Colloque à l’école supérieure de journalisme : Journalistes sous pression, défis numériques et «marché parallèle de l’information»

19/05/2022 mis à jour: 02:59
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Photo : D. R.

Un important colloque s’est tenu, lundi dernier, à l’Ecole supérieure de journalisme d’Alger (ENSJSI) sur les métiers du journalisme face aux mutations que nous connaissons. Le colloque a été l’occasion de dresser un constat sans concession de l’état de la presse dans notre pays.

L’Ecole nationale supérieure de journalisme et des sciences de l’information (ENSJSI) de Ben Aknoun a abrité ce lundi un important colloque sur l’état de la presse en Algérie sous le titre : «Les métiers du journalisme entre les impératifs de la profession et les enjeux de la société actuelle».

Le colloque a été organisé par le laboratoire «Médias, Usages sociaux et Communication» (MUSC) dirigé par le professeur Belkacem Mostefaoui.

A la tribune de l’amphi «Noureddine Naït-Mazi», du nom de l’ancien directeur d’El Moudjahid (1935-2016), vont défiler ainsi une vingtaine d’intervenants répartis sur quatre panels pour interroger et disséquer l’écosystème médiatique national. Le mérite de ce colloque, convient-il de le souligner, est d’avoir mêlé approche académique et parole de gens du métier.

Quatre professionnels des médias ont, pour être exact, été associés à cette journée de réflexion : Ali Boukhlef, journaliste du défunt Liberté aujourd’hui free-lance ; Djamel Maâfa, ancien journaliste à l’ENTV et producteur ; Amar Chekar, fondateur du site Algérie 62 (www.algerie62.dz) et, enfin, votre obligé, l’auteur de ce compte-rendu.

A noter également qu’un atelier d’écriture journalistique, animé par notre collègue Hafid Azzouzi du bureau d’El Watan à Tizi Ouzou, a été organisé en marge de cette rencontre au profit d’une vingtaine d’étudiants.

«Promouvoir un nouveau type de formation»

Dans son mot de bienvenue, le professeur Abdesselam Benzaoui, directeur de l’ENSJSI, note d’emblée : «Ce colloque, à mon avis, ne pouvait mieux tomber. Parce qu’il y a un grand débat sur la scène nationale sur le devenir de ce métier. Et au niveau de l’Ecole, nous sommes interpellés par cette question.

Nous sommes l’unique école supérieure de journalisme au niveau national, nous avons la mission de former les futurs journalistes de ce pays. Il nous appartient donc d’éviter de refaire les erreurs du passé et d’œuvrer à promouvoir un nouveau type de formation.» Le Pr Benzaoui poursuit : «Le métier a changé. Nous ne sommes plus à l’ère de la presse classique (…).

Aujourd’hui, nous avons les nouvelles technologies, nous avons le numérique, nous avons une société virtuelle. Et nous avons aussi à côté une mondialisation. Il y a des défis énormes. N’importe qui aujourd’hui peut se targuer d’être journaliste. On parle de journalistes citoyens, on parle de journalistes sur la Toile, et cela risque de diluer le métier de journaliste.

Ce qu’on nous a appris sur les bancs des amphis, l’éthique, la déontologie, la véracité et la vérification de l’information, tous ces principes nobles commencent aujourd’hui à être bafoués. Et c’est à nous, au niveau de l’Ecole, de réfléchir sur l’avenir du métier de journaliste et nous interroger : C’est quoi un journaliste ?»

Prenant le relais, le Pr Mostefaoui avoue : «Les médias nous tarabustent, les médias endogènes ou quasi endogènes, les médias mondes, c’est-à-dire tout ce magma de médias déferlant sur nous, de plus en plus forcenés, à travers les Gafam.» Evoquant le contexte sociopolitique qui a marqué notre pays au cours de ces dernières années, Belkacem Mostefaoui n’a pas manqué de citer le «hirak populaire qui a été d’une combativité extrême».

Et de lancer : «Nous sommes au cœur des résistances, des combats et des espérances. Comment faire en sorte que nous ayons des médias qui respectent l’Algérie ?» «De plus en plus la question, c’est celle-là : comment avoir des médias endogènes, taâ bladna, netmourth, en tamazight, en arabe, en français… ? »

«Tous journalistes ?»

Le Pr Mostefaoui poursuit : «On ne peut pas changer les dirigeants qui nous gouvernent. Mais nous avons le droit à titre de chercheurs, d’étudiants, à partir de l’Ecole nationale supérieure de journalisme, d’émettre comme des ondes qui peuvent être positives, en direction de nos gouvernants pour qu’ils se ressaisissent

Le directeur du laboratoire MUSC se désole notamment de la teneur des textes de lois régissant la presse. «Les deux avant-projets de lois qui sont en discussion, là, depuis deux ans, c’est un retour en arrière. C’est une régulation qui n’a pas de sens», estime-t-il.

Au directeur de l’Ecole et à celui du laboratoire MUSC vont succéder les deux coordinateurs scientifiques du colloque, la professeure Nadia Ouchène et le Dr Hakim Hamzaoui, qui se sont attelés à expliciter les axes et les thèmes structurants de ce débat.

«Il s’agit d’une problématique qui a eu comme point de départ la question suivante : où en est le journalisme aujourd’hui ?» explique la Pr Nadia Ouchène. «Ce métier, observe-t-elle, a comme spécificité de faire l’objet de nombreuses représentations sociales très opposées.

Et c’est ça qui fait que nous sommes là aujourd’hui. Nous voulons comprendre qui est ce journaliste qui est confronté à des questions de déontologie, à des questions d’autonomie intellectuelle, de soumission politique, à des contraintes économiques.»

La chercheuse mentionne également «les transformations numériques qui ont complètement modifié le quotidien du journaliste, contraint qu’il est à la rapidité, à la diffusion en temps réel, à la production de l’information en continu.» Le Dr Hakim Hamzaoui a indiqué pour sa part que trois axes principaux ont constitué le fil rouge des communications sélectionnées.

«D’abord il y a des communications sur les offres de formation universitaire en journalisme. Une question importante se pose concernant cet aspect : doit-on former des journalistes professionnels qui vont répondre à la demande des médias, qui est une formation beaucoup plus pratique ? Ou doit-on aussi former des chercheurs en sciences de l’information et de la communication ?» a fait savoir le Dr Hamzaoui.

Le deuxième axe a consisté à décrypter «l’évolution des pratiques professionnelles des journalistes à l’ère du numérique (…) et quel modèle économique pour les médias à l’ère d’Internet». Dans le troisième volet, il est question d’«interroger le phénomène ‘‘tous journalistes’’, les ‘‘nouveaux journalistes’’ ou encore le ‘‘journalisme citoyen’’ ».

Qu’est-ce qui les motive ?

Fort d’une vingtaine d’interventions, le colloque de Ben Aknoun a constitué, par la densité et la richesse de ses exposés, par la qualité des échanges qui l’ont caractérisé, un beau moment introspectif et de transmission. Il est difficile hélas, au vu du temps et de l’espace qui nous sont impartis, de rendre compte de toutes les communications.

Nous nous limiterons donc à une ou deux conférences par thème. Au chapitre de la formation, retenons l’intervention de Tarik Chami de l’université de Béjaïa dans le premier panel : «Rétrospective sur la formation en journalisme à l’université de Béjaïa».

Le Dr Chami explique que le département des Sciences de l’information et de la communication à Béjaïa compte «1400 étudiants, tous niveaux et spécialités confondus», ceci «pour une équipe de formation qui ne dépasse pas 20 enseignants-chercheurs permanents».

«A partir de la 3e année, les étudiants ont le choix entre les spécialités : information ou communication. Puis, dans la même logique de spécialisation, en master, ils feront soit presse imprimée et électronique ou bien communication et relations publiques (…). Des formations à caractère plutôt académiques que professionnelles», détaille-t-il.

Le chercheur nous apprend que les formations, dans ce département de Béjaïa, sont assurées «exclusivement en langue française». Parmi les points pertinents abordés par Tarik Chami, l’image que se font les étudiants de Béjaïa du métier de journaliste et ce qui a motivé leur choix en optant pour ce cursus.

«Ceux qui ont opté pour la formation en journalisme justifient leur choix, non fortuit, par la noblesse du métier qu’ils associent à un rêve d’enfance de devenir un jour journaliste», affirme-t-il.

Pour une autre catégorie d’étudiants, c’est «la quête de vérité, de liberté» et la défense de «l’intérêt général» qui a guidé leur choix. «Certains étudiants veulent faire de ce métier un moyen de lutte», précise encore le conférencier. D’autres sont mus «par l’amour qu’ils portent pour l’écriture en général ».

En outre, « l’image que dégagent les professionnels du journalisme inspire aussi beaucoup de jeunes étudiants », voyant en eux des « intellectuels courageux ». Tarik Chami souligne, par ailleurs, que « les étudiants interrogés sont conscients des défis qui les attendent dans ce domaine, où la noblesse du métier se mélange aux contraintes et aux difficultés du terrain, notamment dans les contextes autoritaires comme le nôtre qui étouffent l’épanouissement de l’exercice journalistique».

Pressions politiques et forces de l’argent

Dans le deuxième panel, notons cette communication de maître Amina Chemami qui s’est évertuée à décortiquer «le cadre légal de l’exercice de la profession journalistique».

Après avoir dressé un inventaire exhaustif des lois sur l’information promulguées depuis 1990, elle constate que les acquis consignés dans les textes, y compris la Constitution, ont rarement été appliqués. Ainsi, et comme cela sera soulevé au cours des débats, c’est souvent le code pénal qui est appliqué au journaliste et non le code de l’information.

«On souhaite un rafraîchissement de la loi», préconise la juriste en appelant à «produire de nouveaux textes qui s’adaptent à la situation actuelle». Notre confrère Ali Boukhlef a dressé de son côté un état des lieux sans concession à travers un exposé au titre éloquent : «Le journaliste, entre les contraintes politiques et celles de l’argent».

Ali Boukhlef est revenu sur la fermeture du quotidien Liberté qui, rappelle-t-on, a cessé de paraître depuis le 14 avril dernier. La disparition de ce grand titre, qui a suscité une vive émotion, a été abordée à plusieurs reprises lors de ce Colloque, faut-il le signaler, de même que la crise profonde que traverse El Watan.

Notre confrère a insisté sur le fait qu’il n’y a pas que la pression politique qui pèse sur les médias en Algérie, laquelle est naturellement liée à la culture autoritaire de notre système de gouvernance.

Ali a pointé aussi la «censure économique» imposée par les forces de l’argent. Des patrons qui, en tant qu’annonceurs potentiels, sont bien des fois ménagés lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des affaires qui les impliquent. «La disparition de Liberté signe la fin d’une époque», martèle Ali Boukhlef. «Il faut maintenant penser à un nouveau modèle économique.

Pourquoi ne pas penser par exemple au financement participatif ?» suggère-t-il. Une autre conférencière, Wahiba Belhadj, a axé son intervention sur «les fake news et le droit à l’information».

L’oratrice considère que nous sommes aujourd’hui face à un «marché parallèle de l’information». «Nous vivons une crise de l’information générée par l’absence d’un journalisme d’investigation», relève-t-elle.

Cette fragilisation de l’armature éditoriale se manifeste notamment par la disparition de nombre de médias pour des problèmes financiers, y compris des sites électroniques «comme Algérie 1 qui a fermé après 12 ans d’existence», rapporte-t-elle. «Aujourd’hui, El Watan, El Khabar et Le Quotidien d’Oran sont tous menacés de disparition», alerte Dr Belhadj.

«Il y a eu un amateurisme dans l’expérience numérique»

En analysant les causes de cette fragilité financière des journaux et même des pure players, l’une des raisons invoquées avec insistance est que les lecteurs rechignent de plus en plus à mettre la main à la poche pour acheter un journal.

«Aujourd’hui, le citoyen doit choisir entre le sachet de lait et un numéro d’El Watan ou d’El Khabar», s’émeut Wahiba Belhadj. «Il faut dire aussi qu’il y a une mentalité bien ancrée chez nous : les gens ne veulent pas payer pour de l’information», note-t-elle.

Et c’est tout cela qui, en bout de chaîne, va faire prospérer ce «marché informel de l’information», un marché dont le produit-phare s’appelle «fake news», «rumeur», «trolls». Tout cela exige, conclut l’intervenante, un renforcement des médias professionnels sans quoi, «il y a menace sur le droit du citoyen à l’information qui est un principe fondamental de la pratique démocratique».

Parmi les communications du troisième panel, retenons celle de Samir Ardjoun : «Le modèle économique et les aspects structurels du journalisme numérique en Algérie».

Le constat établi par l’universitaire est qu’il n’y pas eu d’anticipation, il n’y a pas eu de «business-plan», pas de «projection réelle ni de stratégie» dans la façon de négocier le virage numérique par la presse traditionnelle. «Il y a eu un amateurisme dans l’entame de cette expérience numérique en Algérie».

«On est dans un modèle expérimental», estime l’orateur. Partant, «la mutation digitale des médias algériens est en chantier. A défaut d’un modèle économique fiable, les acteurs improvisent. Nous sommes face à un écosystème incertain, indéfini», appuie-t-il.

«Même si l’activité médiatique numérique connaît un certain succès journalistique, elle n’a pas connu de réussite sur le plan économique et structurel», tranche Samir Ardjoun.

Un constat corroboré par un confrère d’El Khabar qui a indiqué que malgré tous les investissements consentis par le journal arabophone pour développer une offre en ligne, «le site ne comptabilise même pas 1000 abonnés». 

 

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