Ce grand artiste discret, désintéressé et surtout modeste, n’ayant jamais cherché à se mettre sous les feux de la rampe, était estimé de la part de tous ceux qui l’ont connu et apprécié ce qu’il avait fait pour la culture algérienne.
Dix ans sont déjà passés depuis la disparition du chantre du sraoui et le porte-parole de la chanson sétifienne, Abdelkrim Belkhir, plus connu par Samir Staïfi. Une journée triste était celle du mercredi 8 octobre 2014 à 4h du matin, quand l’artiste avait rendu l’âme à l’âge de 66 ans à l’hôpital Saâdna Abdenour de la ville de Sétif, après un dur et long combat contre la maladie qui avait fragilisé sa santé.
Il avait lutté jusqu’au bout, sans jamais désespérer, mais le sort en avait décidé autrement. La nouvelle de sa disparition avait jeté émoi et consternation dans toute la ville de Aïn El Fouara. Un douloureux départ qui a montré à quel point ce grand artiste, resté discret, désintéressé et surtout modeste, n’ayant jamais cherché à se mettre sous les feux de la rampe, était aimé et estimé de la part de tous ceux qui l’ont connu de près ou de loin, ainsi que de la population de Sétif et de toutes les régions d’Algérie.
Samir Staïfi est resté célèbre pour son énorme apport à la culture algérienne, en général, et pour son immense contribution en vue de la sauvegarde d’un riche patrimoine musical en proie, malheureusement, à la décadence. L’artiste est parti la tête haute, avec grande fierté et le sentiment du devoir accompli, bien qu’il n’ait pas reçu les hommages et les honneurs qu’il méritait amplement de son vivant et même après sa mort.
Durant sa longue carrière qui s’est étalée sur plus de 40 ans, Samir Staïfi a marqué les passionnés de ce genre musical par sa voix forte, mais aussi par son dévouement et sa fidélité pour son art, sa remarquable présence sur scène et sa forte personnalité.
Il avait donné son cachet personnel au patrimoine de sa région, faisant sa célébrité à l’échelle locale, nationale et même à l’étranger. Il avait commencé tout doucement, avant de parvenir au fil des disques et des cassettes à se faire une place de choix parmi les artistes les plus célèbres interprétant ce genre musical très apprécié en Algérie. Avec Nouredine Staïfi, décédé, et Bekekchi El Kheir, encore en vie, il était le digne représentant du patrimoine de sa région à l’échelle nationale et même internationale.
Il savait bien manier les paroles et choisir les musiques, avec une parfaite maîtrise du sraoui, l’une des spécificités musicales de la région des Hauts Plateaux, tout en étant un farouche opposant à la modernisation de la chanson sétifienne. Samir avait toujours répondu présent à chaque fois qu’il était sollicité pour représenter sa région dans les festivals nationaux et internationaux.
Lui qui avait lancé peu avant sa mort des propos qui sonnaient comme un testament d’adieu, en disant à ses amis et proches : «J’ai toujours servi le sraoui et la chanson sétifienne et je continuerai à le faire jusqu’à mon dernier souffle/» Selon des témoignages révélés à la télévision algérienne lors de son décès, Samir Staïfi avait joué un certain temps au sein de l’équipe de football de l’Entente sportive sétifienne (ESS) et avait travaillé comme prothésiste dans un cabinet de chirurgie dentaire, mais sa vraie passion à laquelle il avait consacré sa vie était le patrimoine sétifien.
Une carrière remarquable
Né en 1948 à Sétif, Abdelkrim Belkhir, qui sera connu sous son nom artistique de Samir Staïfi, avait fait ses débuts au sein d’un groupe d’amis dans les fêtes de mariages. Dans un entretien filmé qui lui a été consacré durant l’été 2013, animé et réalisé par Toufik Hedna, l’artiste avait révélé avoir montré un intérêt pour la chanson dès l’âge de 11 ans, soit en 1959.
«J’avais commencé très jeune en fredonnant des chansons de Mohamed Tahar Fergani, Abdelhalim Hafedh, cheikh Afrit et cheikh Bouregaâ ; je me rappelle de ma première chanson que j’ai interprétée à la radio de Sétif, c’était Betloumouni lih d’Abdelhalim Hafedh», avait-il évoqué. «A l’époque, il n’y avait pas de chanson sétifienne, on interprétait beaucoup des chansons de style tunisien, puis on avait commencé à chanter le patrimoine sétifien dans les fêtes de mariage», avait-il ajouté. Samir se rappelait de son premier disque (la cassette n’avait pas fait encore son apparition à l’époque) enregistré dans les années 1970, avec le titre El aâzba staïfia qui avait fait un grand succès.
Il sera suivi par la chanson Khali ya khali, diffusée à la télévision, et qui avait connu une énorme réussite. Ces deux œuvres marqueront d’une manière remarquable le début réel de sa carrière artistique qui s’étalera sur plus de 40 ans. Les chansons suivront et les succès aussi. On citera parmi les titres les plus connus Khatem Sobiî, Kahlouchi, Moul cheche en deux versions, Ya Lalla meddi yeddek lelhenna, Ouinek ya Aïn el Fouara, Haret Zemmour El alia, Rakeb lezrag et autant de dizaines de chansons très populaires que les Algériens ont découvertes à la radio et à la télévision, mais qui sont également très prisées lors des fêtes de mariages, avec l’avènement de la cassette dans les années 1980 et la multiplication des studios d’enregistrement.
Il était très sollicité dans sa région et partout en Algérie, marquant les plus beaux jours de la chanson sétifienne. Samir fait sortir son premier album Moul cheche, contenant des titres comme Ida talet laamar, Amar chifour, Samra goulili, Aliri aliria, et Dala bdala. Il connaîtra la célébrité au fil des nombreux albums produits, faisant le bonheur des passionnés de ce genre musical, dont on cite Rakeb Lezrag, avec les chansons Ya mehlaha ouarda, Moul el kantika et Letnache teaâyete et El Bareh oua lila, ainsi que l’album Khatem sobiî, avec les titres Essemhili ya loumima, Batna ya Batna, Ya zghaida et celui intitulé Saha ya saha, avec des titres comme Aslama djiti, Ya Salah, Alache el ghedra, Mahboub guelbi et Ahna Staïfia. On retiendra surtout sa chanson El ghourba qu’il a interprétée accompagné par le célèbre Messaoud Bellemou à la trompette. Une expérience qui a été immortalisée dans une cassette.
Chanter la beauté et l’exil
Côté musical, il a apporté des innovations sans toucher au fond de la chanson sétifienne, lui donnant plus de rythme et de vivacité où l’inévitable zorna et les percussions restent sa principale particularité, avec une introduction modérée du synthétiseur et parfois de la guitare électrique, ce qui a permis de procurer des sonorités inédites.
Quant aux paroles puisées du vocabulaire local, elles étaient bien étudiées et adaptées en fonction du thème abordé, tout en restant très mesurées par rapport au goût des auditeurs issus des différentes couches sociales. Samir Staïfi a crée son propre style de chant, en ayant son propre orchestre. Il a également porté sa propre touche à la chanson sétifienne, dont l’interprétation reste marquée à chaque fois par une introduction dont il avait seul le secret. Il avait chanté sa ville Sétif, ses harats (demeures), ses fontaines, ses vestiges, ses traditions et tous les souvenirs de la belle époque qui resteront gravés dans la mémoire des nostalgiques.
Il avait également chanté l’amour, la joie de vivre, la beauté de la femme sétifienne en particulier et algérienne en général, comme il a abordé divers thèmes dont les belles traditions d’antan, le patrimoine, les expériences de la vie (belles ou mauvaises), la fierté d’être Sétifien, le chagrin et surtout l’exil. On retiendra entre autres des titres comme Arouah teraouah ya Kamel el ghorba saiba (Rentre au pays Kamel, l’exil est dur), mais aussi des chansons comme Ya mraoueh lewetni et Ouine raki ya bladi.
Le public se souviendra encore de ses apparitions au Festival de Djemila et dans les clips tournés par la station régionale de la télévision de Constantine à travers la nature et la région de Sétif. En raison de leur énorme succès, plusieurs chansons de Samir Staïfi seront ainsi reprises dans diverses occasions par d’autres chanteurs sans son autorisation, ce qui n’avait manqué de soulever son indignation de son vivant. Une sorte de «piratage caractérisé» des œuvres sans aucun respect pour son auteur et pour le public.
Ce qu’il avait toujours dénoncé, considérant qu’il s’agissait de mauvaises pratiques qui portent atteinte à un patrimoine le menant à la décadence. En dehors de la chanson, Samir avait fait une brève apparition dans le célèbre téléfilm Kahla ou Beïda, d’Abderrahmene Bouguermouh, sorti en 1979 où on le voyait dans la scène de la réunion du comité de l’ESS en prévision de la finale de la coupe d’Algérie
Il avait fêté dans une chanson la victoire de l’ESS, son club préféré, qui avait remporté avec l’art et la manière le titre de champion d’Afrique des clubs champions lors d’une mémorable finale jouée au stade Hamlaoui de Constantine par une journée glaciale du 9 décembre 1988. Samir Staïfi nous a quittés, laissant derrière lui un répertoire riche et un vide difficile à combler. Jusqu’à ce jour, il représente encore pour tous ceux qui appréciaient son travail l’exemple de l’artiste authentique, aimant passionnément sont art, et qui avait veillé jalousement à la préservation de la vraie dimension d’un patrimoine qui était sa raison de vivre.