Par Pr Rédha TIR(*)
Expert-consultant international
Alors que les rapports de force mondiaux se recomposent et que les technologies redéfinissent les contours du pouvoir, la souveraineté des Etats, loin d’être garantie, devient un terrain de contestation permanent. Ce texte explore les effets profonds d’une «inéligibilité à la souveraineté» sur les pays africains, entre héritages de dépendance et nouvelles formes de subordination. Il interroge leur capacité à façonner une autonomie réelle dans un environnement international de plus en plus contraint.
Introduction
La souveraineté, longtemps perçue comme un socle intangible du droit international, n’est plus aujourd’hui qu’une façade pour un nombre croissant d’Etats. Ce principe, qui supposait jadis le plein exercice d’une autorité sur un territoire, s’érode sous l’effet de forces diffuses mais implacables. Pressions économiques, ingérences stratégiques, dépendance technologique : autant de fissures qui transforment la souveraineté en défis. Sur le continent africain, cette fragilité prend un tour particulier, tant elle s’ancre dans une histoire longue de domination, de déséquilibres et de marginalisation.
Il ne s’agit pas ici de nier l’existence formelle des États africains — leur place dans les instances internationales, leur droit à l’autodétermination — mais d’interroger leur capacité réelle à agir par eux-mêmes, pour eux-mêmes. Cette capacité, que l’on croyait inhérente à la souveraineté, semble de plus en plus conditionnée, suspendue, parfois même refusée.
C’est cette «inéligibilité à la souveraineté» que ce texte propose d’analyser : non pas comme un simple déficit institutionnel, mais comme le symptôme d’une asymétrie mondiale persistante, qui disqualifie certains États avant même qu’ils aient pu s’affirmer. Le phénomène n’est pas propre à l’Afrique. Des cas comme celui du Groenland — stratégique mais sous contrainte — ou du Canada — économiquement imbriqué dans l’orbite américaine — montrent que la souveraineté peut être rognée, même sans effondrement institutionnel.
Mais en Afrique, la dynamique est plus brutale, plus visible aussi : les leviers d’autonomie y sont souvent faibles, les contrepoids multilatéraux inexistants, et la dépendance à l’égard de puissances extérieures structurelle.
C’est dans ce contexte que les travaux de Swati Srivastava et de John D. Ciorciari prennent tout leur sens. Leur concept de souveraineté hybride, partagée ou conditionnée, permet de penser l’Afrique non pas comme un continent “en retard”, mais comme un espace où s’expérimente — souvent dans la contrainte — une nouvelle grammaire du pouvoir mondial.
Le cadre géopolitique de l’inéligibilité à la souveraineté
Il serait naïf de croire que les États évoluent dans un monde régi par des règles équitables. Les rapports de force n’ont pas disparu ; ils se sont simplement modernisés. Pour de nombreux pays africains, la souveraineté reste un mot plein de promesses mais vide de moyens. Les ingérences extérieures n’ont pas cessé avec les indépendances : elles ont changé de forme, se logent dans des accords, des partenariats, des dépendances monétaires ou militaires.
Prenons le cas du franc CFA : il ne s’agit pas seulement d’un outil technique, mais d’un système qui restreint concrètement la capacité d’un État à mener une politique monétaire indépendante. De même, derrière certaines coopérations sécuritaires se cachent souvent des rapports inégaux, qui laissent peu de place aux choix souverains.
Les grandes puissances, lorsqu’elles agissent seules, sans concertation — comme on l’a vu avec les décisions unilatérales de Washington ces derniers mois — créent des ondes de choc bien au-delà de leurs frontières. Et si même des pays comme le Canada, institutionnellement solides, doivent composer avec cela, que dire des États africains, dont les marges de manœuvre sont souvent réduites à peau de chagrin ? Face à cela, les Communautés économiques régionales (CER) et l’Union africaine pourraient offrir un contrepoids.
Non pas en tant que bureaucraties supranationales, mais comme espaces où penser collectivement des solutions africaines à des défis mondiaux. Mutualiser les ressources, coordonner des réponses, penser une souveraineté à plusieurs et repenser la fabrique des Élites, voilà peut-être une voie à suivre. D’autant plus urgente à l’heure où la technologie redéfinit les rapports de puissance, et où le continent risque, une fois encore, de rester spectateur.
Impacts politiques et sécuritaires
La politique, dans bien des pays africains, se construit à plusieurs voix — mais trop souvent, ces voix viennent de l’extérieur. Les priorités ne sont pas toujours fixées par ceux qui gouvernent, mais par ceux qui financent. Plans d’ajustement, conditionnalités d’aide, missions de conseil : toute une machinerie qui s’infiltre jusque dans les choix les plus intimes d’un gouvernement.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une dépossession imposée du dehors. Le déséquilibre est aussi interne : des pans entiers de la souveraineté échappent désormais à l’État lui-même. Entre les entreprises numériques, les forces armées non étatiques, et même certaines ONG surpuissantes, de nouveaux centres de pouvoir émergent. L’État, parfois, ne fait que suivre.
Ce morcellement de l’autorité est une réalité que peu osent regarder en face. Il oblige à repenser la souveraineté non plus comme un bloc indivisible, mais comme un tissu fragile, sans cesse tiré dans plusieurs directions. Don Herzog a raison : dans ce contexte, la souveraineté n’est ni claire ni entière. Elle est négociée.
Parfois même concédée. Les CER et l’UA ont ici un rôle à jouer, mais à condition de sortir du registre déclaratif. Il ne suffit pas de tenir des sommets : il faut construire du pouvoir ensemble, dans les faits. Mutualiser la cybersécurité, coordonner les stratégies de défense, établir des positions claires dans les négociations numériques — ce sont ces outils concrets qui peuvent peser.
Et puis il y a cette réalité souvent passée sous silence : la présence de bases militaires étrangères. Elles sont là, parfois depuis des décennies, souvent justifiées par la lutte contre le terrorisme. Mais elles incarnent aussi un partage, voire une cession de souveraineté. Ce sont des points fixes d’une architecture sécuritaire où l’Afrique est présente, mais rarement aux commandes.
La technologie, enfin, change la donne. Quand l’innovation est dictée de l’extérieur, quand les outils de surveillance, de renseignement ou de contrôle sont importés sans adaptation locale, il devient difficile de parler de souveraineté pleine et entière. Sans maîtrise des technologies de défense, il n’y a pas de sécurité durable.
Impacts économiques et sur le bien-être
La souveraineté économique n’est pas un concept abstrait ; elle se conjugue avec l’Intelligence économique. Elle se mesure à ce que peut – ou ne peut pas – faire un État pour répondre aux besoins de sa population. Et là, force est de constater que l’inéligibilité prend des formes bien concrètes : budgets dictés de l’extérieur, politiques fiscales contraintes, projets de développement sous supervision.
Les aides, les prêts, les accords d’investissement sont devenus indispensables. Mais ils viennent presque toujours avec leurs lots de conditions. On vous aide, à condition de privatiser. On vous prête, mais à condition de réduire vos dépenses sociales. On vous soutient, mais à la condition que vous renonciez à certaines ambitions. Cela ressemble à une transaction.
Pas à une souveraineté
Le résultat ? Des services publics qui se délitent, une école qui ne tient que par miracle, un système de santé fragile, et des populations qui doivent combler elles-mêmes les vides laissés par l’État. Cette précarité alimente la frustration. Elle pousse des jeunes à partir. Elle délégitime les gouvernants, même lorsqu’ils sont élus.
Sur le plan économique, la situation n’est guère plus encourageante. Les matières premières abondent, mais les chaînes de valeur restent ailleurs. L’or est extrait ici, raffiné là-bas. Le cobalt est africain, mais les batteries sont chinoises, coréennes ou européennes. Il ne reste, pour les États producteurs, que les miettes. La rente ne fait pas une économie.
Elle fige les rapports de dépendance. Quant à la technologie, elle accentue encore la fracture. Les infrastructures numériques sont souvent étrangères, les données hébergées loin du continent, les logiciels importés, rarement maîtrisés. Sans stratégie d’investissement, sans souveraineté industrielle, l’Afrique reste en bout de chaîne. Elle consomme ce que d’autres inventent.
Le rôle des technologies et du colonialisme numérique
Il est devenu difficile aujourd’hui de parler de souveraineté sans évoquer la dimension numérique. Là aussi, le constat est brutal : les Etats africains, dans leur grande majorité, n’ont pas la main. Les serveurs sont ailleurs, les flux de données échappent à leur contrôle, les plateformes numériques les plus utilisées sont aux mains de groupes américains ou chinois.
Et dans cet univers opaque, celui qui ne possède pas les outils devient dépendant de ceux qui les ont conçus. Ce que certains appellent le « colonialisme numérique » n’est pas une formule exagérée. C’est une réalité technique et géopolitique.
Les données collectées sur les territoires africains — qu’il s’agisse d’habitudes de consommation, de comportements sociaux ou même d’activités stratégiques — sont extraites, traitées et monétisées bien loin du continent. Et pourtant, elles génèrent des profits colossaux, sans aucune redistribution. Le plus inquiétant, c’est que cette domination numérique s’accompagne d’une influence culturelle et réglementaire. Les outils numériques structurent les modes de vie, les valeurs, les représentations.
Quand les algorithmes qui régissent les contenus, les publicités, les relations sociales ou même l’accès à l’information sont conçus ailleurs, comment imaginer une souveraineté cognitive ou politique ? Yuk Hui, parmi d’autres, a bien montré que la maîtrise de l’information est aujourd’hui au cœur de la souveraineté. Sans serveurs souverains, sans cloud local, sans contrôle des infrastructures critiques, il est impossible d’assurer une quelconque autonomie.
Or les États africains, faute d’investissements, de stratégie coordonnée ou d’alliances régionales fortes, restent en position d’utilisateur captif. Sortir de cette impasse exigera plus que des discours. Il faudra des choix clairs, parfois coûteux, souvent impopulaires : former massivement aux compétences numériques, créer des centres de données africains, soutenir des plateformes locales, penser la souveraineté non comme un repli, mais comme un droit à exister dans le cyberespace.
Une réponse à l’inéligibilité : les étapes vers un État moderne
Face à ce constat, une réaction s’impose. Non pas une indignation ponctuelle, mais une stratégie de long terme. Il ne suffit pas de dénoncer les dépendances. Il faut construire les conditions de leur dépassement. Et pour cela, les réflexions de Jean-Jacques Laffont sur les « étapes vers un État moderne » offrent une boussole précieuse.
La première étape, presque évidente mais souvent négligée, consiste à consolider les institutions. Pas seulement à les multiplier, mais à les rendre robustes, crédibles, transparentes. L’État de droit ne se décrète pas, il se bâtit — et cela suppose de former des agents publics compétents, de garantir l’indépendance de la justice, de lutter contre les rentes bureaucratiques.
La seconde priorité est économique
Il s’agit de sortir de la dépendance aux ressources brutes, de diversifier les sources de revenu, de créer de la valeur sur place. Cela passe par une fiscalité efficace, certes, mais aussi par une vision industrielle qui dépasse la simple attraction d’investissements étrangers. Il faut produire, transformer, innover, et surtout, garder la main sur les chaînes de valeur.
La troisième dimension
Sans doute la plus stratégique pour le siècle à venir — est technologique. On ne peut plus se permettre de subir les innovations conçues ailleurs. Il faut anticiper, expérimenter, planifier. Cela implique des feuilles de route technologiques claires, des alliances régionales autour des secteurs critiques (cybersécurité, cloud, IA, énergie verte), et une volonté politique de ne plus rester au bord de la route. Rien de tout cela n’est simple. Mais il est encore plus risqué de ne rien faire.
Conclusion
Parler « d’inéligibilité à la souveraineté » n’est pas une manière de remettre en cause la légitimité des États africains. C’est plutôt reconnaître, avec lucidité, que la souveraineté réelle — celle qui permet d’agir, de choisir, de projeter — reste inaccessible pour beaucoup. Ce constat n’est pas une condamnation. Il est un point de départ.
Car cette inéligibilité n’est pas figée. Elle peut être contestée, déconstruite, dépassée. À condition de revoir les priorités, de renforcer les alliances régionales, d’investir dans les ressources humaines et technologiques, et surtout, de redéfinir la souveraineté non pas comme un privilège solitaire, mais comme un projet collectif.
Les CER et l’Union africaine ont un rôle central à jouer. Elles peuvent devenir autre chose que des structures consultatives. Elles peuvent incarner une vision politique du XXIe siècle : celle d’une souveraineté partagée, mais maîtrisée. Une souveraineté qui ne serait pas l’ombre d’un passé idéalisé, mais l’outil d’un avenir à construire ensemble.
Ce projet ne relève pas du rêve. Il commence dès maintenant, dans les choix concrets : renforcer les savoirs techniques, créer des mécanismes africains de financement souverain, harmoniser les normes régionales, bâtir une infrastructure numérique sécurisée. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, qu’une souveraineté véritable — politique, économique, technologique et humaine — pourra émerger.
Ainsi, la remise en cause du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’inéligibilité à la souveraineté redéfinissent profondément les rapports de force en Afrique. Ces dynamiques limitent la capacité des États à mener des politiques indépendantes et à défendre leurs intérêts face aux influences extérieures.
Dans ce contexte, l’avenir de la souveraineté africaine dépendra des choix stratégiques des nations du continent, de leur capacité à renforcer leurs institutions et à s’affranchir des dépendances économiques et politiques qui entravent leur autonomie. Le renforcement de la souveraineté, le développement de la puissance économique et l’intégration stratégique sont les défis de l’Afrique du XXIe siècle. R. T.
(*) Ancien président du Conseil National
Économique, Social et Environnemental – CNESE – Algérie