Par Ali Benouari - Economiste, ancien ministre algérien
du Trésor (1991-1992)
A l’approche du prochain sommet des BRICS, du 22 au 24 août 2023, en Afrique du Sud, les supputations vont bon train sur deux sujets principaux : l’élargissement de cette organisation à de nouveaux membres et l’adoption éventuelle d’une monnaie commune, pour s’affranchir de l’hégémonie du dollar, synonyme d’un ordre international inique, qui s’exerce au détriment des pays du «Sud global». Cette courte étude va tenter de caractériser au mieux cette hégémonie et de montrer qu’une riposte de type monétaire est absolument pertinente.
«Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème !»
Le système monétaire international actuel était régi par les Accords de Bretton-Woods de 1945, jusqu’à ce que le président américain Richard Nixon décide, en 1971, que le dollar ne serait plus convertible en or, faute pour les Etats-Unis de posséder des stocks d’or suffisants.
Un autre événement est venu renforcer le rôle international du dollar, c’est l’accord conclu en 1973 entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, en vertu duquel celle-ci n’accepterait que le dollar dans ses ventes de brut et investirait les bénéfices générés dans des bons du Trésor américain. A partir de cette date, le prix du pétrole était universellement libellé en dollars, renforçant le rôle de cette monnaie comme principale monnaie de paiement et de réserve au monde.
C’est de cette manière que les Etats-Unis ont pu asseoir leur suprématie économique, politique et militaire à l’échelle mondiale. Aucun autre pays ne peut s’offrir un tel privilège, faute de réunir les trois conditions suivantes : pouvoir créer des déficits à la hauteur de la demande mondiale en moyens de paiement, pouvoir imposer sa monnaie aux autres et enfin offrir un marché national qui dispose de la taille et de la profondeur nécessaires pour absorber la monnaie émise.
Dans la gestion de leur monnaie, les Etats-Unis ne sont contraints que par leur intérêt national.
C’est ainsi que pour redonner de la compétitivité à leur économie au cours des années 1970, ils ont laissé glisser le cours du dollar à des niveaux qui ont mis en péril la situation financière de nombreux pays exportateurs de matières premières.
De même, pour lutter contre l’inflation qui sévissait au début des années 1980, la Réserve fédérale américaine n’a pas hésité à hisser son taux d’intérêt de base à un niveau de 20%, entraînant la faillite de nombreux pays d’Amérique latine et d’Afrique.
Incapables de rembourser leurs dettes, ils ont été acculés à aller au FMI. Ceci vient confirmer ce que disait cyniquement, il y a un demi-siècle, John Connally, secrétaire au Trésor de Richard Nixon. «Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème.»
La problématique des déficits structurels américains
Les déficits budgétaires américains sont devenus structurels, atteignant cette année les 1800 milliards de dollars. Ils sont financés par émission de bons du Trésor qui sont souscrits en bonne partie par des investisseurs étrangers, privés et étatiques. Les dépenses militaires comptent pour moitié dans ce déficit (plus de 850 milliards de dollars).
Elles servent à soutenir l’influence américaine à l’étranger, où sont installées plus de 800 bases militaires, ainsi qu’à mener des opérations de subversion et de déstabilisation aux quatre coins du monde Les BRICS ont ainsi raison de vouloir briser la logique absurde qui consiste à financer eux-mêmes une monnaie qui détruit leurs économies et attente à leur souveraineté.
Ils sont convaincus qu’il est illusoire de penser que les Américains mettront d’eux-mêmes un terme à l’accroissement exponentiel de leurs déficits, dont le cumul atteint déjà les 31 000 milliards de dollars, soit 123,5% du PIB du pays. Un ratio analogue à celui des pays les plus endettés. Des déficits qui devraient continuer à gonfler au cours des prochaines années, selon les dernières projections du FMI.
Le rapatriement de l’inflation américaine
Cela dit, on remarque, depuis quelques années, que les étrangers achètent de moins en moins de dette américaine, par crainte de sanctions et de gel des avoirs, à l’instar de ce qui est arrivé à de nombreux pays, dont la puissante Russie. Cela conduit la Banque centrale américaine à racheter elle-même les bons du Trésor non souscrits. Cette monétisation de la dette a, bien entendu, des conséquences inflationnistes, aggravées par trois autres facteurs :
Premièrement la politique protectionniste anti-chinoise qui a démarré sous Donald Trump et dont l’effet est de priver l’Amérique des produits chinois bon marché (contrariant ainsi l’accord Carter-Den Xiao Ping de 1979, qui ouvrait le marché américain aux produits chinois en contrepartie de l’investissement de la Chine dans les bons du Trésor américains). En second lieu, la pandémie de Covid-19, qui a désorganisé pendant deux ans les chaînes logistiques.
En troisième lieu, le conflit en Ukraine et ses conséquences, le sabotage des gazoducs Nord Sream et les sanctions anti-russes, qui ont renchéri le coût de l’énergie et des produits agricoles. Pour contrer justement une inflation qui atteint des sommets inégalés depuis les années 1980, la Federal Réserve (FED) s’emploie à retirer des liquidités du marché par la vente de divers titres, dont… des bons du Trésor.
Un objectif cependant contrarié par l’obligation où elle se trouve de devoir acheter les bons du Trésor boudés par les étrangers. Le niveau élevé des intérêts vient alourdir, par ailleurs, les intérêts à rembourser par l’Etat fédéral qui pourraient dépasser, selon les experts, les 5000 milliards de dollars au cours des 10 prochaines années et représenter près de la moitié de l’ensemble des recettes fédérales d’ici 2050. Deux indices illustrent l’inquiétude actuelle des autorités américaines :
Le premier est le forcing fait auprès de l’Arabie Saoudite pour la convaincre de ne plus facturer son pétrole en Yuan chinois ou en autres monnaies, et de continuer à acheter des bons du Trésor. De revenir, en somme, à l’accord de 1973. Le second est la visite que la secrétaire d’Etat Yellen vient d’effectuer à Pékin, avec pour objectif de persuader les Chinois de reprendre leurs achats de bons du Trésor américains. Là aussi, il y a comme une volonté de revenir aux accords Carter- Den Xiaoping de 1979.
Pour un nouvel ordre monétaire international
Pour mettre fin à l’ordre monétaire actuel, un consensus international est en train d’émerger autour de la nécessité de mettre fin à l’hégémonie du dollar. D’ores et déjà, les BRICS et d’autres pays, qui souhaitent les rejoindre, ont entrepris de contourner le réseau Swift, devenu une arme de sanction entre les Américains et les Occidentaux. Des systèmes alternatifs au Swift sont à un stade avancé, comme le CIPS chinois. Les BRICS ont aussi créé, en 2014, une institution qui se pose comme une alternative au FMI et à la Banque mondiale.
La Nouvelle Banque de Développement (NBD) au capital de 100 milliards de dollars. En parallèle, l’usage des monnaies nationales se répand. Le rouble, le Yuan et la roupie commencent à remplacer le dollar dans leurs échanges, y compris pour le pétrole et le gaz. Mais le projet, qui fait le plus débat au sein des BRICS et en dehors, est sans conteste le projet de création d’une monnaie commune.
Une monnaie BRICS est-elle possible ?
De tels projets ont toujours fait rêver les Africains, les Arabes, les Latino-Américains, rêves restés sans suite. Le projet des BRICS aura-t-il plus de chance ?
Il faut l’espérer, car l’enjeu est cette fois-ci existentiel et mondial. Les forces qui le portent dépassant les limites d’une région ou d’un continent. Mais des difficultés objectives doivent être prises en compte et, pour les surmonter, il faut garder constamment en ligne de mire l’objectif principal à atteindre, qui est la lutte contre l’hégémonie du dollar. Il convient aussi de clarifier certains aspects liés à la nature de la monnaie que l’on voudrait créer.
S’agissant du contexte, d’abord. La complexité du système monétaire international impose prudence et réalisme. On ne peut pas remodeler du jour au lendemain un ordre monétaire qui remonte à 1945, en partant des seuls pays des BRICS, sauf dans une vision à moyen terme et d’élargissement réussi, à l’échelle de plusieurs dizaines de pays.
Il faut également tenir compte de la complexité de créer une monnaie commune à plusieurs pays, sur une base ex-nihilo. L’important est plutôt de mettre en place, progressivement, les conditions qui permettront d’arriver à une dédollarisarion réussie et irréversible. Il faut aussi considérer la politique des échanges en monnaies nationales comme une étape première et non comme un but marginal ou secondaire.
La dollarisation de l’économie mondiale s’est nourrie, en effet, non pas du commerce avec les Etats-Unis, mais du commerce des autres pays entre eux. Qu’on en juge : le commerce extérieur américain ne représente que 20% dans le total des échanges mondiaux, alors que le dollar est utilisé dans 54% de ces échanges. Par ailleurs, 90% des matières premières se négocient en dollars.
Cette réalité ne peut que renforcer le processus de dé-dollarisation. A noter, à cet égard, que depuis le lancement de l’euro en 1999, la part des actifs en dollars américains dans les réserves des banques centrales a baissé de 71 à 59%. Il faut enfin admettre qu’une monnaie au sens plein du terme doit être en même temps un moyen de paiement, une unité de compte et une valeur de réserve, et que le droit régalien de «battre monnaie» suppose la création d’une banque centrale commune aux pays concernés.
Or, les BRICS ne sont ni un Etat ni un groupement institutionnalisé d’Etats. C’est un ensemble disparate d’entités à l’inégal degré de développement, qui doivent encore construire les bases de leur rapprochement. Tâche d’autant plus difficile que l’ensemble des BRICS est appelé à s’élargir et que ses membres sont éparpillés sur tous les continents.
Une monnaie de compte commune ?
Mais s’il n’est pas possible pour les BRICS d’émettre une monnaie qui remplit la fonction de moyen de paiement et celle, par conséquent, d’instrument de réserve, il est en revanche possible d’imaginer une monnaie de compte commune.
C’est, d’ailleurs, la monnaie de compte qui constitue le principal enjeu. Elle est à mettre au même rang de priorité que l’utilisation des monnaies nationales pour contrer l’influence du dollar. Pour illustrer son importance, il est utile de rappeler un fait oublié de tous, qui est la tentative de l’OPEP, en 1975, de modifier le libellé du prix du pétrole, en remplaçant le dollar par le DTS.
Ce projet était inscrit à l’ordre du jour du Sommet de l’OPEP qui s’est tenu du 3 au 5 mars 1975 à Alger. De manière très surprenante, ce projet n’a pas été retenu, sans que l’on ne sache officiellement pourquoi. Mais tout le monde savait qui était le (seul) bénéficiaire de cet échec. L’OPEP a ainsi échoué à prendre une décision qui aurait certainement limité l’usage international du dollar.
Les BRICS auront-ils plus de chance ?
On voit bien, dans l’exemple précédent, l’impact du choix de la monnaie de compte comme étalon de mesure de la valeur d’un bien. La monnaie de compte commune pourrait servir dans les opérations financières entre les institutions des BRICS.
A l’instar du rôle qu’a joué l’ECU, monnaie de compte commune (1979), avant la création de l’euro en tant que monnaie unique (1999). Elle pourrait aussi servir comme monnaie de facturation des échanges commerciaux et les opérations de prêts et d’emprunts entre les membres des BRICS.
Quelle peut être cette unité de compte commune ?
Dans un contrat ordinaire, la monnaie de compte se confond avec la monnaie de paiement. Mais si la monnaie de compte n’a pas l’attribut d’une monnaie de paiement, le règlement de la transaction ne peut se faire que dans un actif tangible, lié à la monnaie de compte par un taux de conversion donné.
A partir de là, on peut imaginer que l’unité de compte peut être n’importe quel étalon : l’or, ou le pétrole, ou une monnaie fiduciaire virtuelle comme les cryptomonnaies, ou une unité de compte composite. Examinons successivement ces options. L’or : difficile de le retenir, car son cours est manipulé par les Américains. Le pétrole : ses grandes fluctuations le rendent inéligible. Sa hausse pénaliserait les pays importateurs, tandis que sa baisse gênerait les pays exportateurs.
Une cryptomonnaie. C’est à la mode, mais comment s’assurer de sa stabilité ? L’unité de compte choisie ne doit pas être volatile, afin de ne pas perturber les équilibres financiers des pays qui l’adoptent. On peut penser à ce qu’on appelle une «cryptomonnaie stable», adossée à une monnaie fiduciaire, à l’or, à un produit boursier ou à un panier de monnaies. Mais on ne voit pas trop l’intérêt à passer par ces chemins. Il serait donc plus logique d’utiliser une unité de compte composite, c’est-à-dire basée sur un panier de monnaies convertibles.
L’unité de compte doit être elle-même librement cotée. L’idéal serait de créer une unité de compte qui soit basée sur un panier composé des monnaies des BRICS. Mais il faudrait pour cela attendre la fin du processus d’élargissement de cette instance et être sûr que les monnaies des membres soient toutes convertibles. En attendant, on pourrait songer à utiliser une monnaie composite déjà éprouvée.
Utiliser le DTS comme unité de compte ?
L’idée ne doit pas être rejetée a priori. Rappelons-nous que le DTS avait séduit l’Opep en 1975 et fortement mécontenté les Américains. Le DTS est en effet une monnaie de compte, assise sur un panier de cinq monnaies, dont le poids est ajusté de temps à autre, pour tenir compte de l’évolution des économies respectives.
Ces monnaies sont le dollar (qui pèse pour 41,73%), l’euro (30,93% ), le yuan chinois (10,92%), le yen japonais (8,33%), la livre sterling (8,09%). La composition de ce panier donne au DTS une certaine stabilité. Sa cotation est assurée quotidiennement par les services du FMI. Si donc le DTS est retenu comme la monnaie des BRICS, les exportations et les importations entre les membres seraient libellées dans cette monnaie de compte, tandis que les règlements ou les paiements effectifs se feraient dans la monnaie de leur choix.
Il n’est pas indispensable que les monnaies choisies pour le règlement (yuan, rouble, roupie, etc.) soient disponibles sur le marché en grande quantité, si l’on se concentre sur le règlement des soldes résultant des échanges, après compensation des dettes et des créances entre les membres des BRICS. Le choix du DTS, comme unité de compte des BRICS, aurait aussi l’avantage de venir appuyer la revendication d’une refonte du système hérité de Bretton-Woods, réclamée par la majorité des 190 Etats membres du FMI.
Une chambre de compensation pour régler le solde des échanges
Le règlement des échanges entre membres des BRICS pourrait effectivement se faire au travers d’une chambre de compensation à créer entre les pays membres.
Le solde déficitaire d’un membre vis-à-vis d’un autre pourrait ainsi se régler en or ou en matières premières ou par l’octroi par le créancier d’une ligne de crédit qui pourrait être garantie, si nécessaire, par des actifs du pays débiteur (énergétiques, miniers, aurifères, industriels, agricoles, ou autres).
La souveraineté de chaque pays serait ainsi mise à l’abri des crises financières récurrentes générées par l’ordre monétaire actuel ainsi que des pressions et sanctions unilatérales décrétées par les Etats-Unis. En guise de brève conclusion à cette étude, il me paraît utile de souligner que l’émergence du pôle des BRICS est une opportunité historique pour construire un nouvel ordre mondial multipolaire.
Dans cette construction, les éléments monétaires joueront un rôle essentiel, davantage que les éléments purement politiques ou idéologiques, même si, à la base, il s’agit bel et bien d’une contestation politique de l’ordre établi.
A preuve, la grande diversité des pays qui souhaitent rejoindre ce pôle. Parmi eux, de nombreux pays non alignés, dont le Mouvement avait appelé, lors de la conférence d’Alger en septembre 1973, à l’avènement d’un «nouvel ordre économique mondial». Appel qui sera adopté par consensus lors de l’Assemblée générale des Nations unies en mai 1974.
Et ce n’est certainement pas par l’effet du hasard si l’Opep qui comptait en son sein une majorité de pays non alignés, a imposé, un mois après la conférence d’Alger, la première grande augmentation des prix du pétrole. Entrer dans les BRICS ne signifie donc pas un alignement sur la Chine, la Russie ou l’Inde. Au contraire, les BRICS font écho à l’appel des non-alignés, qui comptent aujourd’hui 120 membres et 17 observateurs.
Cela dit, le défi n’est pas simple, car la pensée économique et toutes les innovations financières qui imprègnent nos écoles, nos universités et notre mode de pensée sont venues du Nord. Tout comme les invasions coloniales, d’ailleurs.
Il est donc grand temps pour les pays du Sud d’engager toutes leurs ressources intellectuelles et matérielles dans la bataille pour construire un ordre plus juste.