Deuxième partie de notre entretien exclusif avec l’historien Daho Djerbal à propos du tome 2 de son ouvrage sur Lakhdar Bentobbal : «L’enjeu des négociations, c’était l’indépendance totale»

17/03/2022 mis à jour: 09:26
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Lakhdar Bentobbal (tout à fait à droite sur la photo) en compagnie des autres membres de la délégation du GPRA lors des négociations d’Evian, en mars 1962

Comme nous l’avons indiqué dans notre édition d’hier, Daho Djerbal s’apprête à sortir aux éditions Chihab le deuxième tome du témoignage de Lakhdar Bentobbal, sous le titre : Lakhdar Bentobbal. La conquête de la souveraineté. Pour rappel, le premier tome de ce récit est paru en novembre 2021 sous le titre : Lakhdar Bentobbal. Mémoires de l’intérieur. Les deux volets sont le fruit d’un travail de longue haleine qui s’est étalé sur plus de cinq ans, de 1980 à 1985, années au cours desquelles l’historien, accompagné de l’anthropologue Mahfoud Bennoun, a recueilli le témoignage de l’ancien chef de la Wilaya II et ancien membre du CCE et du GPRA. A l’occasion de la sortie imminente de ce deuxième tome, Daho Djerbal nous a fait l’amabilité de nous accorder un entretien qu’El Watan publie en deux parties (voir la première partie dans notre édition de ce mercredi 16 mars). Voici donc la suite de cette interview où, toujours en ayant comme background le témoignage de «Si Abdellah», l’historien met en lumière les défis qui se sont posés à la direction de la Révolution, particulièrement après la mise en place du Plan Challe (1959-1961) qui fera déferler une véritable machine de guerre contre les maquis de l’intérieur. Daho Djerbal relève à ce propos une intensification des opérations militaires contre les unités de l’ALN après le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958. Le Plan Challe et le Plan de Constantine participent ainsi de la même stratégie, souligne le directeur de la revue NAQD, le Plan de Constantine complétant le premier en s’employant à «séparer la population algérienne du projet d’une indépendance totale».

Et alors que ce vendredi 18 mars marque le 60e anniversaire des Accords d’Evian, Daho Djerbal insiste sur l’esprit qui a animé depuis le début de la lutte de Libération nationale les dirigeants de la trempe de Slimane Lakhdar Bentobbal qui n’ont jamais transigé sur le principe de «El istiqlal ettam», de l’indépendance totale et la souveraineté pleine et entière sur l’ensemble du territoire algérien libéré des griffes du colonialisme français.

  • Cette deuxième partie des Mémoires de Bentobbal restitue rigoureusement toutes les étapes de la lutte de Libération nationale depuis le départ de l’ancien chef de la Wilaya II à l’extérieur en 1957. Son récit nous plonge dans les coulisses du CCE, du GPRA et du CNRA. Cependant, vous ne perdez pas de vue l’ALN et la situation dans les maquis qui sont le poumon de la Révolution. A ce titre, vous abordez avec lui une séquence-clé sur le terrain des combats, en l’occurrence le Plan Challe et ses conséquences désastreuses. On est sidéré par l’ampleur du déluge de feu qui s’abat sur les unités de l’ALN. Comment les combattants de l’intérieur ont-ils pu tenir face à cette machine de guerre infernale  ?

Cette partie est l’un des moments forts du deuxième tome. Imaginez ce que cela représente ! En 1959-1960, 400 000 soldats ont été déployés pour une population de 9 millions d’Algériens et 1 million d’Européens. Une quasi-majorité de ces derniers sont devenus des miliciens qu’on appelait «les Territoriaux». A quoi s’ajoutent les harkis et les appelés sous les drapeaux de l’armée française. Tout cela avec les moyens de l’Etat français, ceux d’une grande puissance, mobilisés dans leur totalité pour écraser la Révolution algérienne. Faites le ratio : 600 000 à 700 000 hommes mobilisés pour soumettre 9 millions d’Algériens. Comparez avec ce qui se passe en Ukraine où une armée russe de 100 000 hommes intervient dans un pays de 40 millions d’habitants.

  • Bentobbal parle de 700 colonels et 200 généraux français engagés dans la guerre. Il convient de signaler aussi les effets de la guerre contre-insurrectionnelle avec l’instauration des camps de regroupement afin de priver l’ALN du précieux soutien logistique du peuple des montagnes...

Là n’est pas le lieu pour parler dans le détail des forces françaises mobilisées, tous corps d’armée confondus. Mais pour ce qui est de la politique dite de «Pacification», des centaines de milliers d’Algériens ont été déplacés de leurs villages, arrachés de leurs racines, et placés dans ces camps de regroupement. Cela répondait à un objectif stratégique poursuivi par le Plan Challe qui visait à détruire la relation entre le FLN-ALN et sa base de masse qui est la population algérienne. Face à cette stratégie, la direction de la Révolution algérienne, les états-majors, le Comité des opérations militaires de l’Est et de l’Ouest, ont été pris de court alors qu’auparavant, c’est l’ALN qui prenait de vitesse l’armée française. Elle anticipait ses coups. A partir de 1958 et l’arrivée du général de Gaulle, c’est l’armée française qui prenait le dessus.

  • Bentobbal dit, en évoquant l’arrivée de de Gaulle, que «c’est à partir de ce moment qu’avait commencé la vraie guerre»...

Absolument ! Ce moment-là correspond non seulement à la reconduction des lois d’exception mais il a aussi été celui de la mobilisation générale en France. Et quand on dit la mobilisation générale, ce n’est pas seulement les hommes. C’est aussi l’économie française, les médias français. Tout est mobilisé pour écraser la Révolution et faire de l’Algérie une colonie soumise. En même temps, on a proposé à l’Armée de libération nationale de se rendre en échange d’une paix honorable dite «La Paix des Braves». «Déposez les armes et on vous reconnaît comme des combattants qui ont été vaincus mais qui gardent la tête haute». Voilà la position du général de Gaulle du début jusqu’à la fin.

Parallèlement, on assistait aux effets dévastateurs de la Ligne Morice et la Ligne Challe. La direction de la lutte de Libération nationale a mis du temps à réagir à ce dispositif de guerre politique et militaire. Il aurait fallu pour cela anticiper, et pour anticiper, il faut avoir une unité de commandement et une chaîne de commandement homogène comme l’Etat français l’avait. Avec l’arrivée du général de Gaulle, il y a eu une uniformisation de l’unité de décision, du centre de décision et de la chaîne de commandement. Il faut dire que l’Etat français avait trois siècles derrière lui. Et en tant qu’Etat, il a mis en œuvre une stratégie qui n’est pas juste une stratégie de guerre mais une stratégie de domination et d’hégémonie sur l’Algérie. Il ne s’agit pas seulement d’empêcher l’approvisionnement des maquis en hommes et en armes en mettant en place les lignes Challe et Morice. Cela a également été accompagné par la création des SAS (Sections administratives spécialisées) et des SAU (Section administratives urbaines), c’est-à-dire des structures destinées au contrôle des campagnes et des villes, pour gérer les populations et administrer le pays. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue la politique d’intégration portée par le projet Maspetiol et le Plan de Constantine. Cela consistait en la mise en œuvre d’un investissement massif pour intégrer les Algériens dans un dispositif d’emploi et de lutte contre le chômage, contre la pauvreté. Le but recherché était d’amener la population algérienne à adhérer au projet français d’intégration. Et tout cela va ensemble.

  • Le Plan Challe et le Plan de Constantine participent donc de la même stratégie...

Exactement ! C’est la même stratégie. C’était cela la stratégie de l’Etat français. Il s’agit non seulement de séparer le FLN-ALN de ses bases de masse, mais séparer la population algérienne du projet d’une indépendance totale pour un projet alternatif qui serait celui de l’intégration à l’union française. Or cela, il faut le penser globalement.

Et quelques dirigeants de la lutte de libération comme Bentobbal se sont attachés à élaborer une stratégie d’ensemble à même de contrer la stratégie française. Mais cela a été entrepris avec un temps retard. Toutefois, ce retard a été progressivement rattrapé dans la mesure où ce qui n’a pas pu être fait par le FLN-ALN a été réalisé par les Algériens en tant que peuple le 11 décembre 1960 et le 17 octobre 1961. C’est très très important. Parce que, à ce moment-là, immédiatement après les manifestations du 11 décembre 1960 et le putsch des militaires ultras d’avril 1961 (le «putsch des généraux», ndlr), les opérations offensives se sont arrêtées et les troupes qui occupaient les montagnes et les crêtes se sont repliées dans les villes. Le général Ailleret (commandant supérieur interarmées en Algérie) reconnaît que l’équilibre des forces a été rompu au bénéfice de l’ALN. Et aussitôt après le retrait des troupes françaises, les unités de l’ALN se sont reconstituées. Le centre de gravité de la résistance est passé des maquis vers les grandes villes. Et c’est la mobilisation sans précédent du peuple algérien qui a permis ce renversement des forces en présence.

  • Cela a eu presque le même effet que l’ouverture du Second front en France qui a soulagé les maquis de l’intérieur, non?

L’effet a été même plus important. Lors de l’ouverture du Second front, c’est l’Organisation spéciale de la Fédération de France du FLN qui a mené l’offensive, avec le soutien de la population émigrée qui a contribué financièrement et humainement à cette opération. Pour le 11 décembre 1960 et le 17 octobre 1961, c’est la population qui a pris sur elle de répondre à la stratégie française. Ça, c’est extrêmement important. Dans l’un des numéros de NAQD, on a intitulé ce soulèvement «Le Diên Biên Phù politique de la Guerre de libération».

  • Bentobbal dit que le GPRA a contribué à donner un contenu politique aux manifestations de décembre 1960. Par exemple, le slogan «Vive le GPRA !» a été, insiste-t-il, une idée de la direction politique de la Révolution...

Quand vous étudiez le contexte, vous remarquerez que de Gaulle vient en Algérie pour la tournée des popotes, puis il revient pour concrétiser et matérialiser ce qui était porté par le Plan Challe et le Plan de Constantine. C’est-à-dire qu’au fond, il vient pour renverser le rapport de force au sein de la population européenne non seulement en disant aux Européens : «Je vous ai compris», mais en leur signifiant on ne va pas vous abandonner, nous ferons en sorte que vous vous établissiez ici pour toujours. 

De leur côté, les Européens d’Algérie voyaient que, d’abord les entretiens, puis les pourparlers, commençaient à avancer. Que le discours de de Gaulle sur l’autodétermination de l’Algérie constituait une menace pour eux. Le Front de l’Algérie française (FAF), plus l’Organisation de l’armée secrète (OAS) commençaient à poser un problème. A cela s’ajoute une partie de l’armée française en Algérie qui basculait du côté des radicaux et des ultras. A ce moment-là, il fallait rassembler les rangs. Il fallait assurer l’unité de commandement, et la chaîne de commandement devait être cohérente. De Gaulle est donc venu en Algérie pour cela, et il a été reçu par les partisans de l’Algérie française. Il y a eu des manifestations dans toute l’Algérie pour l’Algérie française. Les Algériens ont réagi immédiatement en répétant «Algérie Algérienne !». Mais «Algérie Algérienne» n’était pas un slogan dicté par le GPRA. Le Gouvernement provisoire s’est alors réuni et a dit : il faut reprendre les choses en main. Il a décidé de donner des consignes à toute l’organisation du FLN de l’intérieur pour que le slogan central devienne «Vive le GPRA ! Vive l’Algérie indépendante !». Comme l’attestent les témoignages des militants d’Alger, d’Oran et d’autres villes, le FLN a repris rapidement la situation en main. Le bras armé du peuple ayant été touché et s’étant trouvé relativement paralysé ou brisé, c’est le peuple qui a pris sur lui physiquement de s’exposer à la répression de l’armée française. J’en parle en tant que témoin puisque lors de l’insurrection de décembre 1960, j’ai été partie prenante de ces manifestations. J’avais 15 ans à l’époque.

  • Quelques mois après le retour du général de Gaulle aux affaires en France, en 1958, on assiste à la création du GPRA. Bentobbal indique qu’au départ, sa position était qu’«aucun membre du CCE ne devait faire partie du gouvernement». Mais il a fini par intégrer le GPRA comme ministre de l’Intérieur. Et avec Krim et Boussouf, ils vont constituer le CIG, le Comité interministériel de la Guerre qui détiendra la véritable autorité au sein du Gouvernement provisoire. A quoi attribuez-vous cet ascendant ? D’où le CIG puise-t-il son leadership et son autorité, selon vous ?

Il puise son autorité dans la légitimité qui est celle de Novembre. Parce que Novembre, c’est le fil de ce qui est né dans les années 1920, dans l’Etoile nord-africaine, dans le mouvement nationaliste indépendantiste, dans El istiqlal ettam. Dans le GPRA, il y a des représentants qui ne sont pas pour El istiqlal ettam, ils sont pour une indépendance graduelle, ils penchent pour le gradualisme. Et les partisans d’El istiqlal ettam sont, depuis 1927, pour la séparation totale et immédiate d’avec la France. Tels sont les enjeux qui pourraient expliquer cette différence entre le Conseil interministériel de la guerre et l’autorité gouvernementale représentée par le GPRA.

  • On a toujours vu en Ferhat Abbas l’incarnation du GPRA. On apprend à travers le témoignage de «Si Abdellah» que le choix porté sur l’ancien chef de l’UDMA pour être le premier président du GPRA, était principalement motivé par le fait que Ferhat Abbas était «mondialement connu pour être un modéré», selon la formule de Bentobbal. Et on se rend compte que malgré son habileté politique, son aura, son charisme, il n’avait quasiment aucun pouvoir. Ferhat Abbas n’a-t-il jamais réussi à imposer ses vues au sein du Gouvernement provisoire ?

En vous focalisant sur les hommes, vous perdez de vue ce que représente le GPRA : Gouvernement provisoire de la République algérienne. C’est-à-dire que, par anticipation, les gens qui sont au GPRA sont la personnification, la représentation physique d’une Algérie devenue une République indépendante et souveraine. Symboliquement et politiquement, c’est cela l’enjeu. Créer un Gouvernement provisoire de la République algérienne, c’est mettre le gouvernement français devant la responsabilité de négocier, non pas avec le FLN-ALN comme il le faisait jusqu’à présent, mais de négocier avec les représentants d’un Etat souverain en devenir. Je pense que c’est cela le plus important à retenir, plus que la question des hommes.

Il faut souligner aussi que dans ce Gouvernement provisoire de la République algérienne, il y a une représentation de tout l’éventail politique. Dans tous les ministères, vous allez trouver des figures des différents courants politiques d’avant novembre 1954. Mais pour pouvoir unifier le commandement, garder une certaine cohérence à la décision finale, la décision stratégique, il fallait créer une instance qui soit un noyau indépassable, qui serait l’autorité suprême qui puiserait sa force et son pouvoir de sa légitimité historique. Or, l’un ou l’autre des représentants de ce courant radical intransigeant ne pouvait pas être Président vis-à-vis de l’opinion publique internationale, en particulier des puissances occidentales. Les puissances occidentales alliées à la France auraient dit : c’est l’Union soviétique qui est derrière, c’est le communisme qui soutient ces gens-là, comme ils l’ont dit en 1954 et en 1956.  Ils ont alors mis un «modéré», quelqu’un qui est reconnu par «l’opinion publique internationale», la «communauté internationale», comme le représentant légitime d’une Algérie qui serait une Algérie pro-occidentale. Cependant, pour les gens qui représentaient la résistance intérieure du pays, le maquis, le FLN, l’ALN, il était impérieux qu’ils ne perdent pas la main sur les décisions que va prendre le GPRA.

D’ailleurs, le CIG n’est pas venu tout de suite en 1958. Il a été installé après deux ou trois crises qui se sont succédé, et qui ont décidé ceux qui dirigeaient réellement la résistance à se constituer en Comité interministériel de la guerre. D’un autre côté, il est utile de noter que Ferhat Abbas a été mis en avant non seulement par les gens qui l’ont placé, mais aussi par l’opinion publique interne algérienne représentant le courant des modérés. Il a ainsi été mis en exergue comme la figure d’une République algérienne à venir. Une figure représentant le libéralisme, de façon claire et nette, et un libéralisme modéré dans sa relation avec la France. Le Comité interministériel de la Guerre a estimé que pour pouvoir contrebalancer cette image, cette aura qu’avait Ferhat Abbas, il fallait garder le pouvoir de décision. Et ils l’ont bien montré. Sur le terrain, ce sont eux qui ont décidé, puisqu’ils avaient avec eux l’ensemble de la résistance. Et Abbas n’avait que des couches étroites sur lesquelles il pouvait s’appuyer. Il a donc été contraint de nouer des alliances, mais ces alliances ont échoué. Quand les pourparlers sont passés à un niveau plus sérieux, quand on a commencé à parler de négociations au lieu de «contacts», «pourparlers» ou «table ronde», à ce moment-là, la question de comment négocier et sur quoi négocier, pour quelle finalité, pour quel devenir de l’Algérie, s’est posée avec acuité. La décision a alors été prise de changer la présidence du GPRA et de mettre un homme du courant de l’indépendance totale, c’est-à-dire du PPA-MTLD (Benkhedda, ndlr), à la tête du GPRA, pour pouvoir négocier. Imaginez si vous alliez à des négociations qui allaient décider du sort de l’Algérie avec quelqu’un qui était prêt à composer sur l’unité du territoire…

  • D’après le récit de Bentobbal, Ferhat Abbas lui aurait déclaré : «Le peuple algérien ne peut pas se sacrifier pour du sable» en parlant du Sahara...

Vous comprenez maintenant que ce n’est pas une question d’hommes ! C’est une question de décision politique et de devenir de l’Algérie.

  • En lisant votre ouvrage, on réalise à quel point les négociations avec la France ont été âpres et longues. Elles se sont étalées sur près de deux ans, depuis les premiers pourparlers de Melun en juin 1960 jusqu’aux négociations d’Evian, en passant par celles de Lugrin et Les Rousses. On prend aussi la mesure du contexte extrêmement difficile dans lequel ces négociations ont été engagées, surtout au vu des effets du Plan Challe sur l’ALN, à quoi s’ajoutent les dissensions internes, le conflit larvé GPRA-EMG (l’Etat-major général)... Les dirigeants du GPRA étaient comme «pris au dépourvu», dit Bentobbal, avouant qu’ils n’étaient pas prêts pour ces négociations…

Depuis le début, du point de vue français, les négociations reposent sur un triptyque qui date des années 1950, précisément de 1955. Ce triptyque est le suivant : «Cessez-le-feu, élections libres, négociations». Toutes les composantes des populations vivant en Algérie devaient aller à l’élection. Cessez-le-feu, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que l’ALN dépose les armes. Et ensuite on organise, dans une Algérie pacifiée, des élections générales. Les négociations devaient être menées entre les élus algériens qui sortiraient du scrutin et le gouvernement français pour élaborer un nouveau statut de l’Algérie tenant compte de la «personnalité algérienne», pas la souveraineté algérienne, en maintenant des liens étroits avec la France. C’est ce que prévoyait ce triptyque. Et cela n’a pas changé. La forme a changé mais le fond a toujours été le même jusqu’en 1962.

  • Au début des négociations, la France cherchait à obtenir à tout prix la partition de l’Algérie. Il y avait également le sort de la minorité européenne qui constituait un point d’achoppement...

On a une minorité européenne en Algérie qui est de citoyenneté française, et à qui la France disait : «On ne va pas vous abandonner». Ceux-là devaient être et rester citoyens français en Algérie avec un statut particulier. Et ce statut particulier pouvait s’appliquer aussi à une partie du territoire algérien, là où ils étaient les plus nombreux. Donc, on se serait retrouvés avec une Algérie «gruyère», amputée du Sahara. Parce que cette question du Sahara était une question capitale. Les délégués algériens, eux, sont venus avec quatre principes intangibles : unité du territoire, unité du peuple algérien, souveraineté de l’Etat et souveraineté de la nation sur les richesses du sol et du sous-sol.

  • A la fin des négociations, alors qu’on commence à fêter cette indépendance chèrement acquise, arrachée de haute lutte, Bentobbal, lui, n’a pas le cœur à la fête. Il est inquiet et loin d’être apaisé par la fin des combats. On le voit batailler dans les coulisses du dernier congrès du CNRA, à Tripoli, où il va s’impliquer de tout son poids dans la composition du bureau politique pour essayer de parvenir à une direction politique consensuelle. Dans son esprit, la mission n’est pas encore terminée ?

Il connaît les enjeux et voit venir les défis de l’indépendance. Sa crainte est que le prix payé par les Algériens, par les combattants, par les militants, par tous ceux qui se sont sacrifiés, l’ait été pour rien. C’est cela qui nourrit son angoisse. C’est de voir qu’ils ont ramené le bateau à quai mais le bateau court le risque d’être coulé alors qu’ils sont encore à bord. Je crois que c’est cela qui l’inquiétait le plus.

  • Le livre s’arrête sur une promesse de révélation de Krim Belkacem qu’il était sur le point de souffler à Bentobbal et Boussouf. Mais on n’en saura rien finalement, et vous précisez en note en bas de page : «L’enregistrement s’interrompt ici du fait de l’AVC dont a été victime S. L. Bentobbal, et qui nous a empêché de conclure avec la relation de son retour au pays et son arrestation à Constantine par le commandant Berredjem, allié de Boumediene dans le conflit qui opposait l’EMG au GPRA». Qu’est-il arrivé à Bentobbal par la suite ?

Juste avant qu’il ait son accident vasculaire, on discutait avec lui pour préparer l’enregistrement relatif à l’indépendance, comment il est rentré au pays et comment cela s’est passé pour lui… Ce qui s’est produit en fait, c’est que quand les membres du Gouvernement provisoire sont rentrés au pays, lui, il est passé par Constantine pour aller à Mila, sa ville natale et la wilaya dans laquelle il a entamé son combat. Arrivé à Constantine, il est porté en héros par le peuple. La nuit, à l’hôtel ou bien chez lui, je ne me souviens plus, il y a une unité de l’Armée des frontières dirigée par Larbi Berredjem qui a été l’un de ses premiers lieutenants en novembre 1954, qui vient l’arrêter. Il est placé en détention, et il a fallu l’intervention de Salah Boubnider, «Saout El Arab», pour qu’il soit libéré. Cet événement a été traumatisant pour lui. Comment peut-on être porté en triomphe par le peuple, et se retrouver en prison le lendemain ?! C’est là qu’il a dû prendre, me semble-t-il – je ne sais pas si je ne fais pas une surinterprétation – sa décision de se retirer du politique.

  • Depuis, il n’a occupé aucune fonction officielle ?

Il n’a plus occupé de fonction politique. A la fin des années 1980, il a fait deux interventions publiques je crois, l’une au cinéma de la rue Hamani (ex-Charras), l’autre au cinéma El Mouggar.

  • Vous nous faisiez part, M. Djerbal, au début de cette interview, de votre aversion pour le commémoratif. Néanmoins, on ne peut ignorer le fait que nous nous trouvons dans une année symboliquement chargée au regard de l’Histoire, qui est celle des «soixantièmes» : Soixantième anniversaire des Accords d’Evian, de la proclamation du Cessez-le-feu, de l’indépendance… Et en méditant ce témoignage intense de Si Lakhdar Bentobbal que vous avez recueilli pendant cinq ans, on se dit que ce travail magistral que vous avez accompli nous montre la voie. N’est-ce pas la meilleure façon de marquer cette année du 60e anniversaire de l’indépendance ? Le fait de mener ce travail de mémoire comme vous l’avez fait avec Bentobbal, n’est-ce pas la meilleure manière, M. Djerbal, de défendre notre récit ?

Ce que je peux vous dire, c’est deux choses : premièrement, ce travail que j’ai fait n’est pas un travail de mémoire. C’est un travail d’historien sur la mémoire d’un acteur de l’histoire. Cela, c’est un premier point. Le deuxième point que j’aimerais souligner, c’est que l’effet commémoratif est un effet trompeur. Je vais vous envoyer une photo que j’ai prise il y a quelques années à Ben Aknoun, devant la cité des Asphodèles. A la place située à l’entrée de cette cité, on a décidé un jour d’ériger une stèle à l’occasion du 19 Mars 1962 qui a été décrétée «Aïd Ennasr» (La Fête de la Victoire). On a organisé sur les lieux un événement commémoratif officiel en bonne et due forme. On l’a même passé au journal de 20h. On a donc érigé cette stèle, et on a déposé une gerbe de fleurs. Et puis le temps a passé, et une ou deux années plus tard, cette stèle est devenue un dépôt d’ordures. Voilà qui illustre parfaitement à mes yeux ce que serait le commémoratif. Ce qui est important, à mon avis, ce n’est pas tant d’ériger des stèles ou de dresser des statues. Ni de faire un travail de mémoire. Ce qui compte véritablement, c’est de mettre à la disposition des Algériens, et, particulièrement des chercheurs en histoire, un document qui va constituer une référence pour l’écriture de l’histoire. Un document oral qui est devenu avec le temps un document écrit de référence. C’est la chose la plus importante pour moi en tant qu’historien.

Entretien réalisé par  Mustapha Benfodil

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