Initialement prévu sur France 5 pour une diffusion à une heure de grande écoute, dimanche 16 mars, le film documentaire Algérie sections armes spéciales, de Claire Billet et Olivier Jobard, a été déprogrammé, puis a été mis en streaming sur le site en ligne de France Télévisions dès mercredi dernier. D’autre part, l’ENTV l’a diffusé mercredi soir puis en rediffusion jeudi.
Ce film apporte des éléments sur l’usage par l’armée française de gaz chimiques interdits durant la Guerre d’Algérie. Les responsables de l’époque ont ordonné, testé, puis utilisé à grande échelle des gaz toxiques pour éliminer les combattants de l’Armée de libération nationale, cachés dans des grottes dans des zones de montagne. Avec la torture et le déplacement des populations, la guerre chimique est le dernier élément d’une série de brèches dans les engagements internationaux de la France que celle-ci a bafoués pour mener sa guerre coloniale. L’historien Christophe Lafaye a contribué à ce documentaire et prépare un ouvrage à paraître prochainement. Dans cet entretien, il éclaire ces crimes contre l’humanité qu’il a documentés au prix de longues et compliquées recherches.
Propos recueillis par Walid Mebarek
Le documentaire prévu pour passer sur France 5 a été déprogrammé. Qu’en pensez-vous ?
J’étais aussi surpris que vous. Nous avons pensé avec Claire Billet que ça allait mettre de l’huile sur un feu. France Télévision nous a expliqué ce qu’il y a dans le communiqué de presse : «Le documentaire est déprogrammé en raison de l’actualité au profit d’une soirée dédiée à Poutine et Trump». Le film a été mis en ligne, le mercredi 13 mars, sur la plateforme de France TV. Nous n’avons pas encore de date de diffusion à la télévision. Nous comprenons les contraintes d’actualité qui bouleversent les grilles des programmes. Les bruits de bottes se rapprochent en Europe, c’est inquiétant. Il ne faut pas oublier que ce documentaire a été financé par France TV, aussi, la RTS suisse et divers fonds de soutien, qu’il existe grâce à France TV, et qu’il est en ligne et visible sur leur plateforme. Donc, il ne faut pas hésiter à aller le voir. Le lien est Algérie, sections armes spéciales en replay - La case du siècle | France TV)
Pourquoi et comment avez-vous commencé à vous intéresser à travailler aux armes chimiques utilisées en Algérie ?
La guerre chimique est un sujet qui est passé relativement inaperçu. J’ai découvert ce sujet lors de la réalisation de ma thèse. Je travaillais sur l’armée française en Afghanistan, qui réutilisait des retours d’expériences d’Algérie pour son entrainement. En 2011, j’ai suivi la préparation opérationnelle de sapeurs spécialisés, qui mettaient en œuvre certaines techniques de combats souterrains développées en Algérie. Les moyens chimiques étaient absents, car la France avait ratifié le traité d’interdiction des armes chimiques en 1993. Néanmoins, j’ai découvert l’existence des sections «armes spéciales» qui ont opéré de 1956 jusqu’à la fin de la guerre. Quatre ans plus tard, j’ai rencontré par hasard à Besançon Yves Cargnino, un ancien combattant d’une de ces sections qui, du fait de son service, a subi de graves dommages aux poumons. Nous avons réalisé des entretiens, et il m’a présenté d’autres anciens combattants, dont certains témoignent dans ce documentaire. J’ai pris conscience de l’ampleur de l’emploi de ces sections armes spéciales en Algérie et surtout des spécificités du recours aux armes chimiques. Les premiers à avoir rompu le silence en France sont les anciens combattants qui ont publié des témoignages, le plus souvent à compte d’auteurs. Mais les historiens ne s’en sont pas saisis à l’époque. Ensuite, il faut savoir que les archives sur la guerre d’Algérie ont été ouvertes en 2012 avant d’être refermées en 2019, à la faveur de la crise sur l’interprétation de la réglementation du «secret défense».
En 2021, j’ai décidé que la guerre chimique en Algérie serait le sujet de mon mémoire d’habilitation à diriger les recherches. Il fallait lever le voile sur cette histoire et stimuler de nouvelles recherches en France et en Algérie. Il est à noter que cela fait maintenant plus de vingt ans que les historiennes et les historiens qui travaillent sur cette guerre coloniale en ont fait ressortir les violences spécifiques. Les chercheurs universitaires ont parlé de la torture, des massacres de populations, des viols, des exécutions sommaires, des disparitions, des déplacements de populations etc. Mais pas ou peu de la guerre chimique.
Est-ce que cela vous renvoie aux difficultés à travailler sur ce sujet ?
La guerre d’indépendance algérienne est un sujet encore sensible en France. Au mois de décembre 2019, gros cataclysme, les archives contemporaines du ministère des Armées ont été fermées, à cause d’un conflit juridique entre deux textes. La loi de 2008 sur les archives déclassifiait au bout de cinquante ans les archives de secret défense, mais le ministère des Armées opposait une instruction générale interministérielle émanant du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ordonnant la déclassification à la pièce, document par document. Cette procédure exigeait énormément d’archivistes et énormément de temps. Cela a compliqué nos recherches. Les archivistes et les historiens ont formé des recours devant le Conseil d’Etat, qui a tranché en leur faveur en juin 2021. Mais le ministère des Armées a contre-attaqué et pris de nouvelles mesures qui compliquent encore la situation, en créant des archives sans délai de communication. Lorsque je suis revenu en 2021, des refus ont systématiquement été opposés à mes demandes de communication de pièces que j’avais pu consulter pour certaines auparavant, en invoquant l’article L-213, II de la loi de 2008 sur les archives incommunicables. En vertu de cet article, certaines archives sont incommunicables au motif qu’elles seraient susceptibles de permettre de concevoir, fabriquer, utiliser et localiser des armes de destruction massive. Maintenant, on me referme des journaux de marche, des comptes rendus d’opérations, des procès-verbaux de création d’unités en invoquant cet article. Ma recherche n’est pas la seule dans ce cas d’ailleurs. En fait, le ministère des Armées veut protéger sa réputation pendant la guerre d’Algérie, quitte à tordre les textes de loi. Mais sur ce sujet comme sur d’autres, l’armée a obéi aux ordres politiques ! Il faut revenir à la raison, ces pratiques ne sont pas dignes de ce grand ministère régalien. Un grand pays se doit d’assumer son histoire avec ses zones d’ombre et de lumière. Les historiens doivent rendre accessible cette histoire aux citoyens et permettre un débat public fondé sur des faits, un savoir construit et sourcé, pouvant être interrogé et non de simples opinions. Ce travail n’est pas facile. Depuis 2015, nous vivons en France dans une société dominée par la peur du terrorisme, qui pousse à restreindre les libertés. Les démocraties sont menacées au cœur même de l’Europe. Les chercheurs soucieux de l’indépendance de la recherche, et travaillant dans une perspective critique, sont qualifiés «d’islamo-gauchistes» pour décrédibiliser leurs travaux. L’omniprésence des réseaux sociaux – lieux privilégiés des ingérences hostiles - pèsent sur le débat d’idées.
Il y a aussi des raisons sociologiques : on est militaire de génération en génération chez certains officiers supérieurs. Les archives racontent une partie de l’histoire familiale de certains d’entre eux, et la peur du scandale persiste, malgré quatre lois d’amnistie. C’est compréhensible. Pourtant, l’objectif des historiens n’est pas d’indexer des personnes. D’ailleurs, on «anonymise» les témoins qui sont toujours vivants et qui le souhaitent. Ce qui nous intéresse, c’est de comprendre comment s’est construite la décision politique, comment elle a été mise en œuvre et ses conséquences.
Comment avez-vous travaillé avec Claire Billet sur le documentaire ?
Claire Billet et moi avons en commun l’expérience de l’Afghanistan. Claire était correspondante de presse durant six ans là-bas. Elle se concentre depuis plus d’une décennie son travail sur les conséquences des guerres et des conflits, la migration notamment, la place des injustices, la mémoire des conflits dans les familles. Ça faisait longtemps qu’elle voulait travailler sur la mémoire de la Guerre d’indépendance algérienne. Et en 2020, elle m’a spontanément appelé. Je lui ai parlé de mes recherches inédites sur l’usage des armes chimiques par l’armée française durant la Guerre d’Algérie, en particulier dans les grottes et lieux souterrains. Ça lui semblait fou qu’un tel pan de notre histoire soit inconnu, soixante ans plus tard. Il était inacceptable pour nous, tous, en tant que citoyens des deux côtés de la Méditerranée, ne connaissions pas notre propre histoire. C’est inacceptable pour moi que l’histoire ne soit pas écrite et pas dite. J’ai donc partagé avec Claire les premiers résultats de mes recherches, et progressivement, elle a construit ce récit implacable qui met la souffrance des hommes en prise avec cette horrible guerre coloniale en lumière.
Est-ce qu’à l’époque de la guerre d’Algérie des voix se sont élevées contre cette utilisation ?
Le secret autour de la guerre chimique n’était pas absolu pour qui souhaitait enquêter. Il y avait des traces dans la littérature de dénonciation de l’époque dont l’ouvrage La Pacification d’Hafid Keramane paru en 1960 ou dans le livre Nuremberg pour l’Algérie ! de Benabdallah Abdessamad, Oussedik Mourad et Vergès Jacques édité en 1961. La confirmation de l’existence de ces unités est donnée par l’armée elle-même. Le journal Le Bled met à l’honneur dans son édition du 23 février 1961, l’action des «hommes-grotte du génie» de la section armes spéciales de la 62e compagnie de génie de zone.
La couverture présente deux soldats en combinaison butyl et masque à gaz, portant une lampe chacun et deux pistolets automatiques. L’utilisation des arsines (Adamsite) est évoquée dans le texte. La massacre de Ghar Ouchettouh, les 22 et 23 mars 1959, avait fait l’objet de protestations officielles du Gouvernement provisoire de la République algérienne. Les documents sont déposés aux archives du comité international de la Croix-Rouge à Genève. Pourtant, le sujet met du temps à sortir en pleine lumière.
Dans les archives que vous avez consultées, peut-on remonter jusqu’aux donneurs d’ordres politiques et militaires ?
Concernant l’emploi des armes chimiques en Algérie, il y a une convergence de point de vue entre les hommes politiques de cette époque et le haut commandement militaire. A la demande de l’état-major de la 10e Région Militaire (RM), l’état-major du Commandement des armes spéciales (CAS) est invité à fournir une étude pour déterminer comment ces armes peuvent répondre à un certain nombre de problèmes tactiques rencontrés par l’armée française sur le terrain. La demande est transmise au général Charles Ailleret, afin qu’il puisse fournir des solutions pour neutraliser, entre autres, les grottes et caches souterraines utilisées par les indépendantistes algériens. Une lettre retrouvée à Vincennes, indique que le ministère des Armées a voulu encadrer l’usage de ces armes chimiques : «Sur les propositions du Commandement des Armes Spéciales faites pour répondre à des demandes du Général commandant la 10e région militaire (le général Henri Lorillot), (…), certains procédés chimiques pourront être employés au cours des opérations en Algérie». Une arme chimique est une arme utilisant au moins un produit chimique toxique pour les êtres humains.
Cette lettre autorise leur utilisation. «Ces procédés ne devront mettre en œuvre que des produits normalement utilisés dans les différents pays pour le maintien de l’ordre (souligné), c’est-à-dire limités à l’utilisation du bromacétate d’éthyle, de la chloracétophénone et de la diphénylaminochlorarsine ou de corps possédant des propriétés très voisines». Le ministre Maurice Bourgès-Maunoury conclut prudemment : «Ils ne devront être employés qu’à des concentrations telles qu’elles ne puissent entraîner aucune conséquence grave pour des individus soumis momentanément à leurs effets».
Le général Lorillot accuse réception de cette lettre le 21 mai 1956 en reprenant mot pour mot son contenu de la décision ministérielle de Maurice Bourgès-Maunoury, en y ajoutant cette précision : «Ces corps (chimiques) ne devraient être employés qu’à des doses qui ne soient pas susceptibles d’entraîner de conséquences physiologiques (…), sauf si (les individus) s’obstinaient volontairement à y séjourner pendant de longs délais». Les essais en cours durant l’année 1956 ont sûrement dû déjà laisser transparaître la létalité des gaz. Cette décision prise politiquement sous la IVe République n’est nullement répudiée lors du retour du général Charles de Gaulle au pouvoir en 1958.
Au contraire même, l’emploi des sections armes spéciales est rationnalisé pour améliorer ses effets. La Ve République porte aussi sa part de responsabilité. La France doit sortir de cette impasse. Le premier pas est l’ouverture de toutes les archives pour permettre le travail des historiens de toute sensibilité et de tous horizons.
Pourquoi encore aujourd’hui, 70 ans après le déclenchement de la guerre, et 63 ans après sa fin, est-ce difficile d’écrire toutes les facettes des combats ?
En France, la Guerre d’Algérie reste un sujet encore très politisé. Les travaux historiques réveillent des blessures et provoquent souvent des réactions épidermiques. Nous avons du mal collectivement à regarder en face toutes les facettes de cette guerre coloniale. Sans doute, avons-nous peur de porter le regard sur la société française de cette époque sous le prisme des violences coloniales. Les silences sont encore puissants comme les non-dits. La professeure Raphaëlle Branche l’a bien montré dans son ouvrage : Papa. Qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial. Mais ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il ne faut pas le faire. J’espère que ce film documentaire de Claire Billet et d’Olivier Jobard contribue à mettre en lumière cette facette des combats : la guerre chimique.
Que pensez-vous du cas Aphatie, mis en cause, alors qu’il révèle des aspects documentés horribles de la colonisation et de la décolonisation ?
Il énonce une évidence historique, pas un historien sérieux ne le contredira. En Algérie, il y a eu des massacres de populations depuis les débuts de la conquête coloniale jusqu’à l’indépendance. Mais ce type de prise de parole médiatique permet-elle pour autant d’avancer dans le débat ? Elle a fait hurler l’extrême-droite et a fait réagir l’extrême-gauche en France, mais elle ne permet pas d’améliorer la compréhension des Français sur la nature réelle de cette guerre coloniale. Il faudrait pour cela détailler le type de crime, à quel moment, avec quelle motivation et méthode. Là, on avancerait. Cela nécessiterait de donner la parole dans l’espace public aux spécialistes qui travaillent sur ce sujet. Ce n’est pas toujours le cas. Si le débat se concentrait sur le fonds, nous comprendrions à quel point cette guerre coloniale a été horrible. Parce que dès l’origine, elle se fonde sur un racisme et sur une considération moindre, et c’est un euphémisme, pour les Algériens.
Quelle est l’utilité des documentaires face à la chape de plomb ?
Il est primordial de vulgariser les travaux scientifiques pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Les résultats des recherches peuvent permettre de faire bouger en France la perception de la guerre d’Algérie et du colonialisme. Les témoins algériens, qui interviennent dans le documentaire, lorsqu’on leur demande «qu’attendez-vous de la France ?», répondent : «ni excuses, ni argent, simplement la vérité. Nous sommes prêts à tourner la page». Il faut les écouter et enfin faire bouger les lignes.
Vous allez publier vos recherches. Est-ce difficile de trouver un éditeur ?
J’ai eu la chance de bénéficier, dès le départ, du soutien indéfectible de la maison d’édition Les Belles Lettres et de son éditrice Caroline Noirot. C’est rare de pouvoir compter sur un engagement total de son éditeur. Je l’en remercie très sincèrement. En outre, le Centre national du livre soutient financièrement la réalisation de cette publication. Je profite de votre question pour les en remercier.
Un jour, la vraie histoire de la présence française en Algérie sera-t-elle dite sans lever de boucliers ?
Tous les hommes et les femmes de bonne volonté doivent travailler à cela des deux côtés de la Méditerranée. Il faut savoir à ce sujet que si les Etats ce chicanent entre eux, ce n’est pas du tout le cas des sociétés civiles. Entre universitaires algériens et français, nous échangeons sans cesse. Les petits pas de la France dans la reconnaissance de ces crimes de guerre en Algérie ne suffisent plus. Je crois sincèrement dans le génie des sociétés civiles en France et en Algérie et dans la fraternité des peuples pour réaliser cette tâche de réconciliation.