L’histoire du cinéma et de la télévision algériens gardera pour la postérité des images qui resteront gravées dans la mémoire des téléspectateurs, notamment ceux qui ont vécu la période d’or des années 1960 et 1970. Une époque qui a vu l’émergence de vrais talents et la diffusion de productions marquées pour longtemps dans les annales.
C’est le cas pour le feuilleton culte El Hariq du regretté Mustapha Badie, qui a révélé le personnage de Lalla Aïni, interprété par Chafia Boudraâ. Une actrice venue tardivement au cinéma, mais qui fera un brillant parcours tout en marquant toujours l’actualité par sa personnalité remarquable, son amabilité, sa force de caractère et surtout sa sagesse qui feront la grande popularité de celle qui a brillamment incarné le rôle de la mère durant une carrière qui s’est étalée sur près de 50 ans.
Elle demeurera à travers ses rôles la mère de tous les Algériens. Du haut de ses 90 ans, elle a su garder toute sa clairvoyance, parvenant même à forger le respect par sa parfaite maîtrise de la langue arabe qu’elle continue de parler avec aisance et élégance, elle qui fut un pur produit de l’école badissienne.
De son vrai nom Atika Latreche, la comédienne Chafia Boudraâ a vu le jour à Constantine le 22 avril 1930. Elle a grandi dans une famille de condition moyenne où le père veillait scrupuleusement à l’instruction de ses enfants, notamment les filles. C’est dans cette ambiance que la petite Atika fera ses premiers pas à l’école coranique de la mosquée Sidi Kemouche, qui existe toujours à la rue 19 Juin 1965 (ex-rue de France). Très enthousiaste, la petite écolière ne ratait jamais ses cours y compris ceux de l’école française Ampère aujourd’hui école Ibn Toumert, située à la rue Larbi Ben M’hidi, mais surtout, elle veillait toujours à être en classe à l’école «Tarbia ou taâlim», ouverte au quartier d’Arbaïne Chérif par l’association des Oulemas, présidée par Cheikh Abdelhamid Benbadis. «Je me levais tôt le matin pour aller à l’école coranique de Sidi Kemouche, pour rejoindre en début de matinée l’école Ampère, mais je courais pour arriver l’après-midi à l’école Tarbia ou taâlim pour que mon père ne soit pas en colère contre moi», a-t-elle révélé dans une vidéo postée sur Facebook.
Chafia Boudraâ se rappelle toujours de son premier jour en classe, un lundi 1er octobre 1936. Des années de scolarité durant lesquelles la jeune Atika fera la connaissance de Salah Boudraâ, un jeune instituteur à l’école Tarbia oua taâlim, qui sera son futur époux. Militant du mouvement national, il était constamment recherché par la police française pour ses activités clandestines au sein du FLN. Il quittera la ville pour rejoindre le maquis où il tombera en martyr en 1961. Veuve de chahid, Chafia Boudraâ devra cravacher dur pour faire élever dignement ses enfants. Elle sera infirmière à l’hôpital civil de Constantine, puis standardiste et gouvernante. Elle fera même un passage à la radio de Constantine.
El Hariq, le départ d’une riche carrière
En 1964, elle quitte sa ville natale pour s’installer à Alger. Une nouvelle vie qui lui ouvrira les portes du théâtre, de la télévision et du cinéma. Ce sera le départ pour une carrière riche s’étalant sur près de 50 ans durant laquelle elle prendra part à une trentaine de productions algériennes, françaises et franco-belges tournées un peu partout dans le monde.
C’est en 1974 qu’elle sera révélée pour la première fois au grand public, grâce au feuilleton télévisé culte El Hariq, devenu un classique de la télévision algérienne, réalisé par Mustapha Badie (1927-2001), de son vrai nom Arezki Berkouk, adapté des célèbres romans de Mohamed Dib, La Grande maison et L’Incendie, dans lequel elle s’est imposée comme une actrice de talent. Elle incarnera le rôle d’Aïni, une veuve qui trime jour et nuit pour faire vivre ses trois enfants et leur grand-mère, dans une misérable pièce à Dar Sbitar, une maison commune où les familles se partagent leur vie quotidienne.
Parmi les acteurs d’El Hariq, tous des amateurs, on retrouvera notamment Biyouna (Baya Bouzar) à ses débuts, ainsi que Aïda Kechoud, dans le rôle de Zohra encore très jeune, mais aussi Hamid Hannachi (Didi Krimo), Ali Fedhi et autres. «Je garde de très beaux souvenirs de ce feuilleton, et comment le regretté Mustapha Badie nous distribuait les rôles dans des feuilles de papier pour les apprendre et comment il nous dirigeait lors des séquences.
Nous avions passé des moments mémorables ensemble, mais je regrette qu’on n’ait pas pensé à filmer ce qui se passait dans les coulisses et lors du tournage, on aurait gardé un document d’archives historique, c’est bien dommage», a déclaré Chafia Boudraâ lors d’une émission diffusée sur la chaîne Ennahar. Après l’énorme succès populaire d’El Hariq, Chafia Boudraâ aura son premier rôle au cinéma, la même année, avec le même Mutapha Badie, dans le film L’évasion de Hassan Terro, avec Rouiched et Sid Ali Kouiret.
Une première expérience, avant de se voir confier en 1976 le rôle de Khalti Aldjia dans Echebka de Ghaouti Bendedouche, aux côtés de Sid Ali Kouiret et Hassan El Hassani. Son premier vrai rôle au cinéma a été celui de Yamina, mère de Mériem, dans le film Leïla et les autres de Sid Ali Mazif, sorti en 1977 où elle sera distribuée aux côtés de la regrettée Nadia Samir et Aïda Kechoud. L’œuvre est la première dans l’histoire du cinéma algérien à traiter le sujet de la condition des femmes en Algérie et le mariage forcé.
L’image de Chafia Boudraâ en seroual algérois avec un foulard bleu clair sur la tête restera longtemps dans les mémoires. Ce sera l’un des portraits phares par lequel elle continue d’être honorée. Depuis, le rôle de la mère, qui lui colle parfaitement, ne la quittera plus jamais. Elle est la mère de famille dans le film Kahla ou Beida (Noir et blanc) d’Abderrahmene Bouguermouh, sorti en 1980.
Elle est aussi la mère de Hocine dans le film d’Ali Ghalem Une femme pour mon fils, sorti en 1982 dans lequel elle avait tourné avec Farida Saboundji et Mustapha Kasdarli. La même année, elle est la mère de Moussa dans Le mariage de Moussa, de Tayeb Mefti avec Mohamed-Salah Hafidi et Hélène Catsaras et en 1984. Elle est la mère de Hamou dans Le Thé à la menthe d’Abdelkrim Bahloul. Après une très longue absence, Chafia Boudraâ reviendra à la télévision en 1990 pour tourner dans le fameux feuilleton El Massir (Le Destin) réalisé par le regretté Djamel Fezzaz (1951-2004) que la télévision algérienne venait de rediffuser, 30 ans après.
Un feuilleton tourné en deux parties et qui avait connu à l’époque un énorme succès, surtout qu’il avait réuni une pléiade de comédiens célèbres ayant fait les beaux jours du théâtre national algérien (TNA) à l’instar de Farida Saboundji, Mustapha Kasdarli, Sid Ahmed Agoumi, Nouria, Azzedine Medjoubi, Arslane, Nadia Talbi, Fatiha Berber, ainsi que la regrettée chanteuse Sabah Essaghira.
Montée des marches à la Croisette
Cette même année (1990) sera le début d’une phase charnière dans la carrière de Chafia Boudraâ, qui se verra proposer successivement des rôles dans des productions françaises. On citera la série télévisée Sixième gauche de Claire Blangille (1990), les films Mohamed Bertrand Duval de Alex Métayer (1991), Un vampire au paradis d’Abdelkrim Bahloul (1992), Leïla née en France de Miguel Courtois (1993), Le Secret d’Elissa Rhaïs de Jacques Otmezguine (1993), L’honneur de ma famille de Rachid Bouchareb (1998), Le Cri des hommes d’Okacha Touita (1999), 17, rue Bleue de Chad Chenouga (2001), L’un contre l’autre de Dominique Baron (2004), Beur blanc rouge (2006) de Mahmoud Zemmouri et L’épreuve dure de Nazim Gaïdi (2006). Elle reviendra encore une fois en Algérie en 2007 pour tourner dans le premier long métrage de Fatima Belhadj, Mal watni. Un film qui raconte le dur combat d’une veuve pour subvenir aux besoins de sa famille durant la période difficile de la décennie noire.
Au sommet de sa carrière, Chafia Boudraâ sera encore une fois dans le rôle de la mère dans le film algéro-français Hors la loi de Rachid Bouchareb, produit en 2010, dans lequel elle joue aux côtés de Sami Bouajila, Jamel Debbouze et Roschdy Zem. Le film, qui a connu un grand succès, en dépit de la polémique soulevée en France, sera sélectionné en compétition officielle pour le Festival de Cannes 2010 et représentera l’Algérie aux Oscars 2011.
Ce sera aussi une consécration historique pour Chafia Boudraâ, qui sera présente à la montée des marches à la Croisette le 21 mai 2010 en tenue traditionnelle et dansera sur les airs de la célèbre chanson de Dahmene El Harrachi, Ya rayeh. Elle sera la deuxième comédienne dans l’histoire du cinéma algérien à monter ces marches au Festival de Cannes, après la regrettée Keltoum (1916-2010), qui l’avait fait au même festival en 1966, lors de la projection du film Vent des Aurès, un chef d’œuvre de Mohamed Lakhdar Hamina qui y décrochera le prix de la première œuvre.
Par pur hasard et comme Chafia Boudraâ, Keltoum avait interprété magistralement dans ce film le rôle de la mère. «J’ai interprété le rôle de la mère. La mère du monde entier. La maman, c’est mes enfants. Mais moi j’ai une mère, c’est ma maison et ma terre. J’ai été là avec mes enfants, j’avais des douleurs à l’intérieur que je ne peux pas exprimer, car je ne suis pas politicienne. Je ne peux pas m’exprimer, car dans le film je parle en arabe et pas en français.
Mais j’ai des douleurs qui sortent dans l’expression et l’intonation. J’ai presque tout le temps interprété le rôle de la mère c’est pour cela que l’on m’a surnommé «la mère des Algériens.» «Mais moi je représente la mère du monde entier, une mère c’est une mère», avait-elle déclaré lors de la conférence de presse qui avait suivi la projection du film. Toujours pleine de ressources et égale à elle-même, Chafia Boudraâ jouera encore le rôle de la mère en 2012 dans Parfums d’Alger de Rachid Benhadj et Just like a woman de Rachid Bouchareb.
Du haut de ses 90 ans, et malgré les soucis de santé et deux hospitalisations suite à des chutes, Lalla Aïni, la mère de tous les Algériens, véritable mémoire vivante et l’une des icônes du cinéma et de la télévision en Algérie, gardera toujours toute sa lucidité, sa vivacité, sa présence d’esprit et surtout un magnifique sens de l’humour.
In El Watan du 24 octobre 2020