Défaut de recouvrement des impôts à Constantine : Des centaines de milliards de pertes pour le Trésor public

09/07/2023 mis à jour: 16:15
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La numérisation devrait mettre un terme à toute forme de fraude - Photo : El Watan

Le wali, Abdelkhalek Sayouda, avait déclaré que la direction des impôts donne des chiffres sur un recouvrement loin des capacités réelles de la capitale de l’Est, en dépit de tous ses atouts commerciaux et économiques.

Le domaine des finances, particulièrement celui des impôts, est un secteur auquel le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, accorde une grande importance. Le chef de l’Etat avait instruit toutes les parties prenantes pour faire face à la corruption, en insistant sur la numérisation de toutes les directions. «L'objectif de la numérisation n'est pas seulement de moderniser les transactions administratives, mais il relève de la sécurité nationale et vise à servir le citoyen, notamment à travers la définition exacte des biens de l'Etat et des individus», avait déclaré Abdelmadjid Tebboune.

Mais cette volonté est-elle en train d’être contrariée ? En léthargie depuis des années, le secteur des impôts dans la wilaya de Constantine n’enregistre toujours pas d'avancées à la hauteur des prévisions, en l’absence d’un sérieux recouvrement fiscal. Sachant que la direction des impôts de la wilaya compte 12 inspections et 18 recettes. Cela, sans compter le centre de proximité des impôts (CPI) de Didouche Mourad et le centre des impôts (CDI) de Constantine. Dans la capitale de l’Est, on compte des milliers de contribuables, mais le recouvrement demeure insignifiant.

Des dépassements dénoncés

Durant l’enquête que nous avons menée sur le recouvrement des impôts à Constantine, des sources concordantes ont révélé à El Watan que la majorité des grandes inspections émet un nombre important de rôles qui font l’objet de retour régulièrement. El Watan a pu avoir un dossier sur de nombreux dépassements dans le secteur des impôts, en particulier des lettres de dénonciation adressées à la Présidence et à toutes les autorités concernées.

Les informations recueillies dévoilent également que dans la commune de Zighoud Youcef, plus de 300 rôles individuels (RI) ont été établis en 2022, avant de les envoyer à la direction pour validation. La surprise des services concernés fut grande suite au retour de ces RI qui permettent un recouvrement de 80 milliards de centimes. «Le prétexte est que ce recouvrement doit attendre la fusion des inspections de Hamma Bouziane et Zighoud Youcef pour créer un CPI, pour plus de 11 000 contribuables», précise une de nos sources, indiquant que la même situation a été vécue au niveau de l'inspection de Hamma Bouziane.

Les services de cette dernière ont établi environ 400 RI avec un recouvrement de presque 100 milliards de centimes. Aucun rôle parmi ces derniers n'avait été transféré au receveur dans les délais. Aujourd’hui et au lieu de se charger du recouvrement de l'année 2023, les agents des impôts sont en train de réaliser celui de 2022. Un décalage qui chiffre énormément. Nos sources évoquent également les dépassements commis à l’inspection de Sidi Mabrouk, où l’assiette fiscale était à l’arrêt depuis 2015.

On cite une affaire de 47 milliards de centimes perdus. Il est question, selon nos sources, d’une flagrance fiscale régie par des textes bien déterminés pour préserver les intérêts du Trésor. Il s’agit d’un rôle individuel établi à l’encontre d’un contribuable. Il a été retardé par la direction et n'a été signé qu'une année après, suite à un long combat.

C’était une manière d’accorder au concerné, qui était informé au préalable, le temps de vider ses comptes, vendre ses biens ou les mettre au nom de sa famille. «Le contribuable s’est permis de se déplacer à l’inspection, osant menacer et insulter les inspecteurs en toute impunité. Comment l’a-t-il appris du fait qu'il s'agissait d'une imposition qui devait être tenue secrète ?» a regretté une autre source. D’ailleurs, l’inspecteur de cette dernière a été entendu sur cette affaire par la brigade économique de la sûreté de wilaya.

Pis encore, le même inspecteur s’est vu arracher abusivement le dossier d’une clinique privée avant de le transférer au CDI, là où il y a les «gros contribuables». Nous avons appris que ce transfert a été effectué quand les services du siège des impôts à Sidi Mabrouk ont refusé de délivrer au propriétaire de la clinique des franchises TVA estimées à des milliards de centimes. Le motif du refus est lié à l’avancement des travaux qui n’était qu’à 50% de la réalisation de l’infrastructure.

Toute opération allant dans le sens contraire, selon notre source, n’est pas réglementaire. Le combat pour la régularisation des recouvrements se poursuit toujours dans la wilaya de Constantine. Selon des sources des services des impôts, de nombreux commerçants, dont des grossistes, osent faire de fausses déclarations sans être inquiétés. Ils se contentent de déclarer le minimum d’imposition, estimé à 10 000 DA annuellement.

Ceci dit, et en se basant sur leurs déclarations fiscales, un agent de nettoiement dans le secteur public est mieux payé qu’eux. Si la numérisation avait été appliquée en bonne et due forme depuis des années, tout cela aurait été révélé, ce qui aurait permis de mettre un terme à toute forme de fraude.

Graves révélations du wali de Constantine

Lors de la récente session de l’APW, le wali de Constantine, Abdelkhalek Sayouda, avait accusé les services de la direction des impôts «de ne pas faire leur travail», révélant que la direction est caractérisée par les conflits et l’anarchie. Il avait même chargé le directeur implicitement, avouant que ce dernier donne des chiffres sur un recouvrement loin des capacités réelles de la capitale de l’Est, alors que cette dernière est dotée de tous les atouts commerciaux et économiques.

D’ailleurs, le chef de l’exécutif avait même déclaré que la direction générale des impôts est au courant de cette situation. Il avait annoncé que les choses allaient changer. S’agit-il d’un appel aux hautes instances pour intervenir le plus vite possible ? Selon les informations que nous avons pu recueillir, la wilaya de Constantine compte plus de 230 000 contribuables, avec un recouvrement fiscal insignifiant, surtout dans le secteur d’El Khroub, qui couvre la circonscription administrative de Ali Mendjeli, avec environ 16 000 contribuables.

Le recouvrement au niveau de Ali Mendjeli est presque nul. «Imaginez que jusqu’à présent, les habitants de Ali Mendjeli n’ont pas été saisis par la direction des impôts pour payer la taxe du foncier. Cette dernière fait partie des taxes octroyées à 100% à la commune. Ces recettes conduiront à une autonomie financière des collectivités locales», indique une source du secteur des impôts.

Mais qui est le véritable responsable de ce blocage, le travailleur, le chef de service ou le directeur ? Lors de notre enquête, les employés des impôts ont qualifié leurs conditions de travail de lamentables. En plus de l’état déplorable des lieux, plusieurs inspections, comme celles de Sidi Mabrouk et Aïn Abid, souffrent du manque des moindres commodités.

En 2023, et au moment où l’Etat envisage une numérisation globale des secteurs sensibles, dans la wilaya de Constantine, on parle encore du manque de stylos, de papier, d’ordinateurs, de fluidité du réseau internet et autres. Certains employés achètent les outils de travail avec leur propre argent.

Des travailleurs affirment que dans certaines situations, le contribuable ramène une rame de papier au profit des employés, afin d’accélérer la procédure de l’établissement de son dossier. Un fait regrettable, car sur le plan déontologique, il est interdit d’accepter même un bonbon de la part d’un contribuable. Mais que peut-on faire face au manque de moyens ?

L’employé dans le collimateur

Quid de l’application Jibayatic ? Toutes les personnes interrogées étaient unanimes à révéler l’inefficacité de cette application, qui «bug». «L’accès à cette application, qui a tendance à bloquer, est très difficile. Pis encore, si on insère une fausse information ou on se trompe, on ne pourra pas la rectifier. Cela sans évoquer la lenteur du réseau, menant systématiquement à la feuille et au stylo», expliquent des agents des impôts.

Nos interlocuteurs évoquent également un acharnement de la part de la direction contre ceux qui luttent contre les pratiques frauduleuses de certains contribuables. Harcèlement moral, abus de pouvoir, sanctions abusives, refus de signature des ordres de mission, marginalisation de toute forme de promotion, textes réglementaires bafoués… sont les mots adoptés dans leurs témoignages.

Ces derniers affirment avoir été interdits par la direction générale de faire des déclarations à la presse ou dénoncer n’importe quel dépassement. Dans le cas contraire, ils seront systématiquement licenciés.

Une raison qui nous a poussés à nous entretenir avec le représentant des travailleurs, soit le Snapap (Syndicat national autonome des personnels de l'administration publique). Ce dernier avait tenu plusieurs mouvements de protestation, et saisi officiellement le ministère des Finances et la Direction générale des impôts soulevant tous les problèmes signalés dans une lettre dont El Watan détient une copie. «La directrice générale des impôts s’est déplacée à Constantine avant d’ordonner l’établissement d’un audit.

La commission chargée de cette mission avait interrogé 200 employés, qui ont tous dénoncé les conditions de travail. Mais sans aucune suite», a déclaré Abdelhakim Othmani Marabout, secrétaire général de la section syndicale du Snapap aux impôts. Et de poursuivre que cette section syndicale a été invitée à la direction générale pour discuter de l’amélioration des conditions, en vain. «Après notre mouvement de protestation à l’inspection de Sidi Mabrouk, on a inauguré le CPI de Zouaghi. Ce siège n’est pas équipé jusqu’à présent, au moment où celui d’El Khroub a été équipé et programmé pour l’inauguration le 5 juillet», a regretté notre interlocuteur.

Et de conclure : «Le wali de Constantine, Abdelkhalek Sayouda, que nous remercions, était toujours du côté des travailleurs.» Lors de notre enquête, nous avons demandé à voir le directeur des impôts de la wilaya de Constantine, pour avoir des précisions à ce sujet après les déclarations faites par le wali lors de la session de l’APW. Il nous a reçus dans son bureau, le jeudi 15 juin, et nous a demandé de lui envoyer une demande par fax qu’il transmettra à sa hiérarchie avant de nous répondre.

Ce que nous avons fait samedi 17 juin. Deux jours après, nous avons rendu visite au même directeur, qui nous a confirmé la réception du fax et nous a demandé d’attendre l’approbation de la direction générale. Plus de 15 jours après, nous n’avons toujours rien reçu de sa part. 


 

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