Covid-19, risque de décrochage et manque de moyens : Enseignants et parents d’élèves broient du noir

30/01/2022 mis à jour: 04:54
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Un réel risque de décrochage pour les élèves / Photo : D. R.

La suspension des cours dans les trois cycles d’enseignement (primaire, moyen et secondaire) a été prolongée d’une semaine, à compter d’aujourd’hui, en raison de la pandémie de Covid-19. L’arrêt brusque peut, selon les pédagogues, accentuer le décrochage des élèves…

Près de onze millions d’élèves sont en confinement prolongé suite à la propagation inquiétante de la pandémie de Covid-19. Manque de moyens, cassure pédagogique et risque de décrochage poussent le secteur vers l’impasse.

Depuis le début de la crise sanitaire dans le pays, le département de Abdelhakim Belabed, ministre de l’Education nationale, est au cœur des critiques, notamment, des professionnels du secteur. Les raisons nombreuses ont toutes trait au manque de moyens. Un déficit budgétaire rendant impossible l’application du protocole sanitaire mis en place pour parer à la propagation de la Covid1-9 en milieu scolaire.

Les syndicats avaient longtemps appelé à la dotation des établissements d’un budget spécial et exceptionnel dédié à la lutte contre la pandémie. Revendication non satisfaite pour cause de crise financière.

Plusieurs établissements sont dépourvus d’eau, d’agents d’entretien et de matériel d’hygiène. Certains, au cœur même de la capitale, ont des sanitaires défectueux, voire inaccessibles. Dans beaucoup de wilayas, ce sont les enseignants qui se sont mobilisés pour le nettoyage des classes. La campagne de désinfection des établissements scolaires n’est toujours pas lancée, nous apprend-on. Pourtant, la situation pandémique en milieu scolaire est des plus inquiétantes. Cette réalité a poussé les pouvoirs publics à aller vers un nouveau confinement d’une semaine.

Justement, cet arrêt brusque peut, selon les pédagogues, accentuer le risque de décrochage, déjà présent suite au système d’enseignement par alternance. Beaucoup d’enfants éprouvent désormais du mal à reprendre le chemin de l’école. En l’absence d’un plan de suivi en ligne et d’exercices donnés aux élèves, les parents se sont transformés en enseignants à domicile.

Sans oublier les cours particuliers. «C’est vrai que j’approuve la décision de prolonger l’arrêt des cours, mais ce que je rejette, c’est le fait de laisser les enfants à l’abandon. Déjà que je trouve du mal à les inciter à réviser et à faire leurs exercices. Se confiner sans aucun plan pédagogique ne fera que les éloigner de l’école», s’offusque Yamina, mère de trois enfants, dont deux au primaire. Même situation pour Karima, fonctionnaire et mère de quatre enfants dont l’aîné est déjà en décrochage scolaire.

«J’ai mon jeune garçon en 4e année primaire. Avant le confinement, ils avaient commencé les cours de la soustraction. J’ai eu le choc de ma vie lorsque j’ai vu qu’ils leur ont commencé ce cours difficile pour des enfants à cet âge-là, par des chiffres composés. Premier exercice : diviser 2970 par 30. Une vraie arnaque et surtout on pousse nos enfants à détester les mathématiques et surtout l’école», s’alarme-t-elle.

La polémique des programmes

Les partenaires sociaux de Abdelhakim Belabed ont longtemps évoqué cette situation de déséquilibre pédagogique en revendiquant la réforme des programmes. Les associations des parents d’élèves ont également dénoncé à maintes reprises la «chute libre» du niveau de leurs enfants. L’Association nationale des parents d’élèves est arrivée même à demander à réglementer les cours particuliers, tant ils sont devenus indispensable dans le cursus des élèves. Le but n’est pas d’exceller mais de franchir les étapes jusqu’à arriver à l’université.

Sur cette question, M. Belabed avait annoncé le lancement de la révision des programmes par le comité chargé de ce dossier. Toutefois, rien n’est affiché par rapport à la formation des enseignants. Une pièce maîtresse dans le bon déroulement pédagogique du cursus scolaire des élèves.

De plus, le secteur manque énormément d’enseignants. Ceux qui exercent actuellement souffrent de surcharge horaire. Le Conseil national autonome du personnel enseignant du secteur ternaire de l’éducation (Cnapeste) a lancé une série d’actions de protestation pour réclamer, entre autres, le recrutement d’enseignants et de personnel. Pourtant le ministre de tutelle, et même ses prédécesseurs, a évoqué à maintes reprises le lancement de recrutement d’enseignants sans donner de date. Pour cette année, plus 13 000 devaient intégrer le secteur en donnant la priorité aux diplômés des Ecoles nationales supérieures (ENS)

Un processus de recrutement qui n’a pas été lancé depuis plus de deux années. La cause : la crise économique et financière qui touche le pays. En parallèle, les listes d’attente, les suppléants et les contractuels sont exploitées sans régularisation de leur situation ni payement de leurs arriérés de salaires, qui datent pour certains de plus de 3 ans. Ces enseignants, qui manquent de formation, font l’objet de bouche-trous en attendant qu’une possibilité de recrutement officiel se présente. Entre temps, c’est le pourrissement des conditions socioprofessionnelles des travailleurs qui règne dans le secteur.

Arrivé à sa limite, la colère se traduit souvent en grèves, en sit-in et boycotts. D’ailleurs, le Cnapeste maintient toujours son action de boycott administratif des travaux liés à la fin du 1er trimestre. Une action qui touche plus de 60% des établissements du pays. Ce syndicat, qui mène en cavalier seul son action de protestation en attendant d’être rejoint par les membres de l’Intersyndicale de l’éducation, compte revenir à ses deux jours de grève hebdomadaire cyclique dès l’apaisement de l’actuelle 4e vague de la Covid-19. 

Meziane Meriane : Coordinateur national du Syndicat des professeurs de l’enseignement secondaire et technique (Snapest)

«Si nous en sommes arrivés là, c’est un effet boule de neige. Nous sommes passés par plusieurs phases. Depuis l’Indépendance, il fallait remplacer les enseignants français par des ouvriers algériens qui maîtrisent la langue française sans aucun niveau pédagogique jusqu’à arriver à l’arabisation tous azimuts sans former des enseignants algériens.

On a fait appel à des Egyptiens sans formation et certains étaient des cordonniers en Egypte. Les choses ne se sont pas améliorées après, quand le secteur récupérait ceux qui échouent pendant le cursus scolaire, qui ratent le baccalauréat ou le brevet. Un simple passage par les instituts technologiques de l’éducation (ITE) suffisait pour devenir professeur d’enseignement moyen ou instituteur. Toutes ces accumulations ont fait de l’éducation le parent pauvre de la Fonction publique.

Ceci sans compter le manque de planification sur quelle école pour quelle Algérie ? Plus le manque de moyen actuellement, vu que la majeure partie du budget est absorbée par les salaires. Que reste-t-il pour la pédagogie ? Des miettes. Nous avons fait de l’école algérienne une garderie d’enfants.

C’est une vérité. Des promesses ont été faites pour désamorcer certaines crises, mais elle finissent par disparaître une fois la crise passée. De plus, il n’y a pas eu de promesse répondant à une planification ou bien un objectif pédagogique à atteindre.

L’école peut propulser une nation vers le développement comme elle peut la propulser vers les abîmes. Nous devons revoir et évaluer certains objectifs qui ne sont pas du tout atteints. C’est une urgence.»

Messaoud Boudiba : Porte-parole du Conseil national autonome du personnel enseignant du secteur ternaire de l’éducation (Cnapeste)

«Le secteur de l’éducation est arrivé à une situation critique aujourd’hui. Malgré son importance indéniable, il n’a pas sa véritable place en tant que priorité nationale. Nos écoles sont devenues non seulement une garderie pour enfants, mais surtout un secteur de placement de personnes.

Le recrutement de personnel se fait sans formation, ni projection, encore moins des critères de sélection stricts dignes de la valeur d’un établissement d’éducation et d’enseignement. Ceci à commencer par l’agent de sécurité jusqu’aux autres niveaux des personnels. Les diplômés des Ecoles normales supérieures sont mis à la marge au moment où ceux des listes d’attente et des externes sont recrutés et/ou privilégiés.

Ceci sans parler de l’absence de volonté sincère d’apporter des solutions réelles aux différents problèmes qui traînent depuis près de 18 ans. Je citerais le poids du cartable, qui fait partie aujourd’hui du discours présidentiel. La véritable source de cette situation est la mauvaise gestion.

Il ne s’agit pas du ministre en lui-même, mais de tous les responsables à tous les niveaux. Il y a un manque de vision future pour le secteur. Les objectifs ont virés des fondamentaux de l’école, à savoir l’amélioration du niveau et de l’apprentissage, pour aller vers des solutions temporelles et circonstancielles. L’essentiel est que les établissements continuent de fonctionner.

C’est une gestion au jour le jour. La qualité envahit les discours officiels sans pour autant qu’elle soit traduite sur le terrain et sur tous les niveaux. Si nous continuons dans cette méthode, nous allons directement vers l’anéantissement de l’école publique. Ce n’est pas de l’alarmisme, mais c’est la réalité de l’école qui perd ses éléments de force, à savoir les programmes pédagogiques et les systèmes de recrutement et de gestion.»

Ali Benzina : Président de l’Organisation nationale des parents d’élèves

«L’école est entrée dans ce tunnel sombre depuis 2016. Une année où une multitude de grèves a bouleversé la vie pédagogique pour une durée illimitée.

Nos enfants ont été privés de cours pendant plusieurs semaines et le processus de rattrapage prévu n’a pas été efficace. La preuve, nos enfants sont passés d’un niveau à un autre avec un manque flagrant d’informations et de connaissances. Nous nous sommes retrouvés à jouer le rôle de l’enseignant à la maison.

Chose qui ne devrait pas faire partie de nos prérogatives, sauf dans les révisions. Nous nous sommes retrouvés à corriger les informations données par les enseignants en classe. Ce n’est pas tout, car aujourd’hui nous donnons aux élèves des informations erronées, incomplètes ou qui relèvent de la culture générale.

Pourquoi obliger un enfant à apprendre et comprendre les fonctions et la composition du Parlement, alors qu’il ne sait même pas compter, sauf s’il s’aide avec une calculatrice. Ce que nous refusons totalement. Le plus grand problème de l’école algérienne est l’absence d’une réforme effective du système éducatif. Les volontés ne manquent pas.

Les promesses sont à la pelle. La réalité est que nos enfants sont poussés d’une manière ou d’une autre au décrochage scolaire ou à l’acquisition du savoir loin de l’enceinte pédagogique étatique. Pour cette année, nous demandons le maintien de deux trimestres seulement avec révision si nécessaire des moyennes de passage.»

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