Ferhati Barkahou. Architecte, anthropologue et enseignante : «Chaque musée en Algérie devra écrire son histoire»

09/05/2023 mis à jour: 04:08
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Photo : dr

A l’issue de sa conférence tenue à l’ENSCRC de Tipasa, l’architecte, l’anthropologue et l’enseignante en histoire, Dr Ferhati Barkahoum, a voulu répondre à nos questions.

  • C’est avec une grande passion et un grand amour que vous venez d’animer votre conférence sur l’histoire du musée d’Etienne Dinet et vos efforts pour perpétuer à votre tour la mémoire de l’artiste-peintre. Est-ce que la reconstitution de cette institution nationale du patrimoine culturel avait été facile pour vous, d’autant plus que êtes un enfant de Bou Saâda ?

Ce n’était pas facile en effet. L’histoire de cette institution, qui se trouve à Bou Saâda  remonte quand même aux années 30, là où se trouve la maison d’Etienne Dinet qui a vu le jour en 1904. D’ailleurs, l’artiste n’a plus quitté Bou Saâda. La réalisation de ce musée est passée par plusieurs étapes, depuis la période coloniale à ce jour. Après l’Indépendance de l’Algérie, l’idée de la création d’un musée à la mémoire d’Etienne Dinet a repris, grâce aux hautes autorités algériennes de l’époque.

  • Vous venez de me citer deux étapes traversées par l’histoire de ce musée ?

En effet, cela a débuté en 1930, car Etienne Dinet est décédé en 1929. Dès sa disparition, les amis de l’artiste Dinet décident de conserver sa mémoire. Dinet était une personnalité qui avait fréquenté la société algéroise musulmane et non européenne. Je vous cite à titre d’exemple les familles Hafiz, Tamzali et celle de Tayebi El Okbi. D’ailleurs, Tayebi El Okbi était son ami. C’est grâce à ce dernier qu’Alphonse Etienne Dinet s’est converti à l’Islam à Alger, avant de rejoindre Bou Saâda. Sa sœur et ses amis avaient pris l’initiative de la création de ce musée dédié à l’artiste Dinet.

  • Par conséquent, vous êtes pris dans l’engrenage pour continuer l’idée…

Non, c’est une continuité qui avait été jalonnée par des ruptures, d’abord coloniale, et ensuite par une série d’évènements depuis l’Indépendance de l’Algérie, car le but, il fallait à tout prix préserver la mémoire. Dinet a fait beaucoup pour la société algérienne, ne serait-ce que par ses œuvres et ses peintures, de surcroît durant la Première Guerre mondiale, notamment sur la circonscription, ces Algériens enrôlés dans l’armée par la force par le colonialisme français, sachant qu’Etienne Dinet s’était opposé à ce ralliement des jeunes Algériens de force par l’armée coloniale. Il avait réalisé de nombreuses sur la déchirure des populations algériennes, obligées de participer contre leur gré dans les rangs de l’armée coloniale, pour la gloire de la France. 

  • Comment alors est-on arrivé à réaliser le musée Etienne Dinet ?

Au départ, il y avait eu la maison du centenaire à Alger, là où on devait conserver la mémoire d’Etienne Dinet à travers ses œuvres. Cela a provoqué une féroce opposition à la création de ce musée par des pieds-noirs à Alger, plus particulièrement la société française algéroise intellectuelle, à l’instar de Jean Alazard (1887-1960), l’historien de l’art français, 1er conservateur du Musée national des beaux-arts à Alger de 1930 à 1960. Hadj Slimane Benbrahim, compagnon et ami de Dinet avait conservé toutes ses œuvres à Bou Saâda, décide d’agir pour perpétuer la mémoire de l’artiste Dinet. D’ailleurs, Hadj Slimane Benbrahim s’est opposé à son tour à la famille de Dinet qui voulait récupérer toutes les œuvres et peintures artistiques. Etienne Dinet, pour protéger Hadj Slimane, avait de son vivant légué par testament, toutes ses productions artistiques, une manière pour protéger son ami Hadj Slimane après sa mort. Le premier novembre 1954, la guerre de Libération éclate. Le neveu de Hadj Slimane Benbrahim, élevé par Etienne Dinet, voulait reprendre l’idée, la guerre contre le colonialisme français empêche la continuité. Il fallait patienter donc jusqu’à l’Indépendance.

  • Après l’Indépendance, l’idée de création du musée a-t-elle été reprise ? 

Le président Houari Boumedienne voulait transformer toute la ville de Bou Saâda en un éco-musée et non pas créer uniquement le musée d’Etienne Dinet. Le défunt président algérien fait appel à l’Unesco qui envoie ses délégués à Bou Saâda. L’idée de faire participer toutes les composantes de la ville de Bou Saâda à la réalisation de ce projet éco-musée avait été mise en place ; d’ailleurs, l’idée de la muséographie de Bou Saâda a été mise à jour. C’est Georges Henri Rivière (1897-1985), muséologue français, et grâce au précieux soutien de la mairie de Bou Saâda avec à sa tête le dynamique maire que tout avait été fait pour concrétiser le projet de création du musée Etienne Dinet. 

Des ministres de la Culture soutenaient l’idée. En dépit de toute la bonne volonté de Taleb El Ibrahimi et  Boualem Bessaieh, ils n’avaient pas pu réaliser l’éco-musée à Bou Saâda. Il était très coûteux. Les moyens financiers étaient insuffisants. Le projet a été mis au placard, il est tombé à l’eau. Durant des années, les autorités du pays avaient revu à la baisse le projet. La décision de restaurer, d’aménager la maison Etienne Dinet pour la rendre un musée a été prise. Un budget avait été affecté à ce projet. 

Les œuvres de Dinet avaient été transférées vers ce musée, un ouvrage sur Dinet avait été publié, un catalogue et une galerie d’art à Paris initiée par Mehri sont autant d’actions qui devaient aboutir. Hélas, les années 90 sont là et à nouveau tout tombe à l’eau. La maison de Dinet devait être récupérée par l’Etat à la faveur de l’extension de la mosquée qui se trouve à côté du domicile de l’artiste-peintre. 

Les familles qui occupaient les lieux n’avaient pas été indemnisées pour quitter leurs maisons construites autour de la mosquée. Elles décident de rester. Justement, c’est grâce à ces familles du quartier que la maison de Dinet n’a pas été récupérée pour être démolie et faire partie intégrante de la mosquée. En ma qualité d’architecte, je m’installe pour perpétuer l’idée de réalisation du musée dédié à la mémoire de Dinet. Le ministre de la Culture Belkaid Aboubakr avait soutenu notre action, avant son assassinat. Je n’oublierai pas le soutien de l’ex-SG du ministère de la Culture, Salah Brahim. J’avais résisté durant ces difficiles années 90, marquées par la violence et les assassinats. 

Hélas, l’atmosphère est devenue ingérable. Je suis intervenue et j’avais prévu l’inauguration du musée Dinet le 18 mai 1993 par le défunt président Boudiaf, enfant de la wilaya de M’sila (le 18 mai est la Journée nationale du musée). C’est une  autre étape dramatique dans notre pays. Nous nous sommes mis à l’abri. Il fallait patienter jusqu’au début des années 2000. Je suis retournée à Alger, afin de poursuivre mes études et préparer mon doctorat. A présent, il y a un directeur et des employés dans ce musée, tous pris en charge par le ministère de la Culture.

  • Comment est-il ce musée aujourd’hui ?

Il n’y a pas assez d’œuvres, il ne reste pas beaucoup de choses. D’ailleurs, les tableaux de Dinet sont très cotés et coûtent excessivement chers. Elles se trouvent dans tous les pays du monde. Ils avaient été achetés. D’ailleurs, de nombreuses œuvres se trouvent actuellement dans les pays du Golfe. Cheikha Moza, la maman de l’Emir actuel du Qatar, Tamim Ben Hamad, a réalisé une galerie d’art dédiée uniquement à Etienne Dinet. Elle avait acheté beaucoup de ses œuvres. A présent, le musée Dinet de Bou Saâda fait sa vie. Il fait partie du patrimoine culturel algérien. Il continue d’attirer des milliers de visiteurs et des touristes. Il crée une activité touristique locale. C’est important.

  • Quelles sont les perspectives pour Bou Saâda à travers ce musée ?

Il n’en demeure pas moins qu’il reste énormément de choses à réaliser. C’est une localité qui est pourvue d’une richesse très variée à travers son architecture néo-mauresque et orientaliste, son bâti et ses bijoux. Sa population adhère, et elle est très accueillante. Nos autorités doivent se pencher sur les travaux de restauration et sur son classement. Bou Saâda est devenue une destination touristique, donc créatrice d’emplois et de richesses, donc prête à s’ouvrir pour le développement économique national. Il suffit de mettre en œuvre l’idée d’un tourisme écologique, réfléchi et rentable. Avec autant d’atouts, Bou Saâda, si l’histoire du musée de Dinet a commencé en 1930, il faut que chaque musée en Algérie ait son histoire, une histoire qui doit être écrite, un patrimoine à léguer aux générations futures.  

Propos recueillis par
M’hamed Houaoura 

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