Il y a 30 ans était assassiné le président Boudiaf : Le tragique destin de l’homme de Novembre

29/06/2022 mis à jour: 02:55
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Photo : El Watan

Trente ans après, des images terrifiantes continuent à hanter la mémoire collective.

Quand on regarde les nations qui nous ont dépassés, avec quoi elles nous ont devancé ? Elles nous ont devancé par la science. L’islam…» Telles étaient les dernières paroles prononcées par le chahid Mohamed Boudiaf à la Maison de la culture de Annaba où il prononçait un discours devant un parterre de cadres et d’acteurs citoyens, dont plusieurs associations de jeunes, avant de subir la foudre mortelle d’une rafale d’arme automatique. C’était il y a 30 ans jour pour jour. Ce funeste 29 juin 1992.

Un lundi. Il devait être un peu plus de 11h30. Si Tayeb El Watani, l’homme de 1954, le feu incarné de Novembre, venait d’être assassiné en direct à la télévision. L’auteur de ce véritable parricide était un membre de sa sécurité rapprochée, le sous-lieutenant Lembarek Boumaârafi dit Abdelhak, un officier du GIS, le Groupe d’intervention spéciale. Le félon avait d’abord lancé une grenade pour faire diversion.

Boudiaf tourne légèrement la tête à droite. Il marque un court silence, mais ne prête pas attention plus que cela au bruit sourd qui venait de tonner. Ça sera la dernière image de Mohamed Boudiaf vivant. Quelques secondes plus tard, le voici affalé, gisant dans une mare de sang.

Sidération

Trente ans après, ces images terrifiantes continuent à hanter la mémoire collective. Et ils sont nombreux, très nombreux, à en garder un souvenir précis pour avoir suivi en direct le dernier discours du Président iconoclaste à travers leur poste de télévision, et ont été les témoins malheureux de l’attentat. Hantés oui, et cela, ce traumatisme, en y repensant, continue à nous ébranler, nous saigner le cœur, et l’on n’en revient toujours pas, ce geste fou, désespérément audacieux, dépassant l’entendement.

Et les images défilent à nouveau dans nos têtes, cette salle du Palais de la culture de Annaba sens dessus dessous, plongée dans le chaos, et la voix étranglée par l’émotion d’un présentateur abasourdi (Nacer Aloui si nos souvenirs sont bons) annonçant la nouvelle à la télévision aux coups de 13h30. La nouvelle qui laisse les Algériens sans voix. Tétanisés par le choc. Sidération. «Quoi, Boudiaf ass… ?» On n’y croit pas. Mais les images parlent d’elles-mêmes. En direct à la télévision. Même si elle ment, la télévision, elle ne nous dit pas tout, là, c’était la stricte vérité.

C’était en live. Comme l’assassinat de Kennedy. L’assassinat de JFK qui reviendra dans toutes les discussions sur l’assassinat de Boudiaf. La comparaison va vite s’imposer, en effet, et Boumaârafi, l’auteur matériel du crime, va naturellement endosser le rôle de Lee Harvey Oswald dans la comédie de «l’acte isolé». Aux funérailles du Président, le peuple est inconsolable.

L’émotion embrase El Alia ; Alger bouillonne, entre stupeur et colère. Alger et toutes les villes du pays, jusqu’à la plus petite bourgade. Slimane Amirat est terrassé par une crise cardiaque en pleines obsèques, le 1er juillet, dans la cour du palais d’El Mouradia, peu après s’être recueilli sur la dépouille de son frère d’armes, emporté le pauvre par son incommensurable chagrin.

«Le père de la Révolution assassiné par un cadet de la révolution»

Boudiaf assassiné ! Un séisme. Un tremblement de terre. Le ciel nous est tombé sur la tête. Un spectacle de fin du monde. A la télévision, les images du choc défilent en boucle, et les scènes de consternation populaires saturent le paysage.

Il faut se remettre dans le contexte de l’époque pour mesurer l’ampleur du traumatisme. Un peuple entier orphelin de «Boudy», comme le taquinait affectueusement «Madame Doudoune» sur la Chaîne 3. Orphelin et inconsolable car chacun, en Boudiaf, avait cru trouver un père. Le vrai Père de la patrie, celui qui était revenu comme le messie sauver de nouveau l’Algérie comme il l’avait sauvée, libérée, de la gueule du colonialisme.

Boudiaf le banni, Boudiaf l’exilé, Boudiaf l’oublié des manuels d’histoire, si bien que les moins de 30 ans, en 1992, au moment où il fait sa réapparition pour prendre les rênes du pays, n’avaient jamais entendu parler de ce vieux monsieur au visage émacié, aux gestes parfois brusques, et au franc-parler tonitruant. Les jeunes générations tombaient des nues en prenant connaissance du CV révolutionnaire de ce super-héros à la retraite.

D’aucuns sont émus en faisant le rapprochement entre cet homme débarqué de nulle part et la légendaire photo des «Six», les Six chefs historiques qui allaient décider de la date du 1er Novembre 1954 pour déclencher l’insurrection anticoloniale, et sur laquelle on voit un grand échalas à la moustache fine flottant dans un large costume, se dresser debout tout à fait à droite du groupe. C’est Boudiaf jeune. Il avait alors 35 ans.

Et en très peu de temps, le vieux et néanmoins vif Président réussit le tour de force de conquérir le cœur des Algériens. «Le jour de son retour, je le vois heureux d’être parmi les siens, après un long exil décidé par Ben Bella, parce que Boudiaf n’était pas d’accord avec lui. Il avait confiance en ce pays, surtout la jeunesse algérienne. Il avait de grands projets pour l’Algérie», dit son fils Nacer Boudiaf dans une interview à El Watan Week-End (édition du 29 juin 2012).

Résumant «l’effet Boudiaf», il poursuit : «En à peine six mois, il a redonné espoir à des Algériens qui ne croyaient plus en rien. Sa mort a renforcé cette tendance. Dans son dernier discours, à Annaba, il disait : ‘‘L’être humain n’est que de passage ici-bas. La vie est brève. Nous sommes tous appelés à disparaître’’. Paroles prémonitoires. Quelques minutes plus tard, le père de la Révolution est assassiné par un Cadet de la révolution.»

De la «photo des six» à l’exil forcé

Dans un texte intitulé «Pourquoi Mohamed Boudiaf a été assassiné ?», l’anthropologue Mahfoud Bennoune, par ailleurs ancien agent de liaison de la Wilaya 2 historique, synthétise le parcours fulgurant du fondateur du FLN en écrivant : «Boudiaf, ce vétéran du nationalisme algérien nommé président du Haut Comité d’Etat le 14 janvier 1992, a eu à accomplir quatre grandes missions durant les quatre moments décisifs de l’histoire de l’Algérie contemporaine.

De 1947 à 1950, il a recruté les membres de l’Organisation spéciale qui seront les fondateurs du FLN/ALN et implanté ses cellules dans le Constantinois. De 1953 à 1954, devant l’impasse du mouvement national, il fit appel aux hommes qu’il avait lui-même forgés pour déclencher la Révolution qui arrachera l’indépendance en 1962. Forcé à l’exil après s’être, en vain, opposé à l’établissement du ‘‘système’’, Boudiaf viendra encore une fois au secours de la patrie en danger après les élections législatives de décembre 1991. Mais au moment où il renouait avec le peuple, l’homme du 1er Novembre fut liquidé physiquement. Ce crime ignoble a rendu le drame que nous vivons inéluctable.» (in : «La parole aux Algériens. Violence et politique en Algérie», revue Confluences Méditerranéennes n°25, Printemps 1998).

Explicitant les raisons qui ont poussé Boudiaf à accepter de prendre la tête de l’Etat dans un contexte sociopolitique aussi explosif après l’arrêt du processus électoral le 11 janvier 1992, Bennoune note : «Boudiaf avait déclaré, quelque temps avant son retour, qu’il ne rentrerait que s’il pouvait être utile au pays.» Et de rapporter à l’appui ces propos de l’ancien chef du PRS : «Mais si c’est pour faire des histoires, non.

L’Algérie a besoin d’hommes capables de se sacrifier pour elle, la servir et non se servir.» L’anthropologue affirme par ailleurs que «dès son premier discours à la nation, Boudiaf exprima sa volonté de rassembler tous les Algériens». Mahfoud Bennoune cite dans la foulée ce passage de ce premier discours qui reflète la démarche inclusive du président Boudiaf : «A tous sans exception, je tends la main avec confiance et espoir et renouvelle mon appel à la réconciliation, l’entraide et la coopération pour l’édification de l’Algérie dont avaient rêvé nos martyrs et dont rêvent nos jeunes aujourd’hui. Une Algérie où régneront la paix, la clémence, la tolérance, l’unité et le travail créateur. »

«Il avait été notre chef à tous»

Dans son récit recueilli par Daho Djerbal, Lakhdar Bentobbal décrit Boudiaf en ces termes en évoquant la réunion des Vingt-Deux : «Quand nous nous sommes réunis, les 22 ont voté pour que Boudiaf soit le rapporteur (Ben Boulaïd présidait la réunion).

Il était au rang le plus élevé dans la hiérarchie de l’OS et, de ce fait, il avait été notre chef à tous. Nous avions confiance en lui et en plus, dans notre geste, il y avait une sorte de reconnaissance implicite de l’ordre hiérarchique. Il était le supérieur de Ben Boulaïd, de Didouche et de Ben M’hidi, et comme tous les autres étaient à la base les subordonnés de ces derniers, la désignation de Boudiaf n’a pas fait de problème.

D’un autre côté, c’était vraiment le meneur ; il avait été la cheville ouvrière du CRUA et le rôle qu’il a joué dans la préparation de cette réunion avait été déterminant. Nous n’avons aussi jamais considéré qu’il avait fléchi après 1950 ; il était resté fidèle à lui-même et nous n’avions aucun doute à son encontre, cela aurait été trop grave à ce stade, puisqu’il était le seul à pouvoir réunir le consensus. » (Lire «Lakhdar Bentobbal. Mémoires de l’intérieur» de Daho Djerbal. Editions Chihab, 2021).

Pourtant, ce même leader charismatique qui aura été de tous les moments-clés du combat libérateur, connaîtra, à l’instar d’autres chefs de la Révolution (Aït Ahmed, Khider, Krim Belkacem…), un destin ingrat après l’indépendance.

Suite à de profonds désaccords avec Ben Bella, il est arrêté le 21 juin 1963 et placé en détention dans le Sud. Condamné à mort en 1964, il réussit à s’évader vers la France. Depuis, il mène une vie de déraciné, ballotté entre la France et le Maroc, avant de s’établir à Kenitra où il acquiert une briqueterie. Il avait dissous son parti, le PRS, à la mort de Boumediène, et s’était pratiquement retiré de la vie publique.

Acte isolé ?

Pour faire la lumière sur l’assassinat de Mohamed Boudiaf, une commission d’enquête indépendante a été instituée par décret le 4 juillet 1992. Composée de six membres, la commission est présidée par le moudjahid Ahmed Bouchaïb (1918-2012), ancien membre des «22» et compagnon de lutte du défunt Président, d’où son nom : «Commission Bouchaïb».

Celle-ci est «chargée de faire la lumière sur les circonstances de l’assassinat de feu le président Mohamed Boudiaf, ainsi que sur l’identité des auteurs, instigateurs et commanditaires de ce forfait». Le 25 juillet 1992, la commission rend ses conclusions préliminaires où elle exclut d’emblée la thèse de l’acte isolé et pointe des négligences coupables qui ont été fatales au chef du HCE. Le 9 décembre 1992, elle rend son rapport définitif. Si elle maintient sa version initiale en écartant la thèse de l’acte isolé, la commission d’enquête n’est pas en mesure d’identifier les commanditaires. Cependant, elle a précisé que le crime «profitait au FIS».

Le 15 mai 1995, et après plusieurs reports, s’est ouvert le procès de Lembarek Boumaârafi à la cour criminelle d’Alger. Le 3 juin 1995, il est condamné à la peine capitale. Toutefois, la sentence ne sera jamais exécutée.

Dans son réquisitoire, le procureur insiste sur le fait qu’il n’y avait eu «ni complot ni commanditaire» dans le meurtre. Une thèse que la famille n’aura de cesse de réfuter en réclamant la réouverture du dossier. Le 14 novembre 1992, Fatiha Boudiaf écrivit au successeur de son mari à la tête du HCE, en l’occurrence Ali Kafi, en lui disant clairement sa conviction que le sous-lieutenant Boumaârafi n’était que «l’exécutant d’autres commanditaires qui actuellement ne sont nullement inquiétés et continuent d’exercer leurs fonctions aux plus hauts niveaux de l’Etat».

«Aucun responsable n’a été inquiété»

Dans une interview au site Dernières Nouvelles d’Algérie (dna-algerie.com) publiée le 30 juin 2012, Nacer Boudiaf déclare : «J’ai dit en 1992 que ce sont les gens qui l’ont ramené de son exil au Maroc qui sont responsables de son assassinat. Vingt ans plus tard, je n’ai jamais eu de réponses à mes questions, le peuple n’a jamais eu de réponses de la part de ces gens-là. Les gens qui ont sorti Mohamed Boudiaf de son exil pour lui confier les destinées du pays sont connus : ce sont Khaled Nezzar, Ali Haroun, Sid Ahmed Ghozali, le général Touati, Smain Lamari, Mohamed Lamari, le général Mohamed Mediene dit Tewfik, Larbi Belkheir…

C’est à ces dirigeants-là qui lui ont confié cette responsabilité de s’expliquer !» Et de relever : «Boumaârafi est un militaire, il devait donc être jugé par une juridiction militaire. Or, cela n’a pas été le cas. Il a été jugé par un tribunal civil. Ensuite, tous les responsables ont été auditionnés par la commission Bouchaïb, même le général Mohamed Mediene. Or, personne n’a été poursuivi par la justice.

Personne. Hormis l’assassin, aucun responsable n’a été inquiété. Aucun responsable de la sécurité présidentielle n’a été sanctionné. C’est pour cela que nous parlons d’un complot. Un chef de l’Etat a été tué en direct à la télévision et aucun responsable ne répond de cet acte. Le travail a donc été bien fait. Il y a eu des défaillances sécuritaires et ils doivent rendre des comptes devant la justice. Boumaârafi ne doit pas porter seul la casquette.»

 

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