Les auteurs et critiques littéraires algériens ont été surpris par l’engouement des jeunes pour les genres de littérature considérés comme mineurs. Deux camps, aux positions tranchées, s’étaient formés : rejet franc d’un côté et accueil enthousiaste de l’autre.
Enquête réalisée par Nadir Iddir
Oussama, Oussama !» Une foule compacte de jeunes, les téléphones mobiles bien brandis, s’est formée derrière les barricades de sécurité. La star du jour, escortée par quelques policiers, arrive difficilement à progresser dans les allées du pavillon central du Palais des expositions (Safex). Le stand de la maison d’édition était déjà pris d’assaut par de jeunes aficionados, tout excités.
La séance de vente-dédicace, marquée par les ovations, les cris, et dit-on quelques évanouissements, a été écourtée par les organisateurs de crainte de débordements.
L’auteur de la trilogie Khawf (Peur) aurait vendu en seulement deux heures quelques 1000 exemplaires de ce titre, cédé pourtant à 5000 DA. Vedette arabe d’un genre littéraire mineur (fantasy), le romancier saoudien, la quarantaine vigoureuse, a déjà à son actif une trentaine de romans et de recueils de nouvelles (Markaz Al-Adab Al-Arabi), où se côtoient djinns et sorcières malfaisantes.
Auteur à succès, il a réussi à fidéliser des millions de followers qui suivent son actualité sur les différentes plateformes (YouTube, Instagram, TikTok…). Les visiteurs du Salon, les auteurs et critiques littéraires algériens étaient surpris par un tel engouement.
Et souvent dans pareille situation, deux camps, aux positions tranchées, se sont formés. Rejet franc d’un côté et accueil enthousiaste de l’autre. «Les djinns ont-ils aidé l’auteur saoudien à attirer les foules ?» s’interroge, incrédule, Amar Boukra, auteur algérien, dont le post Facebook, illustré d’une photo d’une foule agglutinée devant un portail fermé, est devenu viral sur les réseaux sociaux.
Rappelant le parcours de l’auteur, qui se serait confié dans un entretien sur son obsession pour les djinns, il conclue son texte : «Nos enfants sont-ils en danger ?» La même interrogation sur une jeunesse « abandonnée» et «désorientée» revient sous la plume d’un essayiste, d’habitude moins fougueux. «Lorsque des jeunes, garçons ou filles (qui sont les leaders de demain), se ruent de manière hystérique au SILA pour obtenir un livre, qualifié faussement de roman, sur les djinns, sachez que le système éducatif est malade et qu’il a échoué à prémunir ces jeunes gens grâce à la science pour construire un Etat fort», poste Mohamed Arezki Ferrad, islamologue, qui dénonce pêle-mêle les «méthodes scolaires» actuelles, le «mépris de la philosophie», le «comportement grégaire» ou encore l’«assassinat de la raison».
L’essayiste rappelle dans son texte au vitriol le concept fourre-tout du penseur Malek Bennabi : la colonisabilité. Les piques assassines des internautes évoquent une «littérature indigeste» des jeunes de la génération Z, «absorbés» par les réseaux sociaux et la dark romance («romance sombre»), un «sous-genre» de la littérature sentimentale. «Le mal est profond», tranche un facebookeur. La religion, la morale sont appelées à la rescousse pour qualifier ce qui est considéré comme un «phénomène déviant», une «dépravation» de la jeunesse ou encore une emprise supposée du panarabisme, du wahhabisme…
Pourtant, les avis ne sont pas que négatifs. Des internautes, plus bienveillants, se réjouissent de cet attachement à la lecture de la part des jeunes. «Cela nous change de l’ambiance toxique et irrespirable de ces derniers jours dans laquelle, je me rends compte, nous maintient les restes de notre dépendance linguistique. Nos jeunes sont connectés à d’autres horizons et c’est là peut-être la plus belle image de notre indépendance. Ces images me ravissent et dissipent les fumées de nos crispations recuites qui nous empoisonnent», souligne Achour Mihoubi, architecte.
A l’occasion de chaque Salon, quelques auteurs du cru réussissent à attirer un lectorat fidèle : Ahlam Mosteghanemi a préféré le Salon de Charika qui se tient à la même période. Il y a aussi Wassini Laredj, Abdelouahab Aissaoui, Fayçal Lahmeur, Sarah Rivens, ou même Mme Fatima Zohra Bouayad, qui «aurait vendu, affirme-t-on sous cape, plus de 200 exemplaires de son classique Cuisine algérienne».
Petite satisfaction, d’autres jeunes auteurs algériens qui s’étonnent que leurs textes ne soient pas aussi acclamés que leur compère du Golfe, obtiennent quelques succès. La jeune LolaDZ, de son vrai nom Loubna Abdellaoui, publie Dinator (Dar Essouhoub). Son livre était introuvable, un nouvel arrivage est annoncé par son éditeur. «Le livre Dinator n’est plus disponible. Un nouvel arrivage est prévu ce mardi (hier)», peut-on lire sur une affichette, qui demande aux «moutabi3in» (fidèles lecteurs) de s’adresser à l’éditeur via WhatsApp.
Aser Al-Kotob, éditeur-marketeur
Un autre auteur, privilégiant des textes de développement personnel (DP), réussit lui aussi à grappiller quelques points : Mustapha Guermat. Assumant une filiation avec Ibrahim El Feki, auteur égyptien dont il a suivi les sessions de formation à Alger, l’auteur de Exito dit avoir une approche «totalement différente» du DP, telle que certains auteurs à succès comme Adham Cherkaoui. Le recueil de ses textes publié par le quotidien El Hiwar « exploite, explique-t-il, les arcanes du développement personnel loin des bêtises promises par d’autres auteurs. Ma source première reste le Coran et la Sunna. Le bien-être de l’individu est notre objectif suprême et non le profit. »
Des éditeurs continuent d’exploiter le filon des genres littératures courus par les juniors (science-fiction, fantasy, DP…) continuent d’attirer les foules de lecteurs passionnés, particulièrement les jeunes filles. Au pinacle : Aser Al-Kotob. L’éditeur égyptien offre un catalogue de quelques six cent titres. Certains sont déjà des best-sellers. Des auteurs connus, tels que Kifah Abu Hanoud, étaient présents au salon. Le succès est immédiat. « C’est des textes dont la référence première est l’islam », nous lance un jeune, dont l’oeil flamboie derrière des lunettes à monture argentée.
« Que chaque mot vous apporte la plénitude », lance l’auteure, un châle palestinien autour du coup, à ces jeunes lectrices, tout en admiration devant leur vedette, debout à l’entrée du stand, un stylo à la main. Amr Khaled et feu Ibrahim El Feki, dont le succès est resté controversé, ont des successeurs qui font mieux qu’eux. Les fatwas interdisant cette version « musulmane » du développement personnel, n’ont pas réussi à tenir éloignés les jeunes adeptes de ces influenceurs, adeptes du coaching islamique. Marketing féroce, utilisation des réseaux sociaux, DP matinée de religiosité, autant d’ingrédients d’un succès permanent. «Aser Al-Kotob a d’abord publié un texte d’apparence futile : « Rihlat el mit 3abit » s’est finalement vendu 15 000 exemplaires. Il y a eu des ventes plus importantes : Antichrist s’est vendu à un demi-million d’exemplaires. Zicola land était l’autre succès immense de l’éditeur », explique Wael El Milla, responsable éditorial chez Dar Masr El Arabia. Ce dernier se fait psychologue en expliquant que le succès de son compatriote s’est appuyé sur des campagnes marketing « féroce ». « Aser Al-Kotob est sur toutes les plateformes ; il en en a plusieurs avec à chaque fois des millions de followers.
Le contact est permanent avec les lecteurs. L’éditeur a une règle d’or: créer le marché avant l’édition. Et puis, un détail, il faut savoir que le plus « vieux » responsable de la maison, à savoir le chef Mohamed Chawki, n’a que34 ans », poursuit, émerveillé, l’éditeur concurrent. Aser Al-Kotob a réussi à faire des émules en Egypte, des éditeurs jeunes se sont lancés dans l’aventure avec des fortunes diverses: Riwak, Kayan, Dawwin, qui « a édité, tenez-vous bien, un recueil de poèmes d’un jeune rappeur, Zap Tharwat, qui était aussi un grand succès », note M. El Mila.
La mondialisation explique en partie le succès actuel des maisons d’édition et de leurs poulains.
Mohamed El Keurti, auteur du formidable recueil Nouvelles de l’inframonde (Casbah, éditions) fait remonter le succès de cette littérature aux années 1970 : « L’engouement des jeunes pour le fantastique et la science-fiction date du succès des blockbusters produits par Hollywood. Il y a eu des films de Spielberg, Star Wars. Cela s’est poursuivi avec le Seigneur des Anneaux et Harry Potter. Il y a aussi les jeux vidéo. Et puis il y a les réseaux sociaux qui amplifient les phénomènes de mimétisme parmi les jeunes. Il y a une uniformisation des goûts. Les jeunes du monde entier, à peu de chose près, ont les mêmes goûts musicaux, vestimentaires, littéraires. Ils se partagent leurs goûts, ils s’ »auto-influencent ».»
Salima Aidouni, férue de la chose culturelle, explique, de son côté, que « pour beaucoup de jeunes c’est leur première lecture » . « Effet mode, effet mimétisme tiktokien, ou intérêt vif pour des thématiques qui fascinent la jeunesse : le satanisme, l’après mort, para- normal, surnaturel, frissons et horreurs, violences. La dark-romance attire beaucoup de jeunes, depuis les jeux et films et chansons jusqu’aux livres. Quand on est adolescent, l’on est «hanté» par des interrogations sur la mort, l’après-mort, les êtres surnaturels tels que djounouns, l’Espace sidéral. Et la religion ne suffit plus(…)» Et de conclure, optimiste : « On a presque tous, toutes, tâtonné, à nos débuts de lecture, et je crois qu’il y aura forcément des jeunes parmi ce grand nombre de « fans» qui s’accrocheront à la barque lente de la littérature…»
Ahed Farouk. Directeur éditorial de Aser Al-Kotob : « Notre force c’est notre politique de commercialisation »
Quand est-ce qu’est née votre maison d’édition ?
Notre maison d’édition a été créée en 2014 par un groupe de jeunes. Notre objectif premier est d’éditer des livres pour ados. Après 3, 4 ans, nous avons décidé par développer et diversifier notre offre : nous commencions à changer le format de nos livres et même à diversifier notre offre en misant sur des sujets tels que le développement personnel, les romans, les livres pour enfants, etc. que nous commencions à commercialiser à travers des pays comme l’Algérie.
Justement votre succès ici au salon est constant. Une explication ?
L’Égypte et l’Algérie sont nos plus gros marchés. Au Salon, nous vendons plus que toutes autres maisons d’édition. Deux ans après notre spécialisation (2017), le succès était déjà au rendez-vous en Algérie. La demande reste très importante. Il y a des explications : nos deux peuples se ressemblent beaucoup et puis notre politique marketing fait la différence.
Quels sont vos livres plus vendus?
Nous avons 600 titres. « Zicola land » de Amar Abdelhamid est notre livre le plus vendu, il y a aussi « Fi sohbat El Asma El Hosna », et d’autres encore. Nous ciblons particulièrement les jeunes. Nos auteurs sont aussi des jeunes qui écrivent des romans destinés à cette catégorie.
Propos recueillis par Nadir Iddir