La révolution de l’Intelligence artificielle générative (IAG) est enclenchée et elle ne manquera pas d’impacter tous les aspects de la vie des individus et des nations. Si certaines des transformations qui seront véhiculées par l’IAG promettent d’être positives, d’autres en revanche seront porteuses de sérieux risques et défis.
Dans le domaine économique en particulier, les progrès techniques marquants de l’année passée de l’IAG ouvrent de réelles perspectives pour booster la productivité du travail (quantité produite par travailleur) et appuyer une croissance plus solide, affaiblie depuis une décade par des trends structurels contraignants.
A contrario, cette même technologie va être également source de pertes d’emplois (ce qui pose la question du coût de la reconversion des travailleurs dont les emplois seront menacés), d’aggravation des inégalités sociales (ce qui pose le besoin d’accompagner l’IAG par des politiques sociales bien ciblées) et de propagation rapide de la désinformation (ce qui implique une coopération internationale pour encadrer de façon appropriée l’usage de cette technologie). Pour ce qui est de l’Algérie, le modèle de croissance actuel est essoufflé en raison d’une productivité du travail qui stagne.
Combinée à des réformes macroéconomiques, structurelles et sectorielles articulées dans un plan global et cohérent à moyen et long termes, l’IAG ne manquera pas d’être un vecteur d’augmentation de la productivité, de renforcement de l’activité économique et de création d’emplois. Discutons de ces points.
Les perspectives de croissance mondiale en 2024 et à moyen terme sont défavorables. Les raisons sont diverses, dont : (1) - l’obsolescence du modèle actuel de croissance mondiale qui dépend d’une hausse massive mais insoutenable de la capacité de production en Chine et dans d’autres économies émergentes ; (2) - un contexte macroéconomique rendu difficile par : (i) le maintien de politiques monétaires restrictives ; (ii) l’alourdissement de l’endettement des ménages, des entreprises et des états qui ont emprunté à des taux ultra-bas au cours des années passées et qui doivent désormais faire face à un alourdissement du service de leur dette ; et (iii) la diminution des investissements publics et du coût élevé du capital ; (3) - l’essoufflement de la productivité du travail au cours de la décennie précédant la pandémie de Covid-19, notamment aux Etats-Unis où elle se situe seulement à 0,16% ; (4)- le vieillissement de la population au niveau des pays qui comptent pour plus de 75% de la production économique mondiale, amoindrissant ainsi fortement l’offre de travail ; (5)- la multiplication des politiques industrielles et les restrictions au commerce mondial ; (6) - les tensions géopolitiques et conflits et (7)- les chocs du changement climatique.
Une hausse de la productivité du travail qui favorise la croissance économique va reposer, entre autres, sur le rebond technologique offert pat l’IAG.
Le lien technologie et productivité du travail. L’augmentation à long terme de la productivité du travail est un élément fondamental qui résulte de nombreux facteurs, dont les principaux sont : (1) la stabilité macroéconomique ; (2) l’investissement dans le capital physique et l’amélioration du capital humain ; (3) des institutions de qualité, un système financier performant et une bonne gouvernance économique favorisant une réaffectation optimale des ressources vers des secteurs plus productifs; (3)- la formation sur le tas, le renforcement des capacités de gestion et une plus grande exposition des entreprises au commerce international et investissements étrangers ; (4)- une démographie favorable appuyée par des politiques boostant le taux de participation ; et (5)- l’innovation et le transfert de technologie transfrontalier, y compris à travers la participation aux chaines de valeur mondiales ou régionales. Ces deux derniers facteurs sont devenus des déterminants cruciaux dans le processus d’amélioration de la productivité du travail et de hausse de la croissance économique.
L’avènement de l’IAG est en mesure de faire rebondir l’économie mondiale. En 2024, la réduction de la taille des modèles LLM (mode de base du GPT) va permettre leur intégration sur moins de puces et augmenter leur vitesse d’exécution, facilitant ainsi la commercialisation des produits de l’IAG. Certains de ces nouveaux modèles peuvent même fonctionner sur un ordinateur portable ou un smartphone. Ce rebond technologique devrait de plus atténuer les contraintes de l’offre de travail dans de nombreux pays (en particulier ceux qui font face à une diminution du pool de la main d’œuvre), accroitre la productivité du travail et ouvrir la voie à une augmentation de la valeur ajoutée (donc une hausse du PIB).
Notons toutefois que les pleins effets de l’IAG sur la productivité du travail et sur l’économie vont se faire sentir progressivement, le temps de rendre cette nouvelle technologie pleinement opérationnelle et moins coûteuse et favoriser son plein essor. Selon deux économistes américains de l’Université de Stanford James Manyika et Michael Spence (Prix Nobel d’économie 2001), l’IAG pourrait générer sur le moyen terme plus de $4000 milliards de revenus additionnels (qui viendraient s’ajouter aux $11,000 milliards que devrait créer l’intelligence artificielle classique).
L’avènement de l’IAG va poser de nombreuses questions stratégiques qui doivent être prises en charge par les politiques publiques. Contrairement à la mondialisation dont les effets négatifs n’avaient pas été anticipés à temps par les autorités publiques au niveau mondial, l’avènement de l’IAG peut être préparé et des politiques publiques appropriées mises en place.
A charge pour ces dernières d’apporter des réponses à un certain nombre de questions stratégiques : (1)- Peut-on et comment encourager les types d’IAG qui complètent le travail de l’homme au lieu de l’imiter et de le remplacer ? (2)- Faut-il préparer des programmes de reconversion et des programmes d’appui lors de la période de transition ? (3)- Quelles sont les voies et moyens pour permettre à toutes les entreprises d’accéder à l’IAG ? (4)- Quel type d’écosystème à mettre en place pour faciliter l’introduction de l’IAG et quelles mesures pour l’appuyer ? (5)- Comment est-ce que les entreprises devraient-elles aborder la mise en œuvre de l’IAG ? et (6)- Quelles sont les mesures à prendre pour permettre à l’IAG de conduire à des innovations fondamentales ?
L’Algérie fait face aux défis de la productivité du travail et de la croissance économique : Examinons les données disponibles à fin 2022/2023 pour comprendre :
1. Une croissance économique bloquée depuis 2000 : Cette dernière a atteint 3% en moyenne entre 2000-2019, -5,1% en 2020 (pandémie), 3,4 % en 2021, 3,2% en 2022 et 3,8 % en 2023. Sur le moyen terme, et en l’état des politiques macroéconomiques, structurelles et sectorielles et de l’environnement économique externe contraignant, les perspectives de croissance économique restent défavorables, cette dernière devrait se situer en moyenne à 3%. Un taux qui ne permettra pas de faire baisser le chômage (11,8 %) et de répondre aux attentes des nouveaux entrants annuels (environ 200,000, dont 160,000 de primo demandeurs).
2. Un modèle de croissance intensif, coûteux et essoufflé : Les facteurs contribuant à celle-ci sont les suivants : (1) facteurs de production capital et travail (65%) ; (2) développement technologique (4% environ) ; et (3) facteurs macroéconomiques, structurels et autres (31%). En continuant de privilégier la seule accumulation des facteurs de production, le modèle de croissance intensive est devenu intenable d’autant plus que la gouvernance économique s’affaiblit continuellement du fait :
(1)- des déséquilibres macroéconomiques (déficits colossaux des finances publiques, taux de change surévalué, canal de transmission de la politique monétaire faible) ; (2)- de rigidités structurelles (cadre des affaires contraignant, structures économiques manquant de flexibilité, faiblesse de la profondeur et de l’inclusion financière, ouverture commerciale limitée) ; et (3)- de l’absence de vision à long terme. Quatre indicateurs traduisent l’essoufflement du modèle de croissance actuel. Avec un investissement en moyenne de 40% du PIB au cours des trois dernières décades, le taux de croissance aurait dû se situer à environ 7% au moins (au lieu de 3%), la richesse aurait pu augmenter de $50 milliards, l’emploi créé aurait dû atteindre 3,1 millions de postes (au lieu de 1,5 millions), le coût unitaire de chaque emploi créé aurait dû être de $55 000 (au lieu de $116 200 en moyenne) et les recettes fiscales auraient dû enregistrer 1 point de PIB de plus.
3. Une productivité du travail très faible et des salaires à fin 2023 qui restent très bas. A l’exception d’un niveau record en 1994 (9,01%) et d’une chute brutale de 6,20% en 1997 et de 0,57% en 2021, la productivité du travail en Algérie s’est améliorée faiblement de 0,20% entre 1992-2022. Cette baisse n’est pas propre à l’Algérie. Elle s’explique par la stagnation ou la contraction de l’investissement et/de son efficience.
Dans le même ordre d’idées, le salaire moyen était d’environ 58 000 DA dans le public et 34 000 DA dans le secteur privé en 2022 tandis que les volumes horaires de travail étaient de 40 heures par semaine.
Les réformes et mesures pour renforcer la productivité du travail et booster la croissance économique en Algérie.
Le renforcement de la productivité du travail passera par des réformes macroéconomiques, structurelles et sectorielles ambitieuses et surtout par l’absorption de nouvelles technologies.
Un nouveau modèle de développement économique et social s’impose pour lever les contraintes structurelles qui bloquent l’économie du pays. L’objectif est de mettre sur pied au cours des trois prochaines décennies une nouvelle économie décarbonisée tirant sa croissance diversifiée provenant, entre autres, du numérique, du vert, du bleu et de l’économie de la connaissance pour faire passer l’Algérie de pays en développement à revenu intermédiaire à celui de pays émergent à l’horizon 2050.
En appui de cet objectif ambitieux mais réalisable, il faut se doter d’une nouvelle stratégie cohérente et globale articulant des réformes profondes sur les plans macroéconomique, structurel et sectoriel. Elle devra tenir compte, en outre, de la reconfiguration du contexte géostratégique international et de l’explosion en cours de la technologie (notamment l’intelligence artificielle générative qui va bouleverser la macroéconomie mondiale).
Un des axes importants sera de renforcer la gouvernance économique, clé de voute de la productivité du travail. Selon des études menées par les institutions de Bretton Woods, l’Algérie a fait des progrès en matière de gouvernance économique au cours des dernières années.
Ces derniers devraient être poursuivis pour améliorer davantage : (1)- l’efficience des structures publiques ; (2)- la gouvernance budgétaire (avec des actions pour renforcer le recouvrement de la fiscalité ordinaire, améliorer les performances de l’administration fiscale et douanière, accroitre l’efficience de l’investissement public, faciliter l’accès du public aux informations budgétaires et sa participation au processus budgétaire et renforcer le processus de passation des marchés et de l’audit budgétaire, domaines où des progrès devraient nous mettre au même rang que les pays avancés ; (3)- la gouvernance du secteur des entreprises publiques (SEP) qui manque de stratégie à long terme sur le rôle que ce dernier doit jouer ; (4)- la gouvernance du secteur financier commercial; et (5)- le cadre des affaires qui doit être boosté davantage par l’élimination des contraintes structurelles, y compris une simplification de l’acte d’investissement. Un autre axe non moins important sera d’embrasser l’IAG et d’en faire un outil du dynamisme économique du pays à condition d’en maîtriser les défis.
Nous devons d’ores et déjà commencer à capitaliser sur les opportunités présentées par ces technologies (même si les premiers développements ont été principalement concentrés au niveau des grands pays avancés). Pour ce faire, il faudra lancer rapidement un processus de réflexion pour articuler une stratégie d’absorption et de maitrise à terme (si besoin est) de cette nouvelle technologie.
Cette stratégie doit apporter des réponses à plusieurs questions importantes, notamment la disponibilité des moyens logistiques de base (pénétration Internet, connexion électrique et réseaux) ; (2) le cadre juridique pour l’utilisation appropriée et une protection contre les impacts négatifs ; (3) la construction éventuelle de l’écosystème approprié sur le moyen terme, notamment : (i) la disponibilité d’énormes quantités de données; (ii) une architecture en termes de réseaux de neurones qui utilisent des mathématiques sophistiquées pour mettre au point des modèles d’IAG ; (iii) une forte puissance informatique qui permet de procéder à des calculs distincts et simultanés ; (iv) des plates-formes cloud qui permettent aux développeurs d’exploiter le matériel informatique dans un modèle de déploiement cloud (Google, Amazon, Microsoft et Oracle) ; et (v) une capacité de création d’applications informatiques et numériques ; et (6) la conception de toutes les politiques sectorielles pour accompagner cette révolution technologique. Cela semble ambitieux mais sur le moyen terme, un choix stratégique en faveur de l’IAG sera très bénéfique pour le pays.
Par Abderahmi Bessaha , Expert international