameau, du Sahara, des Dattes, de l’Ours et j’en passe ! 

«A croire qu’Alger était la cité des bêtes !», lâche sur un ton mordant le sociologue, urbaniste et architecte, Djaffar Lesbet, que nous avons approché afin de nous éclairer sur les motifs qui ont poussé l’administration coloniale à apposer, autrefois, des plaques toponymiques dont les noms puisent de l’espèce animale. Bien qu’en partie disparue, cette toponymie continue, toutefois, de susciter la réflexion et atteste, chez les chercheurs algériens et étrangers, son pouvoir d’interpellation toujours vivace. 

On s’est longuement triturés les méninges sur ces noms bestiaires que la colonisation a donnés aux rues de La Casbah, dira le sociologue, natif de La Casbah et qui a à son actif nombre de publication sur La Casbah. «Quelles seraient les motivations de l’ingénieur Filhon, chargé de la toponymie de La Casbah (1832), ayant présidé à choisir des noms de rue où l’excentrique se veut criant ?», s’interroge-t-il. 

S’agit-il d’«un processus d’aliénation et de dépossession symbolique ou serait-ce le désir de mettre en valeur le passé du pays conquis depuis la période numide comme la rue Zama? On pérennise aussi la mythologie grecque, en affublant la voie par rue Centaure, rues Pythie, de l’Atlas, d’Hercule ou encore en exhumant une image homérique, comme rue des Lotophages. 

On donnait aussi des noms de cités, comme rue de Thèbes (actuel Louxor), ou encore des appellations puisées de tribus maures, comme rue des Abencérages, rue des Abderrames, rue des Maughrébins ou encore rue Marmol en hommage à l’historien grenadin.»

 Et  notre interlocuteur de s’étaler abondamment sur le sujet. «A proprement parler, j’avais longuement abordé  la question avec la regrettée Assia Djebar. C’est elle qui avait mis le feu aux poudres dans sa préface à un livre sur des images d’Alger. Elle s’est révoltée contre le fait qu’on ait affublé les rues de La Casbah d’une série de noms d’animaux. Comme si La Casbah était un zoo», disait-elle.  

Cela étant, le bréviaire utilisé demeure une source de polémiques doublée d’un champ de confrontations entre historiens, mémorialistes, urbanistes, sociologues, linguistes, etc., en fonction de l’idéologie de chacun, ajoute notre Djafar Lesbet, qui explique en substance «en étudiant le sujet, sans a priori, je me suis rendu compte en somme, que les appellations des rues de La Casbah dès 1830 seraient le fruit d’une âpre lutte qui a opposé St-Simoniens, ingénieurs des ponts et chaussées, Saint-Cyriens aux militaires». 

De la rue Bouakacha à la rue de la Grenade  et de Kouchet el khandaq à la rue Kleber !

«La Casbah a été découpée en portions d’époques plus ou moins représentatives de l’histoire des deux pays (Algérie-France)», souligne M.  Lesbet, précisant, par ailleurs, que toutes les périodes sont représentées. On trouve l’empreinte romaine, à travers  la rue des Gétules ; la Numidie avec les rues Massinissa,   Micipsa, Sophonisbe, etc. ; la période ottomane, avec son cortège de noms de rues Barberousse, Lallahoum, N’fissa ou le lieudit Jetée Kheireddine. Il y a aussi la mémoire algérienne, comme rue Bologhine. 

Le visiteur croise plus loin la rue du Nil, rue des Pyramides, rue Alexandrie ou encore rue Kleber, des repères qui rappellent l’expédition de Napoléon 1er en Égypte.  «Pour certaines rues, on a juste francisé les anciennes appellations, à l’instar de rue Socgemma (Souk El Djemaâ), rue Katarougil (Ketâa Er Djel), rue du Diable (Akibette Ech Chitane), rue Staouéli (Stah El ouali), etc., dont le signifiant et le signifié, parfois, nous échappent. 

Par ailleurs, certaines rues ont réussi à conserver une double appellation, à l’image de la rue du Nil, ou pour certaines gens Zenqat El Meztoul ou Neta3nko (une voie si étroite que deux personnes ne peuvent se croiser sans se toucher), la rue de la Grue est restée, pour les anciens pensionnaires de la cité, Sidi Saheb Et Tric, rue de Thèbes (Sabat eddheb),  et Sabat el ktot (chat) qu’est la rue Père et fils Boudriès.» 

Il convient également de noter que l’administration coloniale avait puisé dans le cliché orientalisant pour accrocher au mur l’appellation de «rue Caftan» ou «rue de Divan, comme elle avait donné des noms de rue à des personnalités algériennes, comme rue  El Kinaï (philanthrope du XIXe, à l’origine des maisons de bienfaisance), Mohamed Ben Cheneb (professeur émérite de lettres d’Alger, écrivain et polyglotte), Mohamed Ben Larbey – premier ou second médecin – ayant tenu sa thèse le 16 juillet 1884 sur «la médecine arabe en Algérie» et prodigué des soins aux indigents de La Casbah, rue des Frères Racim (maîtres de l’art pictural algérien, ou encore la rue du Professeur Mohamed Soualah. 

Or, depuis l’Indépendance, on a rebaptisé des rues pour honorer la mémoire des héros de la guerre de Libération nationale. Mais l’histoire de La Casbah ne se confine pas à La Bataille d’Alger, elle demeure un espace de résistance, gardienne de la mémoire du lieu et demeure le creuset de la citadinité algéroise.

 Pourquoi on accorde si peu d’importance aux personnages qui ont contribué à faire de La Casbah le creuset de la contre-culture, qui ont agi contre l’aliénation et affirmé la personnalité algérienne en général et La Casbah en particulier ! 

On peut citer de façon non exhaustive, entre autres légendes, Sidi Bougueddour, Ouali Dada, El Maâkra, Sid Mansour, Ouaddah, dans le domaine des arts plastiques, il serait judicieux d’immortaliser des personnalités, comme Baya, Bachir Yellès, Hacène Benaboura  ; en littérature et histoire, il y a l’Emir Khaled, Cheikhs Mustapha El Kebabti, Abderrahmane El Djilali, Abdelhalim Ben Smaya, etc. ; en musique, Fadhéla Dziria, Cheikha Tetma, Meriem Fekkaï, El Hadj M’hamed El Anka, Nador, les frères Fakhadji, Cheikh H’ssissen, etc.;  dans le 4e art, Rouiched,  Taha El Amiri, Touri, M. Bachtarzi, Alloula, Medjoubi. «Cela pourrait participer à la renaissance de la mémoire du lieu et ainsi contribuer à sa préservation. 

Aussi, il serait de bon aloi de recueillir, tant qu’il est encore temps, les récits des parents, ces livres oraux», dira en guise conclusion M. Lesbet. 

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