Il oppose les forces kurdes aux factions soutenues par la Turquie : Ce conflit armé qui persiste en Syrie

24/12/2024 mis à jour: 00:47
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Les factions en Syrie n'ont pas encore réussi à enterrer la hâche de guerre

Lorsque la coalition armée dirigée par Hayat Tahrir Al Sham (HTS) avait lancé son offensive contre le régime de Bachar Al Assad le 27 novembre en partant à la conquête d’Alep, cette opération a soulevé de vives craintes. 

On redoutait que la campagne militaire ne s’enlise et ne se transforme en un nouvel épisode dramatique de la longue et déchirante guerre civile syrienne qui a éclaté en 2011. Et lorsque l’aviation russe s’est mise de la partie, volant au secours d’une armée syrienne qui essuyait revers sur revers, nombre d’observateurs pronostiquaient l’élargissement du conflit armé, comme en 2015 lorsque la Russie avait sauvé Al Assad d’un effondrement certain. Au final, l’affaire a été pliée en une dizaine de jours. Le 8 décembre au matin, Damas tombait comme un fruit trop mûr aux mains des rebelles sans rencontrer de résistance notable. Le peuple syrien s’en est miraculeusement sorti, l’offensive fulgurante conduite par Abou Mohammad Al Joulani ayant fait relativement peu de pertes parmi les civils. 

Cependant, même si la paix est revenue à Damas et que le peuple syrien continue à célébrer dans une liesse indescriptible la fin de la dictature, les armes ne se sont pas tues pour autant sur l’ensemble du territoire. De fait, il subsiste encore un conflit armé des plus âpres en Syrie. Il concerne particulièrement les régions kurdes du Nord et du Nord-Est. Il faut savoir que depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2011, ces régions vivent sous un régime autonome. 

Une structure politico-administrative a ainsi vu le jour sous le nom de AANES : Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie. Dans certains écrits, elle est dénommée «Fédération démocratique de la Syrie du nord». Le nom couramment utilisé pour désigner les territoires qu’elle administre est «Rojava», un nom vernaculaire kurde. On parle ainsi de «région rebelle autonome du Rojava». 

Le Rojava, un territoire autonome

Au Moyen-Orient, les Kurdes sont partagés entre quatre pays, à savoir la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran. En Irak, ils ont un gouvernement autonome : le GRK, le Gouvernement régional du Kurdistan, basé à Erbil. Il existe deux partis rivaux dans le Kurdistan irakien : le PDK (Parti démocratique kurde), basé à Erbil, dirigé par Messaoud Barzani, et l’UPK (Union patriotique du Kurdistan), basé à Souleimaniya, fondé par Jalal Talabani. Ce dernier a été en outre président de la République irakienne pendant une dizaine d’années (2005-2014). Ceci pour l’Irak. 

Pour la Syrie, la principale force politique kurde est le Parti de l’union démocratique kurde (PYD). Créé en 2003, ce dernier est considéré comme la branche syrienne du PKK turc : le Parti des travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978 par Abdullah Ocalan. Le PKK mène une guérilla antiturque depuis 1984. 
Selon le centre de recherche indépendant syrien Jusoor, au premier trimestre 2023, la démographie syrienne était de 26,7 millions d’habitants. Parmi cette population, 2 654 000 habitants sont sous l’administration autonome kurde. Au total, les Kurdes représentent entre 12 à 15% de la population syrienne. 

Lorsqu’a éclaté la guerre civile syrienne, le Parti de l’union démocratique kurde s’est doté d’un bras armé : les Unités de protection du peuple (YPD). Autre acteur important dont on entend beaucoup parler depuis la chute de Bachar Al Assad : les Forces démocratiques syriennes (FDS), dirigées par Mazloum Abdi et soutenues par les Etats-Unis. Cette formation politico-militaire a vu le jour le 10 octobre 2015. Il s’agit d’une «coalition de milices ethniques kurdes et arabes et de groupes rebelles», selon la BBC. Les FDS sont dominées par les Kurdes, principalement des combattants des Unités de protection du peuple. Ils contrôlent «des zones allant de l’est de l’Euphrate à la frontière irakienne et les villes de Tell Rifaat et Manbij à l’ouest». Aujourd’hui, ce sont essentiellement les FDS qui dirigent l’AANES, l’organe qui gouverne le Rojava. Les FDS se sont données pour mission de combattre à la fois les terroristes de Daech et les groupes proturcs. 

Combats entre FDS et factions proturques

Un article d’Orient 21 résume en ces termes la complexité de la problématique kurde en Syrie : «Dès 2012, les zones de population kurde en Syrie sortent de l’orbite de Damas pour passer sous le contrôle de forces kurdes des YPD (Unités de protection du peuple), émanation armée du Parti de l’union démocratique (PYD). Elles deviendront une composante importante des Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition composée de combattants kurdes et arabes et commandée par le général Mazloum Abdi, qui s’emploie à chasser les combattants de l’OEI (Daech, ndlr) du nord-est de la Syrie et à repousser également les Turcs. 

L’organisation bénéficie du soutien des Américains en dépit de ses liens historiques avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), bête noire des autorités turques, inscrit sur les listes des organisations terroristes établies par Washington et Bruxelles. En mars 2016, est annoncée la création de la Fédération démocratique du nord de la Syrie, renommée depuis lors ''Administration autonome du Nord-Est syrien'' (AANES) et appelée par ses partisans le Rojava (''ouest'' en kurde, c’est-à-dire la partie occidentale du Kurdistan), établie sur l’ensemble des territoires syriens situés à l’est de l’Euphrate et dans l’enclave de Manbij (gouvernorat d’Alep).» («Syrie : la fin d’un Etat failli», 9 décembre 2024). 

Aujourd’hui, on ne parle plus d’offensive armée du groupe HTS contre les forces loyalistes, Ahmad Al Sharaa occupant désormais le palais présidentiel à Damas. En revanche, les dépêches des agences de presse se font chaque jour l’écho des hostilités entre les FDS et les factions proturques. C’est que pour Ankara, les Forces démocratiques syriennes aussi bien que le PYD et les Unités de protection du peuple sont des groupes terroristes au même titre que le PKK. D’où les tensions qui se concentrent actuellement autour de Kobané, une importante ville kurde syrienne proche des frontières avec la Turquie. 
 

Un attentat attribué au PKK

Profitant de la chute de Bachar Al Assad et de sa proximité avec Hayat Tahrir Al Sham et son chef, Ahmad Al Sharaa qu’elle a parrainé, la Turquie veut «éradiquer» à la fois Daech et les forces kurdes en Syrie, comme l’a rappelé Erdogan vendredi. «Daech, le PKK et leurs associés, qui menacent la survie de la Syrie, doivent être éradiqués», a-t-il martelé. L’obsession de la Turquie est d’écarter toute menace que les factions kurdes pourraient faire peser sur sa sécurité et son intégrité territoriale. Et les derniers événements n’ont fait que conforter Erdogan dans ce durcissement de sa ligne antikurde. En témoigne l’attentat du 23 octobre dernier contre un important siège des industries de défense près d’Ankara, qui avait fait 5 morts et 22 blessés, et qui avait été immédiatement attribué par les autorités turques au PKK. 

Le président turc avait affirmé que le commando qui a exécuté l’attentat venait de Syrie. Le soir même, les forces turques ont mené des actions de représailles en bombardant des positions du PKK en Syrie et en Irak. Et le jour même de la chute de Bachar Al Assad, des factions syriennes soutenues par la Turquie ont lancé une attaque contre la ville de Manbij, au nord de la Syrie, et tué 17 combattants kurdes du Conseil militaire de Manbij affilié aux FDS, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. 

Depuis l’éviction du dictateur syrien, des informations insistantes annoncent que l’armée turque prépare une intervention militaire d’envergure en Syrie, et qu’elle «poursuivra» ses préparatifs à la frontière turco-syrienne jusqu’à ce que les combattants kurdes du Nord syrien «déposent les armes», selon le ministère turc de la Défense. 

«La menace contre nos frontières (...) persiste. Nos préparatifs et nos mesures dans le cadre de notre lutte contre le terrorisme se poursuivront jusqu’à ce que l’organisation terroriste PKK/YPG dépose les armes et que ses combattants étrangers quittent la Syrie», a déclaré à la presse turque un porte-parole du ministère, Zeki Akturk, cité par l’AFP. «Nous pensons que la nouvelle administration syrienne et l’Armée nationale syrienne (une faction proturque, ndlr), ainsi que le peuple syrien libéreront les régions occupées», a-t-il ajouté. La Turquie disposerait de 16 000 à 18 000 soldats sur le territoire syrien, d’après Omer Celik, le porte-parole de l’AKP, le parti du président Recep Tayyip Erdogan, cité par l’AFP.

Des trêves de courte durée, parrainées par Washington, ont été observées entre les deux belligérants. Mais il n’y a pas de cessez-le-feu durable pour le moment. Washington a appelé vendredi dernier à un cessez-le-feu à Kobané, entre le FDS et les forces proturques. «Nous travaillons énergiquement, en discutant avec les autorités turques, ainsi qu’avec les FDS. Nous pensons que la meilleure solution est un cessez-le-feu autour de Kobané», a déclaré Barbara Leaf, en charge du Moyen-Orient au Département d’Etat, à la presse après sa visite à Damas le jeudi 19 décembre. 


Reconstruire l’état-nation

La cheffe de la diplomatie allemande, Annalena Baerbock, a appelé de son côté à la désescalade entre les forces soutenues par la Turquie et les unités militaires kurdes. Une guerre contre les Kurdes en Syrie «ne doit pas avoir lieu», a-t-elle déclaré à la radio allemande Deutschlandfunk, selon l’AFP. «Cela n’aiderait personne si le groupe Etat islamique profitait d’un conflit entre la Turquie et les Kurdes», a-t-elle fait remarquer. «La situation actuelle ne doit pas être utilisée pour que les Kurdes soient à nouveau chassés, pour qu’il y ait à nouveau de la violence», a-t-elle insisté. 

Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, des affrontements ont de nouveau éclaté avant-hier entre des milices proturques et les FDS autour du barrage Tichrine sur l’Euphrate. L’OSDH a fait état en outre de la mort d’une femme et de son enfant dans un «bombardement d’artillerie par des factions proturques» dans la campagne de Kobané, au nord de la Syrie.

Tout en resserrant l’étau autour des forces kurdes en Syrie, les autorités turques disent faire confiance à la nouvelle administration à Damas, lui laissant le soin de «faire le ménage» dans le Rojava. Les Kurdes syriens, eux, craignent par-dessus tout de perdre leur autonomie. Néanmoins, ils ont montré quelques signes de coopération assez encourageants. Par exemple, ils ont immédiatement adopté le nouveau drapeau syrien. Et ils ont annoncé qu’ils abolissaient les droits de douane et autres taxes entre l’administration autonome du Rojava et le reste de la Syrie. Le chef des FDS a en outre appelé à un «dialogue national». 

Par ailleurs, le tout nouveau ministre de la Défense du gouvernement intérimaire à Damas, Mourhaf Abou Qasra, a affirmé récemment à l’AFP que le nouveau pouvoir voulait «étendre son autorité sur les zones kurdes» et qu’il ne reconnaissait pas «le fédéralisme».

 Il a également assuré que «la région que contrôlent actuellement les FDS sera intégrée à la nouvelle administration du pays». Le nouveau gouvernement y parviendra-t-il ? C’est en tout cas l’un des grands défis qui attendent Ahmad Al Sharaa et son équipe : contrôler les FDS et les Unités de protection du peuple et réduire l’autonomie de l’administration parallèle qui dirige les territoires kurdes. 

En d’autres termes, créer les conditions de la reconstruction d’un Etat-nation dans lequel se reconnaîtront toutes les communautés. Une entreprise ambitieuse que seul un processus politique inclusif peut permettre de réaliser. Et les Syriens sont parfaitement capables d’y arriver à condition de ne laisser aucune force extérieure gâcher ces belles images de communion entre tous les enfants de la Syrie auxquelles nous assistons depuis le 8 décembre...   Mustapha Benfodil
 

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