Conjugaison : Le mythe du héros individuel dans le récit collectif

10/03/2024 mis à jour: 01:27
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Un seul héros : Le vélo est supérieur à la trottinette, le groupe est supérieur à l’individu, l’intérieur prime sur l’extérieur, même si l’image est toujours supérieure à la réalité (photo : D.R.)

Contrairement à ce qu’on pense, le mythe du héros de la révolution est bien tardif dans le cinéma algérien, 
parce qu'un seul héros, le peuple, slogan non négociable adopté collectivement au lendemain de l’indépendance .
Comment le traduire au cinéma et réaliser des biopics par définition centrés sur le héros individuel ? 

 

Apart les Maoris du Pacifique, quelques Mayas égarés et les Tchoutchkes de Sibérie, tout le monde connaît cette scène du film L’Opium et le bâton, adaptation d’un roman de Mouloud Mammeri et réalisé par Ahmed Rachedi ; Sid Ali Kouiret se voit intimer un ordre venu du fond de la société toute entière : «Ali mout waqef», soit Ali meurt debout. 

Cette question, qui intéresse les biologistes et médecins - peut-on mourir debout, représente bien le héros qui fabrique l’inconscient collectif, porte le courage de la société sur son dos en créant l’image et le mythe qui resteront dans la légende. 

Bien que grande figure du théâtre et du cinéma, Sid Ali Kouiret mourra à Alger en 2015 des suites d’une longue maladie, donc allongé, et comme dans tous les premiers films algériens portant sur la guerre de Libération, il n’était qu’un anonyme parmi d’autres, les œuvres ayant toutes pour héros le peuple, seul et unique dépositaire de la victoire. «Les héros n’avaient pas de nom. Ils étaient vaillants, courageux et n’avaient aucun défaut», explique le journaliste, critique de cinéma et membre du jury de plusieurs festivals en Algérie, Abdelkrim Tazarout, dans son essai Cinéma algérien, l’image du héros paru en 2023 aux éditions de l’ANEP. Effectivement, les biopics, c’est récent, et le spectateur aura donc patienté 45 ans après l’indépendance pour voir un film dédié à un chef historique de la guerre d’indépendance, Ben Boulaïd par le même Ahmed Rachedi (2008), puis Zabana de Saïd Ould Khalifa (2012). 

Abdelkrim Tazarout se pose la question, «pourquoi les héros de ces films de guerre étaient-ils des anonymes ? A partir de quand et comment le cinéma algérien s’est-il intéressé aux biopics mettant en lumière les grands noms de la résistance algérienne ?»

 Là aussi, un petit rectificatif, contrairement à ce que l’on pense encore, il y a eu peu de productions cinématographiques dédiées à la guerre de Libération nationale, une dizaine, et à ce titre, il n’y a d’ailleurs pas de film algérien sur la Révolution qui s’appelle Un seul héros, le peuple, mais il y a un film, français, de Mathieu Rigouste, qui porte ce nom, autour des manifestations en France de 1960 qui ont aidé à porter la cause algérienne à l’international. 

Ce n’est pas kif kif, comme l’explique l’historien Benjamin Stora : «L’absence de mélancolie apparaît comme une différence centrale avec les films français sur l’Algérie et la guerre, travaillés quelquefois par les remords et la sensation permanente d’oubli.» Oui, mais pourquoi des anonymes ?

 On l’a dit, un seul héros, le peuple, où même les acteurs comme Sid Ali Kouirat qui joue le rôle d’un anonyme, est lui-même un anonyme, enfance difficile, son père chauffeur de taxi battait sa mère jusqu’au jour où l’enfant prend un couteau et le plante dans le dos de son père, se retrouvant à la rue jusqu’à être repéré par Ahmed Rachedi. 

Même histoire pour le héros de La bataille d’Alger de Gillo Pentecorvo, Brahim Hadjadj est découvert par hasard dans la rue par l’équipe de casting, simple travailleur au service des eaux d’Alger, et son visage correspondant au véritable Ali La pointe, le réalisateur italien la prend, même s’il le double ensuite pour la diction par un comédien de théâtre, algérois aussi. 

Brahim Hadjadj jouera ensuite dans d’autres films, L’opium et le bâton, encore lui, mais aussi Patrouille à l’Est de Amar Laskri, Chroniques des années de braise de Mohamed Lakhdar Hamina, pour retomber dans l’anonymat et mourir discrètement dans une petite baraque à Cherarba, lui aussi dans son lit. Certains médecins sont formels, on ne peut pas mourir debout. 

C’est justement Patrouille à l’Est, film de 1971 qualifié de «chef-d’œuvre du cinéma réaliste de la vie au maquis», qui donnera le ton aux films suivants, soldats anonymes et généreux, quotidien cru sans mélodrames, ni remords, sans effets spéciaux, ni plans trop travaillés, jusqu’aux biopics sur les figures historiques, donc célèbres, qui sont donc récents, apportant d’autres problématiques, notamment historiques, sur la réalité des faits. Avec cette autre question, une figure historique peut-elle recevoir une gifle sur la figure  ? 

C’est par exemple le dilemme du film Ben M’hidi de Bachir Derraïs récemment projeté à l’Opéra d’Alger et qui a déjà reçu une foule de spectateurs, 5 salves de youyous et 9 séquences d’applaudissements, où dès sa fin de tournage en 2018, le réalisateur avait expliqué : «Je n’ai pas voulu montrer comment Ben Bella a donné une gifle à Ben M’hidi», lors d’une fameuse réunion au Caire où Ben M’hidi demandait des armes et des comptes : «Si j’avais tourné cette scène, qu’est-ce qu’on aurait dit ?» 

Pour la véracité des faits, Ben Bella aurait frappé Ben M’hidi selon au moins Tayeb Thaâlbi, compagnon de Ben M’hidi qui a logé chez lui à Tlemcen et également compagnon de Abane Ramdane, Zighout Youcef et Mohamed Boudiaf. Bref, un héros reste un héros, et toute la difficulté pour un comédien de reconstituer la personnalité d’une figure historique, ce qui n’est pas le cas pour jouer un révolutionnaire anonyme comme dans les années 70 et 80, à l’image de Sid Ali Kouiret. 

Samir El Hakim, qui campe le rôle de Mohamed Boudiaf dans Ben M’hidi l’explique assez bien : «Il y a très peu de documents images de Boudiaf, à l’époque où il était révolutionnaire, c’était très difficile, je me suis rapproché des gens de M’sila, ils parlent avec leur cœur, ça m’a aidé pour le rôle.»

 Mais les biopics sont à la mode, le peuple n’est plus le seul héros de l’affaire et d’ailleurs, on voit mal un film historique où 10 millions d’Algérien(ne)s tiennent le rôle principal, à moins qu’un producteur assez fou ne tente le challenge. Reste la question des titres des films de tous ces biopics, autour des noms et prénoms, grades et fonctions, qui n’a toujours pas été élucidée. 

A l’image des films Ben M’hidi, Lotfi, Zabana, des noms de famille mais sans grade, Bouamama, surnom (de son nom complet Mohammed Ben Larbi ben Cheikh ben Horma ben Mohammed ben Brahim ben Attaj ben Sidi Cheikh Abdelkader, évidemment trop long pour un titre), Krim Belkacem, nom et prénom, Fadhma N’Soumer, prénom et nom, Zighoud Youcef, nom et prénom, Mostefa Ben Boulaïd, prénom et nom, Hassan Terro, prénom et qualificatif, ou Arezki l’insoumis (sur Arezki El Bachir), prénom et adjectif. Le ministère va-t-il créer une commission pour l’harmonisation des titres des biopics ? 
 

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