Ecole : L’évaluation… des risques

24/11/2024 mis à jour: 00:40
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Quand on parle d’évaluation, on pense à celle du travail des élèves. Rarement de l’évaluation du système scolaire, de ses innovations et de leur impact. Une fois n’est pas coutume, cette modeste contribution ne concernera pas l’évaluation des élèves. 

Il existe une forme d’évaluation qui est ignorée dans certains systèmes scolaires à travers le monde : C’est l’évaluation des risques avant d’introduire toute nouveauté. Si le risque zéro n’existe pas dans beaucoup de secteurs de la vie nationale, il reste que toute politique scolaire doit avoir pour objectif de se rapprocher, voire d’atteindre ce risque zéro. Et c’est possible ! Pour cela, il y a lieu d’associer toutes les sciences qui intègrent les apprentissages scolaires dans leurs études : nous citerons la psychopédagogie, les neurosciences et la chronobiologie. Plus encore : faire preuve d’anticipation. 

L’évaluation des risques consiste à poser sur la table toutes les hypothèses, positives ou négatives. Puis de peser et soupeser le pour et le contre, étudier finement la faisabilité, les paramètres de réussite ou d’échec. L’évaluation des risques éloigne la précipitation, le bricolage ou l’amateurisme. Elle est suivie par une phase expérimentale de deux ou trois ans ponctuée d’évaluations d’étapes et se termine par une évaluation dite de validation ou d’invalidation. Si validation il y a, s’en suivra la généralisation progressive de ladite nouveauté – en fonction des moyens déjà préparés.

 C’est là la norme universelle pour l’introduction de toute nouveauté en milieu scolaire. Ainsi, seront éloignées les conséquences négatives sur les apprentissages. On peut faire le parallèle avec le domaine de la santé où un nouveau médicament ne sera mis en vente que s’il a été soumis auparavant à une phase expérimentale. Si la médecine est au service de la santé physique des humains, l’éducation l’est pour la santé morale, mentale et intellectuelle des enfants dont elle a la charge.

En quoi l’absence de cette évaluation des risques peut-elle être néfaste pour un système scolaire ? Un ministère de l’Éducation en est-il astreint avant le lancement de toute opération d’envergure, une innovation pédagogique par exemple ? Nous devons préciser que l’éducation est une entreprise qui s’intègre dans une stratégie globale, celle du progrès social et culturel. Une entreprise, économique ou autre, qui évacue d’un revers de main l’évaluation des risques se dirige droit vers l’échec.


QUID DE L’ALGERIE ?

En matière d’échec dans l’introduction de nouveautés, bien des pays ont eu, un jour ou l’autre, à avaler la pilule amère du refus ou de l’ignorance de l’évaluation des risques. En Algérie, il nous faut apprécier les nouveautés à l’aune de ce type d’évaluation. Et de poser la question qui dérange tant : avions-nous évalué les risques et respecté la phase expérimentale en lançant telle ou telle nouveauté/innovation ? 

Et de préciser qu’il ne s’agit pas de dénigrer ces nouveautés dont certaines sont pertinentes, en théorie. Toutefois, la précipitation dans l’application leur a fait perdre leur pertinence. Voyage dans le temps scolaire, du plus ancien au plus récent. Ici,  quelques nouveautés prises en dehors de toute évaluation des risques. Prenons la décennie 1990 comme point de départ. Cela ne dédouane pas la décennie précédente (1980) à être prolifique en mesures et décisions non anticipées, appliquées dans la précipitation. Certaines sont farfelues comme l’arabisation des symboles mathématiques universels (x, y) qui ne seront rétablis qu’en… 2003. 

Décennie 1990. Deux événements marquants qui impacteront l’institution scolaire : le FMI pointait son nez dans les affaires économiques et le vent mauvais du wahhabisme déferlait sur la société. 

- Pour aller dans le sens des recommandations du FMI, les autorités décidaient de supprimer la formation initiale des enseignants – qui durait deux ans au minimum –, et ce, en fermant la quasi-totalité des 5O instituts technologiques de l’éducation du pays. Le motif avancé est que dorénavant, les enseignants devaient être titulaires d’un diplôme universitaire – une bonne chose en soi – et qu’il revient aux Ecoles normales supérieures de les former. Or, ces dernières ne remplissent – à ce jour encore -  que 10% des besoins du secteur en enseignants. Ainsi, décision fut prise de recruter chaque année des milliers de futurs enseignants sur simple présentation du diplôme requis. Une quinzaine d’années plus tard, ce recrutement se fera sur un semblant de concours. Depuis et à ce jour, ce sont des dizaines de milliers de jeunes diplômé(e)s qui sont intégré(e)s dans l’enseignement sans aucune formation initiale.

 C’est le remake des chantiers d’été des années post-indépendance pour le recrutement et la formation des moniteurs et instructeurs du primaire. A-t-on pensé aux conséquences induites par la suppression de la formation initiale et par un tel mode de recrutement ?
 

- Au tout début de cette décennie 1990, les décideurs du ministère de l’Education nationale (MEN) supprimaient l’éducation civique morale et religieuse (ECMR) enseignée aux élèves depuis 30 ans. Elle sera remplacée par l’éducation islamique (EI) qui n’a d’éducation que le nom, dans la mesure où c’est d’un enseignement du rite qu’il s’agit. Sera employée comme seule méthode, la mémorisation de hadiths et sourates inaccessibles au niveau de la compréhension des écoliers. C’en est fini des leçons qui faisaient la force de l’ECMR. Avec l’EI, disparaissent les applications in-vivo de situations pédagogiques qui véhiculent les valeurs du Saint Coran et enracinent des habitudes, des comportements et des attitudes saines utiles pour la santé physique et morale de l’enfant, du futur adulte. De 1990 à ce jour, les valeurs universelles du Saint Coran véhiculées dans l’ECMR laisseront place au discours pseudo-religieux. Et l’EI n’a pas servi de bouclier à l’explosion de la triche, de la fraude, des incivilités et… de l’intolérance. La suppression de l’ECMR est-elle le fruit d’une volonté délibérée ou d’un manque d’anticipation ? 
 

- Décennie 2000. Une réforme de l’Ecole algérienne est lancée lors de l’année scolaire  2002/03, en l’absence du protocole expérimental et de l’évaluation des risques. Les officiels de l’époque annonceront, en grande pompe,  des décisions qu’ils qualifièrent de révolutionnaires. Certaines seront purement et simplement supprimées suite aux recommandations de la Conférence nationale d’évaluation de la réforme organisée en juillet 2015. Nous citerons quelques décisions : la réintroduction de l’examen de sixième, la promotion du BEM comme seule voie de passage au lycée, l’hypertrophie du volume horaire hebdomadaire (VHH) de la langue d’enseignement (la langue arabe) qui sera augmenté à 60% du volume horaire total,  alors que la norme internationale est de 20%. Actuellement, ce VHH a été ramené à environ 50%, loin de la norme internationale.
 

- D’autres «nouveautés» prises sans aucune précaution demeurent à ce jour : la suppression d’une année au cycle primaire - 5 ans au lieu de 6 ans - au motif d’une hypothétique généralisation d’un préscolaire, jamais réalisée à ce jour. Pire : il est exigé des élèves d’ingurgiter en cinq ans un programme déjà prévu pour six ans.  
- L’introduction de l’histoire en 3e année primaire à un âge (9 ans) où l’enfant n’a pas encore atteint la maturité mentale pour accéder à la conscience du temps historique. Au primaire, toutes les matières scolaires sont dites matières d’éveil. Ce n’est qu’au collège que ces matières sont enseignées en tant que disciplines. Là aussi, il y a, à ce jour, confusion de concept entre matières d’éveil et disciplines à enseigner. Comment ne pas évoquer la suppression du chapitre dédié à la logique mathématique de nos programmes scolaires, au lycée notamment ?
 

- Une «nouvelle» approche dans l’enseignement dite d’approche par les compétences. Un concept qui demeure flou pour tous les acteurs du système scolaire et ce à tous les échelons de la hiérarchie. Pour seule parade, nos enseignants usent et abusent de la «méthode» de la mémorisation à outrance, au détriment de l’intelligence de l’élève. Des voix s’étaient élevées pour attirer l’attention des autorités scolaires, en vain.
Décennie 2020. Sans rentrer dans le détail des risques encourus, nous citerons des décisions qualifiées, elles aussi, de «révolutionnaires» par les officiels. Elles ont toutes été généralisées de but en blanc sans passer par l’évaluation des risques et la phase expérimentale. 


- Avec l’anglais au primaire, l’Ecole algérienne se retrouve à enseigner 4 langues dans le cycle primaire avec les désagréments inévitables induits par un tel «embouteillage». Nous citerons les plus évidents : interférences linguistiques d’ordre graphique, phonétique et grammaticale et sans oublier la déstabilisation psychopédagogique chez les écoliers. Une déstabilisation engendrée par ce surplus d’intervenants dans le processus d’apprentissage/enseignement. Et pour enseigner cette langue, des milliers de titulaires d’une licence d’anglais sont recrutés sans aucune qualification, ni formation pédagogique sérieuse et sans le préalable d’un mode de  validation strict de leur profil. Parlent-ils bien cette langue, ne serait-ce que du point de vue prononciation ? 

Et de nous poser cette question : comment expliquer qu’une langue étrangère devient obligatoire, alors que tamazight, langue nationale et officielle, peine à décrocher ce statut (de discipline scolaire obligatoire) depuis son introduction dans le système scolaire, il y a de cela… 30 ans ? Si l’objectif assigné à l’anglais au primaire est d’amener nos bacheliers à avoir une maîtrise des langues enseignées, il aurait fallu  analyser les causes qui, jusque-là,  les ont empêchés de les maîtriser, et ce, après 7 ans d’apprentissage – dès la 1re année de collège 

-  de la langue anglaise,  13 ans d’arabe et 10 ans de français, soit des durées largement suffisantes pour former de vrais polyglottes. La solution est purement pédagogique et ne concerne nullement l’introduction au primaire de l’anglais qui est une fausse solution pour un vrai problème. 

En effet, résoudre la problématique pédagogique de l’enseignement de l’anglais – et des autres langues – passe inévitablement par la mise en place des éléments qui conditionnent la qualité de la langue enseignée, à savoir le recrutement ciblé des futurs enseignants, une formation initiale de qualité dans le domaine pédagogique notamment, une révision des programmes et de la méthode d’enseignement et enfin un contenu des manuels adapté et approprié. 

- Les tablettes numériques pour alléger le cartable ont été introduites au moment même où la Suède décidait de les supprimer. Le MEN ignorait-il cette information ?


- Pour l’année scolaire 2024/25, le MEN annonce un allégement de l’horaire hebdomadaire/journalier pour les 1re et 2e années primaires. Une mesure que l’on ne peut que saluer. Toutefois, une ombre au tableau surgit dans la foulée de cette mesure. Alors que dans les pays développés, l’éveil aux sciences et au civisme est dispensé à partir de l’école maternelle, voilà  que le MEN décide de supprimer l’éducation scientifique et l’éducation civique de l’emploi du temps de ces classes de 1re et 2e années primaires. Le ministre avait annoncé face à la caméra de la Télévision : «Nous devons renforcer l’enseignement de la langue arabe et de la religion.» Doit-on comprendre que l’éducation civique et l’éducation scientifique sont des obstacles à la langue arabe et à la religion ?

- Le motif invoqué pour justifier cette suppression a de quoi laisser pantoises les personnes qui connaissent le fonctionnement des écoles primaires : selon le MEN, il s’agit de permettre aux élèves la pratique de l’EPS et de l’éducation artistique. Or, ces deux matières existent dans nos écoles depuis l’indépendance et qu’elles souffrent d’un manque d’encadrement qualifié et d’une logistique appropriée. 

Souvent, pour ne pas dire toujours, l’enseignant(e) utilise l’horaire de ces deux matières pour combler un retard dans son programme de langue ou de maths, soit aussi pour accélérer ce dit programme. Alléger le volume horaire journalier et hebdomadaire des élèves du primaire - notamment ceux de 1re, 2e et 3e années primaires - passe par une seule solution : réduire le nombre de matières enseignées en les intégrant les unes aux autres par affinité académique. Mais cela relève d’une autre exigence : doter le système scolaire d’une stratégie globale et dont le cycle primaire serait le fer de lance. 


- L’ouverture d’un lycée artistique est une bonne initiative en soi. Mais il y a comme un paradoxe : l’éducation artistique dans toute sa variété (chant, dessin, peinture, musique, théâtre, chorales…) n’existe pas dans nos écoles, collèges et lycées. Seuls le dessin des natures mortes et la calligraphie arabe sont au menu de nos élèves. A l’exception d’une minorité d’établissements scolaires situés dans des quartiers huppés des grandes villes où ces activités artistiques sont enseignées. Allons-nous voir le lycée artistique impulser une dynamique artistique réelle dans les autres cycles d’enseignement ? Nous le souhaitons.

- Le recrutement d’adjoints de l’éducation dans les écoles primaires avec pour mission la prise en charge des tâches jusque-là dévolues aux enseignant(es) : les mises en rang, la présence dans la cantine au déjeuner, la surveillance des récréations. Or, ces tâches ont une portée éducative. Elles permettent aux enseignants d’inculquer aux enfants ordre, discipline et bonnes habitudes. Elles leur permettent aussi d’observer le comportement de leurs élèves en dehors des murs de la classe et ainsi de mieux connaître leur profil psychologique. 

Par cette mesure, l’établissement se retrouve avec une pléthore de personnels où l’écolier aura du mal à fixer ses repères. Là aussi, cette décision n’a pas bénéficié d’une réflexion profonde quant à son impact. 

En conclusion, il y a lieu de paraphraser un adage populaire : «Qui veut aller loin va doucement, mais sûrement». Ignorer l’évaluation des risques dans une entreprise éducative revient à hypothéquer la puissance d’un pays et le devenir de générations d’élèves. Faut-il attendre que l’échec soit consommé et des milliers d’élèves pénalisés pour se rendre à l’évidence ?

 En priorité, le MEN est tenu d’évaluer l’impact de toutes ces décisions  - y compris celles prises dans les décennies précédentes (1970 et 1980) et dont les effets toxiques continuent à sévir au sein de notre système scolaire… et au sein de notre société. 


Par Ahmed Tessa , Pédagogue et auteur
 

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