Faris Lounis. Journaliste indépendant : «La littérature de langue arabe se caractérise par l’émergence de plumes novatrices»

30/01/2024 mis à jour: 21:49
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Dans l’entretien accordé à El Watan, le journaliste et chercheur en littérature, Faris Lounis parle avec passion de la très foisonnante production littéraire arabe actuelle.

«En Algérie, comme partout ailleurs, la mise en relations des langues et des cultures a toujours été la norme.» Une «littérature nationale» est un piège stérilisant, le tombeau même de la création littéraire. «Les lettres d’Algérie, en sa qualité de pays appartenant à l’espace de langue arabe, ne remontent pas aux précurseurs du roman de langue française (Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Assia Djebar), mais aux vers immémoriaux des Mu’allaqât (Les Suspendues), aux flèches poétiques de Mutanabbi (Xe siècle) et de Ma’arrî (Xe-XIe siècles), à l’oralité épique et tragique des aèdes du Djurdjura, des Aurès, de l’Ouarsenis et à l’imaginaire envoûtant de La Geste hilalienne des vastes sables inspirés du Sahara», estime-t-il. 

 

Propos recueillis Par Nadir Iddir

 

 

-La création littéraire de langue arabe connaît un formidable foisonnement. Quels sont les nouveaux mouvements d’écritures actuels de cette littérature ?

Je ne sais pas si l’on doit parler de la littérature (de langue) arabe en termes de mouvements. Riche de ses productions théâtrales, poétiques et romanesques, cette littérature se caractérise, depuis au moins trois décennies, par l’émergence de plumes originales et novatrices qui ne revendiquent pas nécessairement un ancrage dans un mouvement littéraire donné. Si les thématiques de la prison, de la justice sociale, des révoltions, du féminisme, du corps et du colonialisme sont bien présentes, chaque auteur contribue, avec sa sensibilité particulière, à l’enrichissement des prismes de perception du réel. Une simple consultation du catalogue de certaines grandes maisons d’éditions arabes comme Dar al Adab, Dar al Saqî, Dar al Shorouq, Dar al ‘Ayan, Dar al Jamal, Addar al Ahliya, etc., permet de donner une idée assez éclairante sur une créativité inouïe, un courage esthétique et politique insoupçonné. Pour le dire d’emblée, aujourd’hui, la littérature arabe brise tous les tabous : le despotisme, l’intégrisme religieux, l’incroyance, le sexe, le genre, le féminisme, etc. Tout y est et cela mérite d’être rappelé quand, presque souvent, on entend des «intellectuels» incultes dire que «piégée et submergée dans et par le sacré, la langue arabe ne peut pas dire le corps, le sexe et l’incroyance».
 

-Qu’en est-il plus spécifiquement des  auteurs algériens de langue arabe ? 

Cette distinction me semble fragile, pour ne pas dire artificielle. Elle subsume un venin anti-littéraire qui a paralysé (esthétiquement et politiquement) plusieurs générations d’écrivains. Soyons juste attentif au fait que beaucoup d’auteurs brouillent les lignes en écrivant en arabe et en français, comme Rachid Boudjedra,Waciny Laredj, Amine Zaoui, Sarah Haider et beaucoup d’autres (et je n’oublie pas ceux qui écrivent en arabe et en tamazight ; en arabe et en anglais ; en arabe et en espagnol).Mais si l’on se limite à quelques exemples, on peut citer des plumes extrêmement inventives comme Faycel Lahmeur (célèbre auteur et théoricien de la science-fiction), avec Le Dernier dîner de Marx (Dâr al ‘Ayn, 2023) ; Saïd Khatibi, avec Nehayat Al Sahra’a (Hachette Antoine, 2022) ; Samir Kacimi, avec Un jour idéal pour mourir (2009) ; Sayeh Habib, avec Moi et Haïm (Dar Mîm, 2018) ; Salah Badis, avec Des choses qui arrivent (Almutawassit, 2019) ; Hanane Boukhelala, avec Soustara (Dâr Khayâl, 2019) ; et la poétesse Lamis Saidi (traductrice de Yamina Mechakraet d’Anna Greki), avec « كقزم يتقدّم ببطء داخل الأسطورة» et Les malles du retour – Voix de femmes sahraouis (Terrasses, 2021). Ici, tous les genres littéraires sont investis. Cela dit, il faut rappeler une chose. Outre la censure et la misère du secteur culturel, les littératures d’Algérie sont souvent réduites aux écrivains très médiatiques de langue française. 

En un mot, le syndrome «Boualem Sansal – Kamel Daoud». 
Tandis que le premier siège dans le comité scientifique de la revue d’extrême droite Livre Noir (une revue qui prône la «re migration» de ce qu’elle appelle les «Arabes et les Noirs de France et d’Europe» et multiplie les tribunes dans Valeurs Actuelles et Le Figaro pour alerter ses «amis» sur la «Grande Conversion» de la France et de l’Europe à l’Islam, le second est devenu le porte-parole d’une droite dure et néo-libérale obsédé par le quadriptyque «immigration-islam-banlieue-insécurité». 

Depuis au moins l’année 2020, la quasi-totalité de ses éditoriaux surfent sur les paniques morales des droites françaises. Sur Ghaza tout récemment, outre l’ignominieuse assimilation en bloc du soutien des Algériens et des Arabes aux Palestiniens et à leur lutte pour l’indépendance à une «haine du juif» presque innée, il a fait preuve d’un grand illettrisme historique en expliquant l’attaque militaire du 7 octobre 2023 par le seul mot magico-fétiche du siècle «l’islamisme». 
 

-Les prix littéraires ont, semble-t-il, suscité une forte émulation entre les auteurs. Qu’en est-il ?

C’est une musique bien connue en Algérie. Rachid Boudjedra et Yasmina Khadra répètent depuis des années qu’on leur refuse les prix les plus prestigieux en raison de leur «insoumission» aux diktats des cercles «germanopratins». Personnellement, je reste sceptique vis-à-vis de ce type de discours. Par-delà le narcissisme des tours d’ivoire, je pense qu’un écrivain, pour garder son indépendance de créateur et d’esprit libre, doit concevoir sa création et sa diffusion en dehors du chantage aux honneurs et à la visibilité médiatique. Ce que je constate très souvent, c’est que les prix littéraires tuent les artistes en faisant d’eux des marques déposées auprès de leurs éditeurs. Il n’y a qu’un seul cap à tracer : être écrivain par-delà les récompenses et les honneurs. 
 

-Les textes du patrimoine arabe ancien (poésie, écrits soufis, etc.) continuent-ils d’intéresser les lecteurs ?
 

Le lecteur de langue française a un accès privilégié aux classiques arabes. Rien que dans le catalogue de Sindbad/Actes Sud, ce lecteur a la possibilité d’apprécier des anthologies imposantes comme Ors et saisons (2006), Le Dîwân de Bagdad (2008), Le Chant d’al-Andalus (2011), Le Livres des sabres (poèmes de Mutanabbi, 2012) et Les Impératifs (poèmes de Ma‘arrî, 2009). Le même catalogue lui permet aussi de savourer plusieurs odes pré-islamiques dans les forts belles traductions savantes de Pierre Larcher (Le Guetteur de mirage, 2004 ; Le brigand et l’amant, 2012). Ce samedi 27 janvier, la bibliothèque de l’Institut du monde arabe a organisé un «Récital en arabe et en français» avec «Accompagnement musical au ‘oud» titré : Al-Ma’arrî, poète et philosophe. La salle était pleine à craquer. Dans le public, des jeunes et des moins jeunes, les âges variaient entre 16 et 90 ans. Divers et éclectique, j’ai même vu parmi ces gens des touristes américains ! 
 

-Que proposez-vous pour permettre une diffusion plus importante de cette littérature en Algérie ?
 

Une politique volontariste du livre. Un engagement sérieux et un soutien indéfectible du ministère de la Culture aux libraires, aux éditeurs et à l’ensemble des institutions culturelles. Importer les livres de langue arabe les plus exigeants. Penser des collections «poche» à un coût raisonnable afin de mener à bien la diffusion et la démocratisation effective de toutes les littératures d’Algérie et du monde auprès des lecteurs. 

Favoriser et faciliter l’installation d’éditeurs arabes séculiers comme Dar al Saqi, Dar al Adab, Dar al Shorouq, Dar Sofia, Dar al ‘Ayn, etc. Pourquoi ? Parce que, force est de le reconnaître, l’obscurantisme de «l’arabisation» imaginaire de l’Algérien est en totale opposition avec l’ouverture civilisationnelle des pays d’Islam de l’âge classique véhiculée par l’arabe ; n’était que la confusion entre l’une des formes les plus rétrogrades de la compréhension de l’Islam (le wahhabisme et ses avatars) avec la langue de Jahîz et l’Islam comme civilisation ouverte et plurielle dans laquelle ont cohabité (avec des moments de tension et de répression), il faut toujours le rappeler, des juifs, des chrétiens, des musulmans, des mazdéens, des mandéens et des libres penseurs sceptiques ou incroyants. 
 

 

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