Dr Mourad Preure. Expert pétrolier international, président du cabinet Emergy : «Renforcer Sonatrach sur les plans managérial et technologique est un impératif vital pour l’Algérie»

06/03/2022 mis à jour: 03:43
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Dr Mourad Preure

Dans cet entretien, l’expert pétrolier revient sur la situation du marché pétrolier et considère que la tendance haussière des prix du brut va se poursuivre encore pour au moins deux trimestres. «C’est une fenêtre d’opportunités qui peut durer, mais aussi se fermer très vite. Le niveau des prix pétroliers agit mécaniquement sur nos équilibres externes et donc sur la santé de notre économie et ses perspectives de relance. Le pire que nous puissions faire est de profiter de ce répit inespéré pour nous replonger dans les limbes de l’économie rentière, où le niveau des importations de marchandises permis par cette prospérité pétrolière inattendue inhibe le système productif national et décourage l’investissement, ce malheureux ‘‘Dutsch disease’’, ou syndrome hollandais dont nous subissons les effets encore aujourd’hui», avertit-il.

  • Les prix du pétrole atteignent des niveaux jamais égalés depuis plusieurs années, et ce, pour différents facteurs dont le plus important est la guerre en Ukraine. Pensez-vous que cette tendance haussière est limitée dans le temps, ou va-t-elle se poursuivre encore pour plusieurs mois ?  

Le niveau atteint par les prix pétroliers ne correspond pas à la réalité des fondamentaux. La géopolitique, qui est un facteur toujours présent dans la formation des prix pétroliers, prend ici une valeur dominante. Pourquoi ? La raison est très simple. Le risque de rupture d’approvisionnement est toujours hautement anxiogène pour les marchés qui sur-réagissent dès lors que ce risque est potentiel. L’impact de ce risque est d’autant plus fort que les «spare capacities», les capacités résiduelles disponibles au niveau des pays de l’OPEP sont à leur minimum, soit 2 à 3 Mbj (millions de barils par jour) situés en Arabie Saoudite et dans les Emirats arabes unis, cela alors que la Russie est le deuxième exportateur mondial avec un niveau d’exportations de 5 Mbj. Comme un malheur (ou un bonheur, c’est selon) ne vient jamais seul, les stocks américains ont fondu de 2,6 millions de barils. Ce bond des prix pétroliers s’inscrivait déjà dans une tendance haussière portée par la reprise économique, la levée des mesures de confinement et des restrictions dans le transport en général et le transport aérien en particulier, avec pour conséquence une reprise robuste de la demande, et, enfin, la discipline des pays de l’OPEP+. L’augmentation mensuelle de 400 000 bj (barils/jour) est insuffisante pour rassurer le marché, par ailleurs à l’équilibre. 

Au demeurant, faute de volumes disponibles, les pays de l’OPEP+ ont des difficultés à augmenter leur production à ce niveau, cela alors que les exportations russes se sont effondrées du fait de cette crise. En janvier, le déficit aura été pour eux de 182 000 bj. Les prix ont atteint leur plus haut niveau depuis 2008, se plaçant solidement au-dessus des 110 dollars le baril, testant même le niveau des 120 dollars. Pour ma part, je juge que ce niveau n’est pas dans la logique de l’évolution de l’industrie pétrolière et est difficilement supportable par la croissance économique mondiale. Je ne pense pas que ce niveau soit durable, même si je considère maintenant, toutes choses égales par ailleurs, que le prix du pétrole a une forte probabilité de rester à trois chiffres au moins les deux prochains trimestres. Cela, alors que mes anticipations étaient un prix qui fluctuerait autour d’un niveau de 75 dollars le baril en 2022.

  • Comment l’Algérie pourrait-elle tirer profit de cette tendance ? Doit-elle miser sur plus d’investissements dans le secteur des hydrocarbures pour, notamment, trouver de nouveaux gisements et renforcer sa production ? 

Bien entendu, hors toutes les considérations possibles, cette situation est la bienvenue pour notre pays. C’est une fenêtre d’opportunités qui peut durer, mais aussi se fermer très vite. Le niveau des prix pétroliers agit mécaniquement sur nos équilibres externes et donc sur la santé de notre économie et ses perspectives de relance. Le pire que nous puissions faire est de profiter de ce répit inespéré pour nous replonger dans les limbes de l’économie rentière où le niveau des importations de marchandises permis par cette prospérité pétrolière inattendue inhibe le système productif national et décourage l’investissement, ce malheureux «Dutsch disease», ou syndrome hollandais dont nous subissons les effets encore aujourd’hui. Il s’agit d’engager une diversification vigoureuse de notre économie. C’est la première priorité. Pour ce qui est de l’industrie des hydrocarbures, il nous faut profiter des ressources nouvelles, d’abord pour investir dans nos gisements qui ont été malmenés deux décennies durant. Effectuer des études de réservoir et de géophysique approfondies pour donner une nouvelle jeunesse à Hassi R’mel. 

Engager des investissements pour augmenter le taux de récupération de Hassi Messaoud, pourquoi pas lancer en partenariat la fabrication en Algérie de tensio-actifs nécessaires pour les opérations de récupération tertiaire qui augmenteront très sensiblement la production de ce gisement classé comme supergéant et qui peut assurer à lui seul plusieurs décennies de production à notre pays. Augmenter la récupération dans le bassin de Berkine aussi. Impliquer nos universités, avec l’aide du partenariat étranger, nos mathématiciens dans le monitoring de nos gisements en développant et mettant à jour vu les dégâts subis par nos gisements, la modélisation géologique des bassins. Comme vous le voyez, je place en priorité «l’enhanced oil recovery», l’amélioration du taux de récupération dans nos gisements. Je crois en nos gisements. Hassi R’mel n’est pas fini, c’est l’une des plus belles accumulations gazières dans le monde, Hassi Messaoud encore plus. Cela aura pour effet d’apporter plus rapidement les volumes de pétroles et surtout de gaz qui nous manquent cruellement pour défendre nos parts de marché et satisfaire notre demande nationale boulimique qu’il convient de mettre sous contrainte impérativement.

  • Pensez-vous que la conjoncture actuelle est favorable à un engouement des compagnies étrangères pour l’investissement en Algérie dans le secteur des hydrocarbures ? 

La réponse est oui, avec des nuances, mais oui, indiscutablement. Les pays consommateurs reviennent de leurs illusions sur la vitesse de la transition vers la neutralité carbone, laquelle transition a été, à mon avis, excessivement idéologisée au point où la surenchère a remplacé la planification rigoureuse et systématique. Le choc gazier vécu en 2021 et qui perdure du fait de la croissance de la demande, conjuguée aux défaillances des systèmes renouvelables, notamment éoliens, avait provoqué un bond de 600% pour les prix gaziers ! Sur un autre registre, l’investissement pétrolier a baissé de 1000 milliards de dollars depuis 2014.

Tous les experts connaissent le caractère autodestructeur des prévisions énergétiques. Prévoir des prix bas conduit à provoquer une baisse de l’investissement et une stimulation de la demande. La conséquence à terme est un effet de ciseau entre les courbes d’offre et de demande, soit une faiblesse de l’offre et une augmentation de la demande, et donc une hausse des prix. Ainsi, la prévision a créé les conditions de sa non-réalisation. 

Ainsi est le fonctionnement cyclique de l’industrie pétrolière. Nous sortons d’un cycle baissier, alors que la transition énergétique a mis son grain de sel dans ce jeu complexe de tendances. L’Agence internationale de l’énergie (AIE), après avoir demandé aux compagnies pétrolières de ne plus investir dans les hydrocarbures, est vite revenue à la raison. Le niveau des découvertes n’a jamais été aussi bas, atteignant son niveau de 1947 ! Je pense donc que les compagnies internationales vont revoir à la hausse leurs dépenses en exploration-production. 

Le problème est qu’il y a une forte concurrence entre pays producteurs pour les attirer, leur offrant des conditions fiscales souvent très favorables. La nouvelle loi sur les hydrocarbures est en réel progrès avec tout le cafouillis juridique qui l’a précédée depuis 2005, qui a brouillé l’image de notre pays et fait fuir les compagnies, y compris celles qui n’avaient pas hésité à venir durant la décennie 90’ et affronter les risques terroristes ! Il s’agit pour nous d’être offensifs, convaincants en considérant que l’amélioration du climat des affaires, celle tout aussi impérative de la gouvernance du secteur des hydrocarbures et de Sonatrach sont la clé du succès. 

Renforcer Sonatrach sur les plans managérial et technologique est un impératif vital pour l’Algérie. Elle seule peut construire des partenariats stratégiques avec des leaders technologiques mondiaux, associant la remise dans un sentier d’expansion robuste et durable notre industrie pétrolière et gazière et, en convergence avec les hydrocarbures qui n’ont pas dit leur dernier mot et constitueront à la mi-siècle la moitié de la demande énergétique mondiale, engager harmonieusement une véritable transition énergétique où l’Algérie a toutes les caractéristiques naturelles pour y figurer parmi les leaders. Cette stratégie pourrait même être le levier majeur de l’émergence de notre pays.

Propos recueillis par  Nadjia Bouaricha

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