Au-delà du protectionnisme trumpien : Repenser l’industrialisation africaine dans un monde globalisé et fragmenté (1re partie)

12/04/2025 mis à jour: 09:17
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Photo : D. R.

Par  Pr. Rédha TIR (*)
Expert-Consultant International

Introduction

Le monde contemporain se trouve ainsi à un carrefour géopolitique majeur, où les modèles économiques classiques, largement dominés par le libre-échange et la mondialisation libérale, sont mis à l’épreuve par des logiques souverainistes et protectionnistes. Bien que la politique économique de l’administration Trump incarne cette tendance, elle n’en est pas la seule porteuse.

La multiplication des accords commerciaux bilatéraux, la résurgence des barrières invisibles et l’érosion des institutions multilatérales témoignent d’un monde en recomposition où le commerce mondial se fragmente. Dans ce contexte, l’Afrique n’a d’autre choix que de repenser son modèle d’industrialisation. Bien loin des anciens schémas qui ont prévalu pendant des décennies, il devient impératif pour le continent de se doter d’une stratégie industrielle propre, qui soit adaptée à ses réalités géopolitiques et économiques tout en intégrant une souveraineté stratégique nécessaire.

Cette réflexion sur l’industrialisation africaine s’inscrit dans un cadre global en pleine évolution, et appelle une approche innovante et résiliente. Il arrive parfois que le cours du monde donne l’illusion d’une hésitation, d’un flottement entre deux directions sans jamais vraiment choisir. Aujourd’hui, la scène internationale oscille entre relance industrielle et replis protectionnistes, comme si les certitudes qui ont porté la mondialisation des dernières décennies s’avéraient de moins en moins opérantes.

Dans ce contexte de vacillement généralisé, l’Afrique se tient à la croisée des chemins, à un moment où chaque choix stratégique dépasse les seuls enjeux économiques pour s’inscrire dans une logique de repositionnement au sein des rapports de force globaux, de redéfinition des alliances, et d’affirmation d’une souveraineté politique dans un ordre international en profonde recomposition. La vague protectionniste amorcée sous l’administration Trump n’a pas seulement mis en lumière les limites d’une mondialisation dérégulée ; elle a également révélé l’absence d’alternatives cohérentes, exposant de manière crue la vulnérabilité des acteurs, tels que l’Afrique, qui aspirent à un développement souverain tout en étant contraints d’évoluer dans un environnement international de plus en plus imprévisible.

Pour le continent, le choix s’avère plus complexe qu’il n’y paraît. Reproduire les dynamiques de repli protectionniste constituerait une impasse, tandis que poursuivre dans une mondialisation structurellement déséquilibrée, au détriment de toute capacité de construction endogène, reviendrait à hypothéquer durablement ses perspectives de développement. Il s’agit, dès lors, de faire œuvre d’invention. D’élaborer des politiques industrielles qui ne soient ni de simples reproductions des modèles exogènes, ni des postures de rupture sans fondement stratégique.

Il s’agit d’inventer à partir des réalités africaines : une faible diversification productive, une pression démographique soutenue, une urgence écologique impossible à différer - mais également une jeunesse dynamique, un potentiel naturel considérable, et une capacité d’innovation encore largement sous-valorisée. Dans cette optique, il devient impératif de renforcer davantage les stratégies adoptées, de les rendre plus inclusives, et de les rendre capables de libérer pleinement le potentiel du continent pour garantir un avenir souverain, équitable et durable. Refuser le mimétisme conventionnel, réducteur et simpliste, et résister à la tentation du fatalisme : tel est l’enjeu central.

Ce travail se propose d’explorer, sans prétendre à l’exhaustivité, certaines bases possibles pour cette stratégie : dépasser les réflexes protectionnistes traditionnels, tirer des leçons des expériences de résilience industrielle ailleurs, renforcer l’intégration régionale - en particulier à travers la ZLECAf, outil idoine pour favoriser cette dynamique - et inscrire la durabilité sociale et environnementale comme pierre angulaire du projet d’industrialisation africaine. Non pour rattraper un monde qui se dessine, mais pour en construire un à hauteur de ses propres aspirations.

Protectionnisme mondial : un avertissement, non un modèle

On aurait tort de croire que la déstabilisation du libre-échange fut un accident, un simple épiphénomène lié à une administration américaine passagère. Ce qui se joue actuellement sous l’ère Trump révèle, plus brutalement peut-être qu’ailleurs, une tendance de fond : celle d’une transformation progressive des dogmes de la mondialisation libérale, marquée par l’émergence d’une nouvelle forme de mondialisation, proche d’une sorte de protectionnisme réinventé, dont les contours sont encore flous et dont les implications profondes restent à saisir. Richard G. Harris et David A. Wolfe l’avaient déjà perçu : derrière les soubresauts protectionnistes, c’est une tectonique plus profonde qui travaille l’économie mondiale - montée de nouvelles puissances industrielles, instabilité financière chronique, creusement des inégalités. Autant de failles longtemps occultées sous le vernis d’un libre-échange triomphant, mais qui, désormais, éclatent au grand jour.

La rhétorique trumpienne de restauration de la souveraineté économique, appuyée par des barrières tarifaires massives, n’a pas tant modifié les structures de l’économie mondiale qu’elle n’en a révélé leur fragilité. Le commerce international s’est fragmenté ; les interdépendances, autrefois vantées comme sources de prospérité mutuelle, sont devenues des lignes de vulnérabilité. Pour l’Afrique, l’onde de choc a été indirecte. Les Etats-Unis n’étant pas, pour beaucoup de pays africains, un partenaire commercial déterminant, les effets immédiats sont restés limités. Mais l’essentiel n’est pas là.

La véritable leçon, plus silencieuse mais autrement plus décisive, tient dans l’érosion du consensus mondial sur le libre-échange inconditionnel. Un monde où les règles ne sont plus partagées est un monde où chacun doit apprendre à tenir debout par lui-même. Theresa Moyo nous rappelle que l’ouverture forcée imposée aux économies africaines dans les années 1980-1990 a souvent, conduit non pas à l’intégration heureuse dans les marchés mondiaux, mais à l’effondrement d’industries naissantes, privées des protections indispensables à leur maturation. Dans ce contexte, céder à la tentation du mimétisme protectionniste serait une erreur stratégique.

Copier l’Amérique, sur ce terrain, reviendrait à ignorer les rapports de force fondamentaux. Harris et Wolfe le soulignent : dans un monde interdépendant, les politiques protectionnistes non coordonnées n’affaiblissent pas seulement les flux commerciaux — elles réduisent aussi l’innovation, fragmentent les chaînes de valeur et exposent les économies vulnérables aux pires effets d’isolement.

Pour nombre d’économies africaines, encore tributaires de l’importation d’équipements, de biens intermédiaires et de savoir-faire technologique, un protectionnisme brutal ne ferait qu’aggraver les vulnérabilités existantes : hausse des coûts, perte de compétitivité, ralentissement de la modernisation industrielle. Les tentatives passées de substitution aux importations dans les années 1960-1970, rappellent cruellement que sans montée en compétences et sans stratégie d’innovation, ériger des murs tarifaires ne fait qu’enfermer dans la dépendance.

Le retour discret mais massif du protectionnisme

Aujourd’hui, le protectionnisme ne se donne plus nécessairement à voir sous la forme grossière des droits de douane. Il avance souvent masqué.

a) De nouveaux instruments, plus subtils

A côté des tarifs traditionnels, prolifèrent désormais des normes techniques, sanitaires et environnementales qui ferment les marchés, en apparence sans en avoir l’air. Subventions sélectives, restrictions aux investissements étrangers, clauses de sécurité nationale : l’arsenal s’est sophistiqué, mais l’objectif demeure le même - protéger les secteurs stratégiques.

b) Le paradoxe des économies développées

Ce sont souvent ceux qui plaident pour un commerce ouvert qui, en coulisses, protègent le plus jalousement leurs industries. Derrière les grands discours en faveur de la libéralisation, les économies développées multiplient les barrières invisibles, réservant à leurs entreprises nationales les secteurs les plus critiques.
C’est ce paradoxe que l’Afrique doit cesser d’ignorer : le libre-échange proclamé n’est pas la pratique réelle. Dans la compétition mondiale, les États restent des acteurs stratégiques, prêts à déployer toutes les protections nécessaires sous des formes renouvelées.

c) Fragmentation géopolitique et urgence d’autonomisation

La fragmentation des institutions multilatérales, l’érosion de l’OMC, et la multiplication des accords bilatéraux et régionaux révèlent un monde où les grands blocs redessinent leurs dépendances stratégiques. Technologie, matières premières critiques, infrastructures numériques : tout devient enjeu de rivalité.Le «découplage» technologique entre les grandes puissances n’est pas un phénomène transitoire. Il redessine de nouvelles géographies industrielles, où chaque région est sommée de renforcer ses propres capacités. Dans ce contexte, l’Afrique n’a plus le luxe d’attendre. Développer ses industries locales, renforcer ses chaînes de valeur régionales et investir dans l’innovation technologique deviennent des impératifs de survie économique, autant que de souveraineté politique.

Pour une politique industrielle contextuelle et évolutive

Imaginer l’avenir industriel de l’Afrique ne peut se faire ni dans l’abstraction, ni dans la reproduction mécanique de modèles venus d’ailleurs. L’époque des certitudes faciles est révolue ; l’Afrique devra, plus que jamais, penser depuis elle-même, à partir de ses contraintes, de ses ressources, de ses propres lignes de fracture. Une politique industrielle efficace ne tombe jamais du ciel. Elle se construit, patiemment, par l’apprentissage, par l’expérimentation, par l’ajustement constant entre ambitions collectives et réalités économiques mouvantes. Richard G. Harris et David A. Wolfe insistent : sans ce processus vivant d’identification des contraintes sectorielles, sans ce dialogue pragmatique entre l’État et les acteurs privés, aucune stratégie industrielle ne peut prétendre porter ses fruits.

Il s’agit donc moins de décréter des politiques que de les forger sur le terrain, en acceptant l’incertitude comme partie intégrante de la démarche. Theresa Moyo nous invite ici à la vigilance : protéger certains secteurs est indispensable - mais la protection doit être sélective, temporaire, toujours tournée vers la montée en compétence et la création de valeur ajoutée locale. Rien n’est plus dangereux, pour une économie émergente, que de figer la production sous cloche sans lui donner les moyens d’évoluer.

Créer de la valeur, former des compétences, intégrer progressivement les chaînes de valeur régionales et mondiales : voilà le triptyque sur lequel toute stratégie industrielle sérieuse devra désormais s’appuyer. L’industrialisation africaine ne saurait se limiter à une simple imitation des modèles étrangers. Le continent doit désormais inventer son propre chemin, à la croisée de plusieurs défis mondiaux. L’émergence de nouveaux instruments protectionnistes, la montée des tensions géopolitiques, et la nécessité de renforcer les chaînes de valeur régionales imposent une réévaluation des stratégies industrielles. Pour réussir, l’Afrique doit s’appuyer sur une gouvernance stratégique inclusive, impliquant les Etats, les secteurs privés, et la société civile.

Cela implique de renforcer la coopération régionale, de favoriser l’innovation technologique locale, et de rendre l’industrialisation compatible avec une transition écologique qui ne saurait être un simple ajout, mais un moteur de croissance. Dans ce processus, le respect de l’inclusion sociale et la promotion d’une industrialisation durable doivent être les piliers d’une nouvelle trajectoire africaine. Une telle approche pourrait permettre au continent non seulement de réduire sa dépendance, mais aussi de prendre place en acteur souverain dans les discussions géopolitiques mondiales.

Les institutions au cœur du processus

Howard Stein va plus loin : au-delà des choix sectoriels, c’est l’architecture institutionnelle qui fait la différence entre échec et succès. Les agences publiques doivent être agiles ; les conseils Etat-secteur privé, capables de réagir vite ; les banques de développement, suffisamment souples pour accompagner sans s’enliser.

Harris et Wolfe le soulignent à leur tour : une politique industrielle ne survit que si elle est portée par des institutions capables d’apprendre, de corriger, de rebondir. L’immobilisme est son ennemi mortel. Il faut donc penser l’Etat non pas comme un planificateur omniscient, mais comme un «facilitateur stratégique» : un Etat qui accompagne, oriente, ajuste - sans jamais s’enfermer dans des certitudes rigides.

a) Refuser l’universalisation des modèles

Le piège serait de croire qu’un modèle de développement, aussi séduisant soit-il, pourrait être transposé en Afrique sans transformations profondes. L’histoire économique récente est sans ambiguïté : les tentatives d’application mécanique des modèles asiatiques, latino-américains ou européens ont, dans bien des cas, tourné court.

Akbar Noman et Joseph Stiglitz nous rappellent que les succès industriels ne naissent pas de recettes universelles, mais de l’adaptation permanente aux réalités locales : composition sociale, structures productives, capacités institutionnelles. C’est dans l’ajustement patient, parfois hésitant, parfois tâtonnant, que les stratégies gagnantes se construisent.

b) La nécessité de coalitions sociopolitiques

Sans coalitions solides, aucune stratégie industrielle ne survit à l’usure du temps politique. Lindsay Whitfield insiste sur ce point : il faut aligner, autant que faire se peut, les intérêts des élites économiques, des décideurs publics, et des forces sociales qui peuvent porter la transformation productive sur plusieurs cycles électoraux.

Or en Afrique, où la fragmentation politique est souvent un défi majeur, stabiliser de telles coalitions exige un travail constant de médiation, d’anticipation et d’engagement. Là encore, il ne suffit pas de décréter ; il faut construire, pas à pas, en liant la réussite industrielle à des intérêts collectifs suffisamment puissants pour résister aux retournements conjoncturels.

c) Apprendre, encore et toujours

Enfin, il faut accepter ce que l’expérience asiatique nous enseigne de manière éclatante : le succès industriel repose sur l’apprentissage adaptatif. Ce sont les gouvernements capables d’expérimenter, d’échouer sans s’effondrer, de corriger rapidement, qui ont su bâtir des économies compétitives.
Pour l’Afrique, cela signifie soutenir activement des secteurs prioritaires, oui, mais surtout se doter d’institutions capables d’évaluer les résultats sans complaisance, de reconnaître les erreurs sans retard, et d’ajuster les stratégies en permanence.
L’industrialisation n’est pas un chemin droit. C’est un processus de découverte. Un processus dans lequel seuls ceux qui savent apprendre vite et bien parviennent à inscrire durablement leur marque.

Stratégies de résilience industrielle

Parler d’industrialisation, aujourd’hui, sans parler de résilience, serait une erreur stratégique lourde. Le monde s’est transformé. Les chocs, désormais, ne sont plus l’exception ; ils sont devenus la règle. Sanitaire, financière, géopolitique, climatique : chaque crise rappelle brutalement que dépendre des chaînes de valeur mondiales sans filet de sécurité propre est un pari dangereux, parfois suicidaire. L’Afrique, plus que d’autres, en a fait l’expérience. Mais elle peut, justement, transformer cette vulnérabilité en levier. Car construire une industrie résiliente, c’est d’abord accepter de se recentrer sur ce qui constitue la véritable force économique d’un pays ou d’une région : ses capacités productives internes.

a) Reconstruire les bases productives locales Il n’y a pas d’industrie forte sans production locale solide. Cela paraît une évidence ; pourtant, combien de stratégies de développement ont oublié cette réalité au profit d’une insertion rapide dans les flux commerciaux mondiaux, croyant que l’intégration suffirait à assurer la prospérité ? (A suivre)

R. T.
(*) Ancien président du Conseil national économique, social et environnemental (CNESE)-Algérie
 

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