Dr Amine Bensemmane. Président de la Conférence panafricaine sur la question alimentaire : «Le droit à l’alimentation est un droit de l’homme !»

01/03/2023 mis à jour: 19:20
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Dr Amine Bensemmane. Président de la Conférence panafricaine sur la question alimentaire

L’Algérie s’apprête à accueillir en mai prochain la première conférence panafricaine sur la question alimentaire dans le continent. Sur quoi porteront les débats ?

Les débats seront centrés autour de quatre thématiques et dont on peut parfaitement résumer la quintessence en quatre proverbes de la sagesse africaine. D'abord, un devoir de vérité, car «le mensonge donne des fleurs, mais pas des fruits». Nous sommes donc appelés durant cette conférence panafricaine consacrée au débat alimentaire à faire le constat de ce qui existe. Les faux-fuyants ne servent pas les intérêts africains. La question de la faim et de la malnutrition seront donc les premières thématiques. Cependant, dans une optique différente de la manière un peu misérabiliste avec laquelle ces questions sont habituellement abordées. En effet, si aucune question ne sera éludée, il n'en reste pas moins que lorsqu'un «arbre qui tombe on l'entend, mais quand la forêt pousse, pas un bruit». Aussi, nous mettrons également en exergue les grandes réussites africaines en matière de question alimentaire autour des valeurs des solidarités africaines, du rôle exemplaire de la femme ou du financement mutuel rural. De même qu'«un homme sans culture ressemble à un zèbre sans rayures», nous affirmerons la singularité des approches et des matières premières agricoles nourricières car il nous semble qu'un développement équilibré ne peut se baser sur des cultures universels, en tous lieux et en tout temps et nous découvrirons lors de cette conférence comment les Africains ont su valoriser leurs propres matières premières agricoles en faisant appel aux connaissances aussi bien immatérielles que scientifiques et technologiques. Enfin, nous savons qu’en Afrique «pour aller vite, il faut marcher seul, alors que pour aller loin, il est nécessaire de marcher ensemble». Il n’est pas inapproprié de rappeler, si besoin est, que la Révolution algérienne a laissé un immense legs de culture politique à toute l'Afrique où ruraux et urbains se mobilisent autour d'une même cause. Dans ce domaine, les consciences africaines vivantes et l'Union africaine font beaucoup. Nous examinerons tout compte fait, les détails lors de cette conférence panafricaine sur le débat alimentaire.

Le continent africain est confronté aujourd’hui à une grande crise alimentaire, quels sont les principaux obstacles qui menacent sa sécurité ?

Il appartient aux Africains, réunis en conclave à Alger, de le dire. Ces Africains sont des intellectuels, des scientifiques, des écologistes, des hommes d'affaires, des grands groupes de l'agro-alimentaire, des banques des organismes multilatéraux. Ils devront justement identifier les obstacles qui menacent la sécurité alimentaire. Ils sont nombreux. Pour notre part, il nous semble que la principale difficulté n'est pas d'ordre technique, mais méthodologique. Tout le monde doit d'abord, bien comprendre ce qu'il en coûte d'organisations sociales, de mobilisations populaires, d'éducation, de détermination des élites politiques, d'engagement sincère des entrepreneurs, et que chacun contribue à construire la sécurité alimentaire dans le respect d'une nature, désormais soumise aux changements climatiques qu’entraînent nos activités carbonées divers et variés.

Comment le continent pourrait-il, selon vous, échapper ou se mettre à l'abri de l’insécurité alimentaire ?

L'Afrique est inventive et intelligente. Les initiatives populaires trouveront des solutions locales diverses et variées. Il n'y a pas une solution, mais des solutions tant l'agriculture relève de l'ordre du pragmatisme de «ici et maintenant« dans un dialogue constant entre la terre et les connaissances millénaires des paysanneries africaines. Par contre, la sécurité alimentaire est l'affaire des Etats et des institutions continentales. De ce point de vue, beaucoup reste à faire. La Zeclaf (Zone de libre-échange continentale africaine, ndlr), le Nigal et toutes les initiatives de niveau régional et continental sont à encourager pourvu que le dialogue se réalise en concertation et en convergences d'intérêts croisés bien compris, afin d'éviter des situations de crispation comme celle créée de facto par le barrage éthiopien sur le Nil. Ce sont ces types de projet structurants, ô combien nécessaires pour la sécurité alimentaire en premier lieu qui doivent en réalité se mener de manière bilatérale, voire multilatérale. Dans le cas contraire, la question de la sécurité alimentaire sera instrumentalisée par des puissances extérieures à l'Afrique qui chercheront à la diviser pour la soumettre aux intérêts mondialisés. Le cas du Soudan et du Soudan du Sud devrait être une leçon pour tous. L'enfer est pavé de bonnes intentions, n’est-ce pas ? Cela étant, la sécurisation alimentaire de l'Afrique par les Africains est un mot d'ordre intéressant pourvu qu'il s'inscrive dans une démarche sud-sud plus globale et qui dépasse l'Afrique elle-même, car nous vivons sur la même planète. Il est bien sûr nécessaire de réfléchir à la sécurité alimentaire au niveau de l'Union Africaine et de réaliser des infrastructures de premier ordre au bénéfice de l'Afrique. Nous pensons à une banque des semences de niveau continental comme aboutissement de banques de semences régionales inscrits dans l'agenda des Etats africains, à une banque des plantes aromatiques et médicinales, à des laboratoires biotechnologiques de recherche et développement de niveau mondial réunissant les meilleures compétences africaines pour le phénotypage et le génotypage des plantes les plus intéressantes, de laboratoires de mêmes compétences tournées vers l'élevage, etc. De nombreuses choses peuvent se réaliser pour peu qu'elles émanent, en propositions vivantes, à partir des chambres de l'agriculture africaines représentatives des intérêts socio-professionnels qu'ils portent, afin de déjouer les manœuvres des cercles intéressés par la politique de la ruse. Et lorsque cette dernière échoue, la «loi» de la force, initiée par les mêmes cercles, dégénère en guerres civiles. La sécurité alimentaire commence par la sécurité des hommes et des biens tout court. Voilà la meilleure manière de commencer une histoire de la prise en charge de la question alimentaire de bien belle manière. La paix, la stabilité, le commerce inter-africain sont les fondamentaux qu'il nous est impératif d'établir, afin de promouvoir ensemble la sécurité alimentaire en Afrique.

Que préconisez-vous comme moyens de sortie de cette crise, surtout avec les prix des céréales qui flambent dans le monde suite à la guerre russo-ukranienne ?

Les solutions réelles, dans le long terme, sont méthodologiques et relèvent d'une approche globale qui sera débattue lors de cette conférence panafricaine. Les paysans savent qu'un lopin de terre ne peut devenir productif d'une saison à une autre et qu'il s'agit là d'un dialogue intime avec la terre qui est long et exigeant. Sur le court terme, les techniques sont connues. Elles consistent en une série de réponses institutionnelles pour stocker, réguler le marché de l'importation dans le respect des ressorts des productions locales auxquelles il doit être donné la plus grande priorité et ce, grâce à une mobilisation des ressources financières et intellectuelles inédites.

La FAO a déclaré que l’année 2023 sera l’année du millet. Pensez-vous que cette production vivrière, qui concurrence les céréales, le maïs et le sorgho, pourrait se révéler une solution pour les pays africains ?

Absolument. Le millet a pour immense avantage d'être productif, de ne requérir que très peu d'eau et de pouvoir être fauché plusieurs fois dans l'année, en particulier dans les zones touchées par les fortes chaleurs. Dans certains pays, le mil peut constituer plus de 70% de l'alimentation de base des hommes et du bétail. C'est une culture également algérienne ; que les oasiens connaissent parfaitement. Il nous faut sortir cette céréale mineure de son confinement pour découvrir comment nos phœniciculteurs ont su l'exploiter et substituer par sa consommation le blé tendre de l'importation par exemple. Le millet oasien sera la céréale mise à l'honneur durant cette conférence panafricaine comme contribution de l'expérience algérienne en la matière. Cependant, il faut se méfier des visions mono orientées. Bien des plantes africaines ont toute leur place dans une réponse graduée et puissante à l'insécurité alimentaire du continent pour peu que nous réfléchissions ensemble, afin d'aboutir à des recommandations d'homogénéisation des approches méthodologiques et des mises en œuvre intelligentes.

Certains observateurs de la question alimentaire avancent que les productions industrielles du Nord tuent les productions vivrières du Sud. Pourriez-vous nous éclairer 
davantage ?

Les pays à forte dimension technologique et industrielle ont depuis la révolution verte des années 1950, à l'âge de la pétrochimie triomphante de ses engrais, organisé leurs productions suivant des méthodologies de la performance très efficaces. Il s'en est suivi une baisse vertigineuse des coûts rapportés à la production, d'autant que ces mêmes pays avaient auparavant très largement mécanisé leur agriculture. Champs immenses, mécanisation systématique, chimie à outrance ont abouti à des coûts de revient rapportés à la tonne ridiculement bas. Le schéma classique est parfaitement connu, les exportations sont dès lors privilégiées, boostées par des dispositifs de subventions de tous ordres directs et indirects, instaurant un rapport inégal entre pays avancés et pays mal développés. Les dépendances se sont immanquablement translatées des sphères technologiques aux domaines alimentaires réalisant des rapports de domination entre Nations. Cependant, les choses évoluent. Les sols se sont avec le temps empoisonnés et nous voyons apparaître d'autres alternatives agricoles soutenues par le grand basculement de la chimie de synthèse vers la biologie de synthèse afin de gagner en productivité non plus uniquement en dopant les sols mais en manipulant les gènes des végétaux pour réaliser les potentiels génétiques des plantes à leur optimum. C'est le cas des grandes cultures mondiales (maïs, betteraves sucrières, canne à sucre, pommes de terre, etc). Les logiques productivistes cherchent de nouvelles voies dans la génétique et ils y arrivent. Face à cet état de fait, il n'y à d'autres alternatives pour les pays du sud que de progresser sur la voie de la connaissance, en faisant de la science autrement. Il ne s'agit pas seulement d'imiter les autres mais de décoloniser les sciences pour offrir des alternatives respectueuses de notre humanité et donc d'un droit à l'alimentation qui me semble constituer l'un des droits fondamentaux de l'homme aujourd'hui encore très largement bafoué. Les sciences et les technologies ne sont pas neutres. Elles participent des leviers de domination que certaines élites technocratiques mondialisées cherchent à réaliser sur les plantes mais aussi sur les autres hommes. Il nous reste le choix de privilégier les circuits courts, mieux réfléchir nos modèles économiques agricoles en faisant évoluer les pratiques culturales en ayant recours de manière plus systématique aux semis sous couvert végétal et bien d'autres manières de faire de l'agriculture. Pour cela il est nécessaire de profondément revoir notre appareil de formation, marqué par les stigmates de la pensée coloniale qui jusqu'à nos jours enseignent des générations d'agronomes dans des schémas de pensée éculés. C'est de mon point de vue le plus grand défi que nous ayons à relever. Et alors nous découvrirons que les petites surfaces agricoles peuvent être encore bien plus productives que les champs immenses sans âme et sans paysannerie. Nous avons l'immense chance d'avoir une vie paysanne et rurale encore vivante. Il nous faut donc la cultiver de manière intelligente pour la faire prospérer, dans le cadre de l'agriculture de la petite propriété, intensive, intelligente et orientée vers des circuits courts. C'est ainsi que nos cultures vivrières pourront défaire les cultures industrielles du nord. 

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