Alors qu’il affirme qu’il se situe plutôt «dans la lignée des historiens-citoyens engagés, comme le furent Pierre Vidal-Naquet, André Mandouze ou André Nouschi», Benjamin Stora rappelle qu’en réalisant, en un temps très court (six mois), le rapport que lui avait demandé le président Macron, son objectif «n’était pas de recommencer un énième livre sur l’histoire de la colonisation, de la résistance, des massacres ou de la naissance du nationalisme algérien. C’était de dresser l’inventaire des relations mémorielles entre la France et l’Algérie, pour essayer de trouver les voies d’un apaisement mémoriel, d’une réconciliation possible à partir de questions particulières».
- A la faveur du soixantième anniversaire des Accords d’Evian, on assiste, en France, à un flux inédit d’ouvrages, de colloques, de conférences, de documentaires audiovisuels, de films, de pièces de théâtre… Comment expliquez-vous cette effervescence académique, littéraire, artistique et médiatique ?
Effectivement, à l’approche du soixantième anniversaire de l’indépendance algérienne, se multiplient en France toutes sortes d’initiatives. En particulier, la diffusion, en ce mois de mars 2022, de deux grands documentaires sur l’histoire de cette guerre, sur ARTE et France 2. Également, de nombreux ouvrages seront publiés, des témoignages d’acteurs de l’époque ou des récits d’histoire. Ces nombreux ouvrages et témoignages tentent de montrer les névroses liées à cette guerre si particulière, le besoin de parole des acteurs, la désorganisation de la vie personnelle et affective. Ces ouvrages, colloques, conférences, documentaires tentent de faire le lien entre la colonisation et la guerre d’indépendance algérienne, alors que trop souvent la guerre est traitée avec une forme d’exceptionnalité. La tendance à ne parler «que» de la guerre d’Algérie est encore forte, mais on ne peut que se réjouir des voix qui dénoncent le système colonial dans son ensemble qui a produit beaucoup de violences
L’intérêt est toujours aussi important dans la mesure où la séquence guerre d’indépendance algérienne est fondatrice en France de la naissance de la Ve République, ou de la crise de l’ensemble des partis politiques, de droite comme de gauche. A droite, la position du général de Gaulle a été vivement contestée et ce «camp d’opposition» s’est fracturé donnant naissance à une extrême droite très active dans son antigaullisme, et encore aujourd’hui hostile à l’indépendance de l’Algérie.
A gauche, le vote des «pouvoirs spéciaux» en mars 1956, par un gouvernement socialiste, a précipité l’entrée de la France dans une guerre totale contre les nationalistes algériens, par l’envoi des appelés du contingent.
On pourrait aussi, bien sûr, citer le bouleversement du paysage agricole algérien avec le déplacement de deux millions de paysans, cette situation a provoqué l’accroissement de l’immigration algérienne, ce que beaucoup de Français continuent d’ignorer.
- Il est attendu que le président Macron imprime à cet anniversaire, le 19 mars, un geste symbolique fort. Son message s’adressera-t-il ce jour-là aux différents porteurs de mémoires françaises de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie ? Aux Algériens ?
Je ne connais pas l’agenda du président français sur la question algérienne, et m’intéresse surtout à la suite des préconisations de mon rapport, des obstacles rencontrés et des succès enregistrés. Je dirai quand même que la date du 19 Mars est importante pour l’Algérie, et signifie aux yeux de beaucoup de Français le retour des fils, maris, pères dans leur famille. Cela reste un symbole fort.
- Néanmoins, le 19 mars 1962 ne fait pas consensus dans la société française comme date commémorative de la fin de la guerre...
Il n’y a pas consensus en France, car les anciens partisans de l’Algérie française insistent toujours sur la suite de la guerre (comme la manifestation du 26 mars 1962).
- Vous avez remis, en janvier 2021, au président Macron un rapport sur «Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie» qui a soulevé beaucoup de vagues de part et d’autre de la Méditerranée pour des raisons différentes. Avec un an de recul qu’est-ce qui, selon vous, dans votre rapport est à l’origine de toutes ces réactions ?
La guerre d’Algérie continue de provoquer, en France, des passions, à construire des références et des symboles. Et les images des documentaires ou du cinéma, les actes de commémoration et les livres d’histoire n’arrivent pas, encore, à réconcilier, à résoudre le conflit des mémoires, cicatriser les ruptures anciennes, à créer du positif. Les effets des traumatismes liés à la guerre d’Algérie ont été longtemps sous-estimés.
On peut distinguer les symptômes liés au traumatisme lui-même, à la nature et au degré de la violence perpétrée (ou subie), en particulier la torture ou les liquidations extra-judiciaires (les «corvées de bois») ; et les ruptures que la situation de guerre a entraînées : le déplacement hors de sa vie familiale et professionnelle, la perte d’un proche, l’exil hors de sa terre natale.
La perte de l’Algérie française est vécue par les générations anciennes comme une crise profonde du nationalisme français.
- Les relations historiques et mémorielles entre l’Algérie et la France, si elles sont incontestablement denses, traversent a contrario des périodes de forte tension. Par quels voies et moyens les apaiser, selon vous ? Ne faudrait-il pas commencer par une reconnaissance officielle et solennelle du passé colonial de la France à l’adresse de l’Algérie ?
Différents discours ont été prononcés, comme celui de l’ambassadeur de France en 2005 sur les massacres de Sétif, ou celui de François Hollande à Alger en 2012 contre la brutalité du système colonial. J’ai dit dans mon rapport qu’il fallait un discours, mais cela ne suffira pas. J’ai ainsi donné l’exemple du Japon qui a présenté des excuses à la Chine et la Corée pour les massacres commis. Cela n’a pas empêché les autorités japonaises de construire des musées de valorisation de l’entreprise de généraux de l’empire japonais, qui ont commis des crimes épouvantables. Pour l’Algérie, un seul discours de condamnation du système colonial ne pourra pas éteindre instantanément un incendie mémoriel d’une telle ampleur. C’est une illusion confortable de penser cela. Il faut tout un travail de pédagogie en direction des jeunes générations, en particulier par le biais de l’éducation, avec la volonté politique de le mener à bien. Cela prend du temps, mais il y a un début de mise en œuvre des préconisations de mon rapport qui vont dans ce sens.
- Avez-vous la conviction que votre rapport ait produit des effets ?
Oui, ce rapport a produit des effets. Pour citer quelques réalisations : la reconnaissance par la France de l’assassinat de maître Ali Boumendjel (à la suite de celle de l’assassinat de Maurice Audin) ; l’ouverture plus large des archives françaises ; l’hommage rendu par le président français aux militants algériens tués à Paris le 17 Octobre 1961 ; la relance du projet de mise en œuvre d’un Musée d’histoire de la France et de l’Algérie à Montpellier ; la tenue d’un grand colloque à la BNF et à l’IMA consacré à des figures qui se sont opposées à la colonisation, et qui a rassemblé près de 500 participants, avec les contributions de 30 universitaires ; la reconnaissance de l’assassinat des neuf militants français tués au métro Charonne dans une manifestation anti-OAS ; le discours de pardon aux harkis, abandonnés par le gouvernement français en 1962 ; l’inauguration d’une stèle à Amboise en hommage à l’Emir Abdelkader ; la pose d’une plaque devant le camp de Thol, dans l’Ain, où étaient emprisonnés, sans jugement, les militants algériens entre 1957 et 1962…
- Les reproches n’ont pas manqué sur tel ou tel discours ou des actes accomplis en France, mais il a été réalisé en un an plus de gestes qu’en 60 ans de présidence française pour dénoncer la colonisation…
C’est un travail de pédagogie essentiel, autour de lieux, de personnages, d’événements, qui commence, je l’espère, en dépit des discours très violents de l’extrême droite contre mon rapport.
- En étendant dans un second temps de votre activité d’historien vos travaux sur les questions mémorielles, n’est-ce pas une voie périlleuse que vous avez choisie ?
Je travaille sur l’histoire de l’Algérie depuis de nombreuses années, plus de 40 ans. Quand le président de la République française m’a demandé ce rapport, à faire dans un laps de temps très court, mon objectif n’était pas de recommencer un énième livre sur l’histoire de la colonisation, de la résistance, des massacres ou de la naissance du nationalisme algérien. C’était de dresser l’inventaire des relations mémorielles entre la France et l’Algérie, pour essayer de trouver les voies d’un apaisement mémoriel, d’une réconciliation possible à partir de questions particulières. Imaginer ainsi des travaux pratiques, qui puissent rapprocher les mémoires ; lister les problèmes et trouver des passerelles. Cela m’a pris six mois. Un travail que j’ai fait bénévolement. Est-ce un travail d’historien, ou de politique ? La frontière entre les deux est extrêmement ténue. Je ne crois pas en la déconnection entre un académisme scientifique qui serait froid, «objectif» et, en face, les enjeux de la citoyenneté politique. Je ne travaille pas dans cet esprit. Je n’ai pas envie d’accumuler les sources, puis de les laisser telles quelles, en refusant de leur donner un sens. Je me situe plutôt dans la lignée des historiens-citoyens engagés, comme le furent Pierre Vidal-Naquet, André Mandouze ou André Nouschi. J’essaye de réfléchir aux mouvements qui affectent la société. En l’occurrence, à propos de l’Algérie et de la colonisation, on a vu l’apparition au fil des décennies de groupes distincts, porteurs de mémoires différentes, qui se sont construits dans des identités particulières et ne veulent pas échanger entre eux. La méconnaissance de l’histoire des autres est toujours porteuse d’un enfermement dans un nationalisme agressif, identitaire.
- Il apparaît que la production académique relative à l’histoire coloniale française en Algérie et la guerre d’indépendance est plus abondante en France qu’en Algérie. Comment, selon vous, rétablir un certain équilibre ?
Parmi les préconisations proposées dans mon rapport et réalisées, il y a eu la mise en place d’une «bourse André Mandouze» pour favoriser la recherche en France de chercheurs algériens, accéder plus facilement aux archives françaises. J’espère que la production algérienne (dans le domaine académique, mais aussi cinématographique ou littéraire) sera plus importante dans l’avenir.
- Une vérité historique partagée vous semble-t-elle, à terme, possible ?
Les imaginaires entre Français et Algériens sur la colonisation et la guerre sont encore bien séparés, et la question mémorielle peut constituer un obstacle à un avenir commun. C’est pourquoi je crois davantage dans des initiatives communes, précises, pour s’approcher le plus possible de la vérité historique. C’est ce que j’ai tenté de faire, à mon modeste niveau, en travaillant à la construction de savoirs communs, en histoire et en sociologie, par la production de livres ou de documentaires, avec mes collègues algériens.
Propos recueillis par Nadjia Bouzeghrane