La guerre est de retour en Palestine, et si la diplomatie internationale n’arrive pas à la contenir et la faire cesser, les risques d’un embrasement régional et d’une grave détérioration de l’économie mondiale sont réels.
La résurgence de la guerre à Ghaza est directement liée au rejet par la Palestine de la tentative d’Israël (et d’un certain nombre de pays arabes engagés dans un processus de normalisation avec ce dernier) et de l’Occident en général d’ignorer le fait colonial palestinien d’autant que l’absence de violence durable à grande échelle a produit une fausse illusion de stabilité.
D’ores et déjà, cette guerre est marquée par des coûts énormes inacceptables en termes de pertes humaines et de destruction d’infrastructures au niveau de la Bande de Ghaza.
De plus, elle est en train de bouleverser davantage un contexte géostratégique mondial déjà en voie de fracturation et accroît les risques d’une plus grande déstabilisation de l’économie internationale, confrontée à son rythme de croissance le plus faible depuis plusieurs décennies.
Indépendamment des incertitudes de l’heure et de la poursuite d’une guerre atroce meurtrière et injustifiée ciblant le peuple de Ghaza, le fait colonial palestinien est de nouveau devenu une centralité géopolitique dont la résolution politique et non militaire passera par un cessez-le-feu immédiat et la mise en place d’un véritable plan de paix qui redonne aux Palestiniens un Etat indépendant et viable. Discutons de tout cela.
Les coûts humains provisoires de cette nouvelle guerre
En ce début novembre, les bombardements intenses et ininterrompus de Ghaza ont : (1) entraîné la mort de plus de 10 000 Palestiniens pour la plupart des civils (soit plus de morts en trois semaines que la seconde Intifada qui avait duré cinq ans) et plus de 4000 enfants, (2) endommagé ou détruit environ 45% des maisons et des infrastructures civiles et (3) forcé le déplacement interne de plus de 1,5 million de personnes.
En plus de ces bombardements quotidiens qui n’épargnent pas les hôpitaux, les ambulances (en violation du droit international), les universités, le Centre culturel français, le camp de réfugiés de Jabaliya, Ghaza fait face à un blocus total (en violation du droit international humanitaire) sur les livraisons en nourriture, de carburants et médicaments sans oublier l’alimentation en eau. Ajoutons également l’interruption de toutes les communications vers et depuis la Bande de Ghaza. Prises ensemble, les actions d’Israël ont produit ce que les responsables de l’ONU qualifient désormais de catastrophe humanitaire.
Analyse géopolitique et géostratégique d’une guerre sanglante
Point 1 : La refocalisation du monde sur le fait colonial palestinien et les parties en présence. Ces dernières vingt dernières années, l’importance géostratégique du Moyen-Orient (notamment après les découvertes du gaz de schiste aux Etats-Unis, l’échec des accords d’Oslo et la fragmentation de l’Irak, de la Libye, de la Syrie et du Yémen) avait fortement baissé et ne recevait alors aucune attention particulière de la part des grandes puissances, y compris les Etats-Unis.
Ces dernières ne souhaitaient plus s’investir diplomatiquement dans le dossier du Moyen-Orient, opérant un tournant géostratégique et économique en faveur de la zone indopacifique. De plus, le conflit en Ukraine, la rivalité stratégique avec la Chine, la montée de l’Iran et le changement climatique retenaient l’attention du monde. Un tel contexte avait alors conduit à un enterrement illusoire du fait colonial palestinien, y compris de la part de certains pays arabes qui, pour diverses raisons, se sont précipités de reconnaitre Israël dans le cadre des fameux accords d’Abraham initiés par l’administration de Donald Trump en 2020.
Parallèlement, l’avènement en Israël d’un gouvernement de coalition composé de partis religieux extrémistes avait alors entamé un dangereux processus d’annexion de la Cisjordanie. L’attaque du Hamas du 7 octobre et les représailles disproportionnées et injustes de la part d’Israël ont refocalisé l’attention et l’inquiétude du monde sur Ghaza et la Palestine en général, déclenchant ainsi un ballet incessant de diplomates internationaux qui n’a pas été observé depuis des décades dans cette région jadis l’objet incessant de navettes, de tournées et d’autres sommets visant à construire des projets de paix restés insaisissables.
Le fait colonial palestinien est de nouveau sur le devant de la scène mondiale même si le retour de la diplomatie internationale a pour objectif immédiat de contenir l’extension de la guerre à toute la région et obtenir (sans succès un cessez-le-feu). En premier, citons le Liban (qui fait face à un effondrement économique progressif depuis 2018, à des institutions bloquées par l’absence de Président depuis près d’une année et à l’omnipuissance du Hezbollah sur l’échiquier politique et sécuritaire du pays).
En second, mentionnons l’Iran, déjà au centre de nombreuses tensions locales et qui dispose de la capacité de transformer, si ses intérêts le dictent, l’affrontement entre les Palestiniens et Israël en une guerre régionale. Allié de la Russie dans le conflit avec l’Ukraine et forte de nouvelles relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite sous l’impulsion de la Chine (nouvel acteur mondial), l’Iran est au centre du ballet diplomatique pour empêcher une extension du conflit.
Point 2 : La géopolitique de la guerre. Pour l’heure, l’enjeu majeur est de contenir la guerre uniquement à Israël et le Hamas et d’arrêter les combats, l’Iran (et par extension le Liban) et les Etats-Unis ayant chacune des raisons solides d’éviter une guerre élargie. Israël focalise toutes ses forces militaires aveuglément sur Ghaza.
L’Iran veut probablement éviter un éventuel affrontement avec les États-Unis qui ne souhaitent pas être impliqués dans un conflit régional déstabilisateur qui perturberait les marchés pétroliers, alimenterait l’extrémisme et détournerait l’attention du conflit en Ukraine et nuirait à leurs intérêts stratégiques.
Pour le Hezbollah, allié régional le plus important de l’Iran, il est confronté à ses propres défis au Liban, où une nouvelle guerre avec Israël pourrait aggraver les crises politiques et économiques profondes qui ont déjà considérablement affaibli le pays du Cèdre. D’ailleurs, le Hezbollah vient de déclarer ce 3 novembre son intention de maintenir le statu quo même si Israël a déjà envahi Ghaza et la bombarde aveuglément jour après jour. Pour l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, la guerre pose un risque majeur, y compris la colère des populations locales.
Concernant les autres pays de la région, ils ne souhaitent pas une extension de la guerre. La Jordanie et l’Égypte sont déjà confrontés à de graves problèmes socio-économiques internes, qui seraient exacerbés par l’arrivée de réfugiés de Ghaza. Pour les pays du Golfe, une guerre élargie perturberait leurs ambitieux projets de développement économique et entraver leurs efforts visant à réparer les relations régionales distendues et à mettre fin aux conflits en cours en Libye, en Syrie et au Yémen. Ghaza, pour sa part, est désormais plongée dans une grave crise humanitaire du fait des bombardements israéliens sans précédent et d’une incursion militaire terrestre. A ce stade, il semble qu’aucun acteur extérieur ne veut donc aggraver une situation complexe. Mais tout peut changer vu la volatilité de la situation.
Point 3 : Un cessez-le-feu humanitaire est plus qu’urgent pour éviter un génocide. Déclaration faite par sept rapporteurs spéciaux des Nations unies qui considèrent que la situation à Ghaza comme ayant désormais atteint un point critique de catastrophique humanitaire en raison du blocus total mentionné ci-dessus. En outre, pour ces sept rapporteurs des Nations unies, les alliés d’Israël partagent la responsabilité de cette catastrophe humanitaire et doivent agir maintenant. Pour l’heure, Israël rejette toute trêve humanitaire (sans libération des 220 otages) en dépit de pressions croissantes d’une grande partie de l’opinion internationale.
Analyse macroéconomique d’une guerre
Les indicateurs de base à fin 2023 (source FMI) : (1) une population de 5,1 millions d’habitants (dont 3,1 millions en Cisjordanie), (2) une croissance moyenne de 3% du fait d’un environnement sécuritaire, politique et sociale détérioré, ce qui donne un PIB cumulé de $20,3 milliards et un revenu par tête d’habitant de $3715, (3) des finances publiques fortement dégradées (un déficit budgétaire de 1,9% du PIB, double de celui de 2022) en raison d’une forte masse salariale et de transferts élevés et (4) un déficit du compte courant de la balance des paiements énorme de 14,2 % du PIB du fait de sévères restrictions au niveau des échanges extérieurs.
Une économie fragile, insoutenable et fragmentée. L’économie de l’enclave de Ghaza traîne derrière celle de la Cisjordanie en raison du blocus imposé par Israël, quatre guerres et des divisions politiques intérieures profondément enracinées.
Selon le FMI, entre 2007 et 2022, du fait de la stagnation de l’économie de Ghaza, le revenu par habitant a chuté en moyenne de 2½ % par an et, en 2022, il représentait moins d’un tiers de celui de la Cisjordanie. De plus, 45% de la population active de Ghaza est au chômage et 53 % de la population vit en dessous du seuil national de pauvreté, contre 13% et 14 % respectivement en Cisjordanie. Toujours selon le FMI, les sources de croissance sont la consommation publique pour Ghaza et les dépenses de consommation des ménages pour la Cisjordanie.
La base économique de Ghaza s’étiole en raison de faibles niveaux d’investissement entièrement concentrés dans le secteur de la construction et d’une stagnation du stock de capital (resté inchangé par rapport à 2008). En revanche, celui de la Cisjordanie a plus que doublé. Dernier point, le blocus et l’ouverture intermittente des points de passage avec Israël (Beit Hanoun) et l’Égypte (Rafah) contraignent considérablement les flux commerciaux de Ghaza par rapport à la Cisjordanie.
Impact à court terme de la guerre sur les marchés de l’énergie : Après la forte hausse des prix du pétrole ces deux dernières semaines suite à l’attaque du Hamas contre Israël, les prix du pétrole brut ont reculé la semaine dernière pour se stabiliser en fin de semaine autour de 90 $/b. Ils intègrent désormais pleinement une prime géopolitique de 6 à 7 $/b et devraient continuer à se stabiliser notamment depuis le discours du Hezbollah du vendredi 3 novembre. Pour l’heure, même les marchés pétroliers futurs enregistrent une baisse des paris haussiers sur le pétrole brut. Mais tout peut basculer.
Effets de la guerre sur la région. L’économie israélienne est clairement affectée à travers multiples canaux, notamment l’impact de la mobilisation militaire sur l’offre de main-d’œuvre, la réduction du tourisme, la hausse des dépenses de sécurité, les investissements et les flux de capitaux.
Le shekel s’est déprécié d’environ 5% en termes effectifs nominaux depuis début octobre et la Banque d’Israël compte dépenser $30 milliards pour le soutenir. D’autres pays de la région démarrent dans une situation plus faible. Le Liban est toujours embourbé dans une crise financière d’une extrême gravité, avec une baisse du PIB de plus de 50% depuis 2018.
La Jordanie a une dette extérieure élevée (110 % du PIB) et la guerre pourrait impacter sa stabilité extérieure vu l’importance du tourisme comme source de devises. De façon similaire, l’Égypte compte sur le tourisme pour obtenir des devises fortes, ce qui ne manquera pas de compromettre ses perspectives macroéconomiques, y compris sa dette extérieure et son taux de change.
Pour ce qui est de Ghaza, sa situation économique, déjà très difficile, est devenue dantesque, ce qui exigera des flux très importants d’assistance d’urgence à court terme et davantage de ressources financières et techniques pour la phase de reconstruction future en général. Pour tout le reste de la région, dont le taux de croissance devait remonter en 2024 à 3,4%, la reprise potentielle est fortement compromise pour l’heure.
Si les pays pétroliers continuent de bénéficier d’un baril à $90 (et pendant un certain temps d’un baril qui pourrait atteindre désormais $157 le baril en cas d’extension de la guerre), l’impact sera désastreux pour les pays importateurs déjà en difficulté, comme l’Egypte, le Liban ou la Tunisie, où les marges budgétaires sont déjà faibles et un soutien supplémentaire aux subventions au carburant est quasi impossible.
In fine, à moyen terme, ce sera toute l’économie mondiale qui se dirigerait de façon accélérée vers une récession profonde. Les guerres sont dévastatrices.
Par Abdelrahmi Bessaha , Expert international