Dr Mohamed Laiche. Doyen de la faculté des sciences économiques de Tizi Ouzou : «L’urgence est de trancher le nœud gordien de la gouvernance urbaine»

19/12/2023 mis à jour: 03:22
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Photo : D. R.

Dans cet entretien, Mohamed Laiche, docteur (HDR) en économie et doyen de la faculté des sciences économiques, commerciales et des sciences de  gestion de l’université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou, souligne  que l’insuffisance opérationnelle des plans d’aménagement et d’urbanisme, en l’occurrence les PDAU et POS,  est l’une des raisons principales des problèmes et du dysfonctionnement dans lesquels se trouvent les villes algériennes et particulièrement celle de Tizi Ouzou. Le même universitaire estime, en outre, qu’une bonne gouvernance locale peut proposer des idées et des solutions créatives, porteuses d’une vision urbaine économiquement viable et  résiliente face aux menaces sociales et environnementales. Et ce, a-t-il précisé à El Watan, avec, entre autres,  la  coordination de l’Etat et les autres acteurs urbains (collectivités locales, élus, société civile, le secteur privé...). Le Dr Laiche ajoute, par ailleurs, que la mobilité urbaine doit s’inscrire dans une perspective de développement local à travers des stratégies visant à s’orienter vers des transports durables.

  • Vous avez organisé à la faculté des sciences économiques, commerciales et des sciences de gestion (FSECSG) de l’université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou un séminaire national sous le thème «Les villes algériennes face aux enjeux du développement durable : quelles transformations dans la fabrique urbaine ?».  Pouvez-vous nous parler des principales recommandations de cette rencontre scientifique ?

Le séminaire que nous avions organisé était ouvert aux chercheurs issus de diverses disciplines (économie, géographie, sociologie, architecture…) ainsi qu’aux professionnels et acteurs de l’urbain. Les communicants ont abordé la ville face aux enjeux du développement durable conformément aux axes que nous avions définis dans les argumentaires du séminaire.

Les différents axes proposent de réfléchir  autour de  modèles de développement des villes qui s’inscrivent  sur la voie de la durabilité en s’appuyant sur deux leviers majeurs : l’innovation technologique et l’écologie.

Concrètement, il s’agit  de voir comment exploiter les potentialités et les opportunités dont nos villes disposent pour d’une part, offrir un écosystème attractif  et dynamique aux entreprises et aux porteurs d’idées créatives et d’autre part, considérer les questions environnementales comme moyen d’accumuler des aménités urbaines et d’amélioration de la qualité de vie de tous les citadins, tout en les conciliant avec la croissance économique.

Les échanges et les débats dans les plénières et les travaux d’ateliers ont bien souligné le rôle de la recherche fondamentale et des travaux académiques en matière de propositions d’alternatives pour relever les différents défis auxquels les villes algériennes sont confrontés.

Il s’agit ainsi de mettre en évidence le rôle majeur qui incombe aux villes en tant que  sources d’innovation  et de proposer des réflexions spatiales et urbaines qui s’inscrivent dans des approches de développement durable compatibles avec les spécificités locales, tout en faisant l’effort de dépasser les paradigmes habituels d’aménagement et de gestion des villes.

C’est dans ce sens que les intervenants ont mis l’accent sur le concept de la gouvernance urbaine. Celle-ci  gagnerait à jouer un rôle primordial dans toutes les actions urbaines, car vivre «la ville durable», qui mettra l’humain au centre de tous les préoccupations, exige la participation et la collaboration de tous les acteurs de la ville : les citoyens, les élus, les pouvoirs publics, les entreprises, l’école, l’université...

Pour aller vite, l’urgence est de trancher le nœud gordien de la gouvernance urbaine pour que  les villes algériennes soient  en mesure d’accompagner ces processus complexes, comprenant une multitude de données et paramètres économiques, sociaux et environnementaux à la maîtrise souvent problématique. A défaut, les réponses appropriées aux enjeux du développement durables par les villes algériennes relèveront alors du rêve, voire de l’utopie.

  • Quels sont les indicateurs qui permettent l’inscription de la mobilité urbaine dans une perspective favorisant le développement durable ?

La mobilité urbaine occupe une place importante autant dans les discours publics que scientifiques, comme elle constitue aujourd’hui un des grands défis que les villes doivent relever en vue d’apporter des réponses à la conséquence de la congestion urbaine (émissions de gaz à effets de serre (GES), pollution, réduction de la productivité urbaine...).

Pour inscrire la mobilité urbaine dans une perspective de développement durable, il est nécessaire d’élaborer des stratégies visant à s’orienter vers des transports durables ayant pour objectif majeur la recherche d’un arbitrage équitable entre les préoccupations sociales, économiques et environnementales.

Les indicateurs sont multiples et nombreux, ils visent l’évaluation des politiques de transport et essentiellement les progrès réalisés dans l’intégration des préoccupations environnementales. Ces indicateurs essaient de satisfaire les besoins de mobilité, tout en prenant en compte la santé publique et les écosystèmes.

Concrètement, il s’agit  de se déplacer en adoptant des modes de transport qui utilisent des ressources renouvelables, réduisent la consommation des ressources non renouvelables, les nuisances et la consommation des terrains et limitent les émissions et les déchets.

  • Des instruments d’aménagement sont préalablement établis avant l’urbanisation d’un territoire, mais certaines villes sont devenues étouffantes. Comment expliquez-vous cette situation tout en mettant l’accent sur le cas de Tizi Ouzou ?

Il n’est pas facile d’établir une évaluation objective et intelligible, en quelques lignes, sur les raisons des problèmes et dysfonctionnements dans lesquels se trouvent les villes algériennes et particulièrement la ville de Tizi Ouzou. Toutefois, on peut dire que, globalement, cette situation se résume à la forte concentration de la population au niveau des agglomérations et aux problèmes de gestion urbaine.

Le manque d’encadrement des collectivités locales (un manque de formation à l’urbanisme, de compréhension de l’espace et des formes urbaines, leurs réticences à l’expropriation…) fait également partie des éléments qui encouragent l’étalement urbain au point de voir des villes gonflées par la croissance.

Il y a aussi l’indigence de moyens financiers ainsi que le comportement laxiste de certains acteurs (élus locaux, administrateurs, techniciens...), qui privilégient leurs intérêts personnels au détriment de l’intérêt de la collectivité.

On peut souligner également le  manque de coordination entre les secteurs, étant donné que  chaque secteur agit en fonction de ses propres logiques sectorielles, et ce, en dépit des efforts déployés par les pouvoirs publics pour améliorer la gestion des collectivités locales.

Cela, sans parler de l’insuffisance opérationnelle des plans d’aménagement et d’urbanisme, en l’occurrence les PDAU et POS, qui tire  son origine, en plus de leurs limites propres, dans la faiblesse de l’adhésion et de la participation des acteurs économiques et sociaux au processus d’élaboration des dits instruments.

  • Quelles sont les raisons de la progression des surfaces urbanisées à la périphérie des villes ?

Les raisons sont généralement liées à l’accroissement de la demande résidentielle issue de la croissance démographique (naturelle et apports migratoires), la saturation et la congestion des centre-villes exacerbées par la spéculation particulièrement forte au niveau de ces derniers qui renvoient une partie de la population vers la périphérie. La baisse du coût du transport  avec l’introduction de l’usage de l’automobile ont complètement modifié la notion de proximité.

L’accroissement des revenus des ménages, qui est conjugué au prix relativement moins élevé du foncier au niveau de la périphérie de la ville (disponibilités des terrains) poussent les citoyens à  s’installer à la périphérie de la ville.  L’influence des politiques et décisions publiques (la réalisation des équipements et infrastructures, prêts bancaires, aides à l’autoconstruction...) est souvent soulignée dans l’explication de l’étalement urbain.

  • Que proposez-vous pour améliorer les  stratégies de la gouvernance urbaine au niveau local ?

Nous pensons que la réussite de l’action publique au niveau local est liée aux modes de coordination de l’Etat et les autres acteurs urbains (collectivités locales, élus, société civile, l’université, le secteur privé…).

De ce fait, il est nécessaire d’aller vers un système de gouvernance se démarquant du mode de gestion en cours qui est incapable d’assurer la pérennité des villes, surtout dans le contexte actuel marqué par les diverses tensions provoquées par l’ampleur de l’urbanisation.

Ainsi, aujourd’hui, la problématique de la décentralisation effective s’impose dans la mesure où elle devrait être mise en œuvre par le transfert des pouvoirs  et moyens, surtout financiers, aux assemblées élues.

Ces dernières  sont les seules capables, durant les périodes  de contraction de ressources et de moyens, de mobiliser leurs acteurs et leurs propres ressources  autour de projets urbains et de développement local. Il en résulte qu’avec des pouvoirs élargis, les villes et les collectivités locales peuvent devenir des actrices du développement.

Grâce à la décentralisation qui est au centre des processus de coordination des acteurs et d’une  bonne  gouvernance urbaine/ locale, les villes algériennes peuvent sortir la réflexion en dehors  des sentiers battus, en proposant des idées et des solutions créatives, porteuses d’une vision urbaine économiquement viable et  résiliente face aux menaces sociales et environnementales.

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