Rien, semble-t-il, ne prédestinait cet Alsacien né en pleine guerre dans une famille germanophone, qui fit de solides études de lettres à Strasbourg et Montpellier, avant d’être nommé professeur certifié dans un lycée du nord de la France, à devenir l’un des plus éminents spécialistes des littératures postcoloniales du nord de l’Afrique.
Rien, sinon comme ce fut le cas de beaucoup d’entre nous, la découverte des cultures maghrébines grâce à une «mission de coopération», comme on disait alors : pour lui, cela se fit à l’université de Constantine, où il enseigna de 1969 à 1975.
Ce fut durant ces années d’ébullition culturelle et idéologique que Charles Bonn découvrit la littérature algérienne d’expression française, jusqu’alors très peu étudiée, en dehors du travail d’inventaire et de promotion du Père Jean Déjeux (1920-1993), remarquable mais trop peu théorique selon la génération suivante. Et donc, c’est sur ce même corpus qu’il inscrivit à l’université de Bordeaux ses deux thèses - d’abord, sous la direction de Robert Escarpit, une thèse de troisième cycle : Imaginaire et Discours d’idées. La littérature algérienne d’expression française à travers ses lectures, soutenue en 1972 et publiée quelques années plus tard sous le titre La littérature algérienne de langue française et ses lectures. (Sherbrooke, éd. Naaman, 1976), puis, sous la direction de Simon Jeune : Le roman algérien contemporain de langue française. Espaces de l’énonciation et productivité des récits, thèse d’Etat soutenue dix ans plus tard. Entre-temps, Charles Bonn était passé de l’université de Constantine à l’université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès, récemment installée. C’est là qu’en deux années à peine (1975-1977), dans un milieu de formidable émulation, il put donner la pleine mesure de ses compétences aux côtés du linguiste Jean Molino et de Marc Gontard, directeur du département de langue et littérature françaises, plus spécialisé, lui, dans la littérature marocaine de langue française.
C’est aussi durant sa période marocaine que se croisent nos deux itinéraires intellectuels, bien que je sois encore en Tunisie – je ne gagnerai le Maroc que trois ans après son départ de Fès : ma thèse de 3e cycle consacrée à La Tunisie dans les Lettres françaises m’ayant indirectement permis de découvrir l’œuvre d’Albert Memmi et à travers elle de supputer l’existence d’une littérature judéo-maghrébine autonome, j’avais besoin de certaines confirmations, éventuellement d’une orientation, en vue de l’inscription d’une thèse d’Etat sur ce sujet, des quelques maîtres du champ littéraire maghrébin. J’entamais donc avec lui une correspondance – qui je dois l’avouer, ne conduisit pas à grand-chose sur le plan pratique, sinon au fait qu’il accepta en 1990 la présidence du jury de ladite thèse.
En 1977, dans un contexte encore peu favorable aux expressions francophones, Charles Bonn intègre l’université française comme maître-assistant et, à l’extinction de ce statut, maître de conférences, d’abord à l’université Jean Moulin de Lyon (1977-1987) puis, comme professeur de littérature générale et comparée, à celle de Paris XIII (1987-1999), où il succède à Jacqueline Arnaud, après la mort brutale de celle-ci, enfin à celle de Lyon II, de 1999 à 2006, date à laquelle il accède à l’éméritat – ce qui ne l’empêchera pas de continuer à travailler, en particulier sur ses deux auteurs préférés : Kateb Yacine (voir son étude de Nedjma. PUF, coll ; Etudes littéraires, 1990) et Mohammed Dib auquel il consacrera à l’été 2022 une décade de Cerisy).
Littératures du Maghreb
Dans les deux dernières universités où il enseigna, favorisé par le travail pionnier remarquable de Jacqueline Arnaud, Charles Bonn va considérablement développer les études maghrébines en multipliant les directions de thèses, les tenues de colloques et de séminaires – le plus souvent en collaboration avec ses anciens collègues d’Algérie avec lesquels il a toujours gardé des liens fraternels et une grande complicité intellectuelle.
Avec de jeunes collègues des trois pays du Maghreb, il entreprend aussi de constituer une Coordination internationale des chercheurs sur les littératures du Maghreb (CICLIM) toujours très active, notamment à travers la revue Expressions maghrébines : https://expressions-maghrebines.tulane.edu/information/.
Puis, s’emparant des nouveaux outils informatiques, il met sur pied la base de données LIMAG qui restera longtemps l’instrument de référence en matière de bibliographie. Au sein du Conseil national des universités, dont il sera membre de 1992 à 1995, au titre de la 10e section, il se battra, sans pouvoir obtenir satisfaction, afin qu’une œuvre maghrébine puisse être mise au programme de littérature comparée de l’agrégation de Lettres modernes. De cette existence bien pleine, qu’il a lui-même plaisamment déroulée à l’attention des lecteurs algériens dans ses entretiens avec Amel Maafa : Littérature algérienne ; Itinéraire d’un lecteur (éd. El Kalima, 2019), je ne voudrais omettre d’autres aspects plus familiers que nous nous manquions jamais d’évoquer lorsque nous nous rencontrions dans son bel appartement des hauts de Lyon : les heurs et malheurs familiaux, en particuliers les enfants (nous eûmes, à peu près simultanément, deux fils... qui portent le même prénom !), l’ingratitude ou la reconnaissance universitaire (qu’il a toujours recherchée, ne considérant pas comme une vanité la légion d’honneur dont le ministre Azouz Begag l’avait gratifié en 2007) ou encore, plus inattendu, le bricolage (j’admirais qu’il ait pu à la retraite retaper de ses propres mains la pied-à-terre qu’il avait acquis en Ardèche et où il aurait voulu accueillir le Cévenol que je suis)/ On voudra bien m’excuser, devant l’abondance des publications de Charles Bonn, de ne pouvoir offrir ci-après que la bibliographie qu’il a lui-même dressée sur le site d’Academia, malheureusement interrompue à son départ à la retraite... Mais, aux yeux de l’ami, qui peut prétendre qu’une existence se résume à cela ? Guy Dugas