Artisanat dans la Casbah : Vers le déclin des métiers du fin doigté ?

10/08/2023 mis à jour: 03:33
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 Dévalant le dédale de la cité de Sidi Abderrahmane Ettaâlibi, quelques artisans, qui se comptent sur les doigts d’une seule main, tentent tant bien que mal de faire de la résistance pour maintenir un tant soit peu vivant ce pan de notre patrimoine ancestral. Bien que la matière première fasse défaut, ils tentent de faire contre mauvaise fortune bon cœur pour préserver ce travail de fin doigté qui, faut-il signaler, périclite au fil des jours au grand dam de la corporation, d’une part, et des visiteurs en quête de la belle ouvrage, d’ autre part. Zoom.

Ce corps de métiers ancestraux, composé autrefois d’une myriade d’artisans disposés en enfilade le long de certaines ruelles et venelles de l’antique cité, bat de l'aile. 

Ces acteurs du monde artisanal qui perpétuaient ce legs immatériel non sans participer à l’ambiance enchanteresse casbadjie donnent cette impression de se cacher pour mieux… mourir. Ils peinent à résister à l'épreuve du temps et s'épuisent à imposer leur savoir-faire devant une tendance commerciale qui propose l'objet de pacotille qui a pignon sur rue. Et quoi de plus vrai que «visiter La Casbah et ne pas voir ses artisans, c’est comme se rendre à Venise et ne pas emprunter ses gondoles», fait remarquer un ancien locataire de la vieille médina. 

Une évidence on ne peut plus juste pour le quidam qui, autrefois, se trempait, l’espace d’une randonnée, dans une atmosphère créée par cette corporation d’artisans, tous métiers confondus ; ces orfèvres qui répondaient aux nécessités du quotidien du citoyen, d’une part, et présentaient une plus value pour le secteur du tourisme, d’autre part. En effet, le visiteur se permettait de ramener un présent, un petit chef-d’œuvre excellemment ouvragé de chez ces artisans tapis dans leurs échoppes. 
 

Présentement, cette corporation de métiers connaît un étant de langueur, risquant de disparaître de l’univers de l’ancienne médina ? Que reste-t-il de cette douce souvenance que procuraient les locaux qui faisaient montre d’un fin doigté, sinon quelques réminiscences volées au terme d’une «derdacha» ou au détour d’un établissement artisanal dont les restes témoignent de l’estampe d’une activité révolue, à l’image des «mekfouldjia» (bottiers), hassarine (tapissier de jonc), naqachîne (sculpteurs), sayaghine (orfèvres-joailliers), harrarine (travailleurs sur soie) pour ne citer que ceux-là qui se donnaient du cœur à l’ouvrage à l’ombre des venelles qui, jadis, fleuraient bon.
 

(Maroquinier Boulaachab Casbah)

 

 

Des boutiques fermées…

Arpentant les ruelles de cette antique médina, la plupart des boutiques artisanales ont mis la clé sous le paillasson, soit pour une raison en relation avec la récurrente question de l’héritage, comme nous le fera savoir un ancien bottier, soit pour un problème lié au prix de la location des locaux qui se révèle inabordable pour certains professionnels, tentés de disposer d’un local dans cette cité, supposée attrayante pour le touriste. 
 

Ce qui nous a été donné de relever, en revanche, ce sont ces établissements de couture et de manufactures de la chaussure qui semblent avoir le vent en poupe dans ce dédale de l'ancienne médina d'Ibn Mezghenna. Il y a également les locaux de gastronomie traditionnelle qui fleurissent ces derniers temps pour répondre à une certaine clientèle de touristes dont les guides de circonstance les font déambuler le long d’un circuit bien établi, plus précisément dans  les parages de Djamaâ Sidi Ramdane où l'on s'y efforce à entretenir un semblant d’ambiance. 

Cela étant, s dira, dépité, le maroquinier, Mostefa Boulachab, qui élit ses quartiers, depuis plusieurs décades, non loin de Dar essouf, plus précisément, dans la rue Dr Mohamed Seghir Benlarbey. «Lors de la saison estivale, je suis censé travailler sans répit, mais faute de matière première, je me trouve pénalisé (…). On ne dispose pas de ce dont on a besoin chez le fabricant étatique, sinon il faudra acheter le matériau chez des fournisseurs particuliers à très fort prix, ce qui n’est pas dans mes cordes», souligne l'artisan, sur un ton aigri. Et de renchérir : «Nous n’exigeons rien, sinon que l’Etat daigne nous approvisionner en matière première et autres intrants de maroquinerie pour perpétuer notre activité artisanale et satisfaire la demande de la clientèle.» 

 Des touristes y affluent vers son petit atelier de petite maroquinerie, quasiment vide, alors que la saison estivale s’y prête pour faire écouler ses produits : à peine quelques sacs suspendus ou accrochés au mur depuis des mois pour de potentiels chalands. 

«On ne peut disposer, par exemple, de la basane de couleur que la gent féminine recherche ni vachette d'ailleurs qui coûte trop cher pour nous autres artisans. Nous manquons aussi d'accessoires nécessaires pour fabriquer des sacs à main, des portefeuilles, des ceintures et autres objets pratiques», fait remarquer, plein d'amertume, notre interlocuteur qui fait contre mauvaise fortune bon cœur. Nous prenons congé de cet artisan qui s'affaire à fileter un sac et poursuivons notre bonhomme en amont.
 

Faute de matériau, on opte pour le recyclage

Point d’artisans, sinon deux ou trois épigones de l’art de la petite facture  s’attellent à reprendre dans des cagibis le travail du cuivre à repousser ou  l’habileté de reproduire les motifs floraux  sur le support bois ou verre, nous faisant rappeler deux des icônes des arts appliqués, les regrettés maîtres  Mostefa Ben Debbagh et Mohamed Bouakkaz dit Sfaxi, en l’occurrence.  

Les artisans dinandiers,  qui pullulaient autrefois dans La Casbah, ne semblent plus faire recette, faute toujours de matière première, un problème tant seriné par ce corps de métier aux pouvoirs publics en général, et à la Chambre de l’artisanat et des métiers (CAM) qui, elle, demeure sourde à leurs doléances. «Pour qui lis-tu tes psaumes ô David» (lî man taqraa zabourak ya Daoud), lance non sans une pointe d’ironie Boudjemaa Gasti qui, tapi sous-terre (pour ne pas dire enterré) dans un semblant de local, au milieu d’un fatras de bouts de cuivre, s’affaire à redonner vie aux objets que des chalands attitrés lui ramènent. Contraint ou résigné, c’est selon, Boudjemaâ se contente de recycler des objets ou transformer des objets de cuivre usagés qu’il ramène de l’intérieur du pays. Ils sont deux ou trois artisans dinandiers qui tentent, tant bien que mal, de faire de la résistance pour maintenir vivant un tant soit peu cet héritage artisanal. 

Terré dans une échoppe, située à la rue Kataroujil (qata’e erdjel), il continue contre vents et marées à s'adonner avec passion à son activité artisanale. «Le prix de la feuille de cuivre (2m x1m), qui ne dépassait pas 5000 DA, il y a quelques années, est refilée désormais à de 40  000 DA, voire plus», fait savoir Boudjemaa. 
 

Un prix hors de portée des artisans dont nombre d’entre eux ont troqué leur métier contre une profession plus rémunératrice. «La corporation de dinanderie a tendance à s'éclipser du paysage casbadji, contrairement à d'autres villes de pays voisins où les maâlems marteleurs offrent une des belles vitrines destinées pour le tourisme en quête de curiosité», rappelle-t-il, non sans souligner, avec un brin de révolte, que les maîtres dinandiers ont déserté l'espace sans qu'il y ait une relève sûre susceptible de pérenniser ce savoir-faire ancestral. 
 

(Dinandier Boudjemaâ )

 

 

A notre interrogation concernant le réseau de fournisseur en matière première, notre interlocuteur, le front en sueur, le visage et les mains plein de cambouis, généré par l’air vicié de l’espace dans lequel il évolue, raconte : «J’essaie d’acheter  par-ci, par-là des lots de pièces de cuivre rouge-brun ou jaune, dissemblables et gâtés par le temps pour en faire des objets servant aux usages de la vie courante, des accessoires de décoration non sans créer également des pièces, selon la commande formulée par certains magasins huppés du centre-ville ou des produits destinés à des particuliers, notamment lors du mois de Ramadhan», raconte Boudjemaâ. Plus loin, il ajoute non sans un pincement au cœur : «J’ai fait usiner des moules pour élargir ma gamme d’offres de produits, comme les théières, la djezoua, des bols et autres packs en cuivre pour la ménagère, mais avec des prix qui dépassent tout entendement sur le marché, il est impossible de me lancer.» 

Cela dit, chaque jour que Dieu fait suffit sa peine, sommes-nous tentés de lire sur sa bouille. Un labeur qui, désormais, rapporte si peu, sinon leur assure tout juste la pitance, laisse-t-il entendre. S'attelant à donner forme aux objets, notre artisan, assis devant sa bigorne, dompte le métal. Il évolue dans son réduit, au rythme du son métronomique du marteau et du ciseau. 
 

Décaper la pièce, la transformer dans le tour, la souder, la marteler, avant de la ciseler en lui conférant, sous son œil expert, des motifs décoratifs que schématise un mélange de dessins traditionnels inspirés de motifs d'arabesques et de formes géométriques. 

Une activité ardue, surtout lorsqu'il s'agit de procéder à l'opération de l'étamage par voie chimique (traitement à l'étain ou tqazdîr) des plateaux circulaire (snî ou sînya), ou des ustensiles à usage culinaire. Même son de cloche chez son binôme de dinandier, Saïd Admane, qui peine, lui aussi à préserver ce métier qu’il exerce au niveau de la rue Brahim Fatah. «J’éprouve des difficultés  à pérenniser le métier de dinandier, à cause du coût très cher  de la matière première . 

A ce train-là, je me verrais contraint de baisser le rideau», tient-il à faire savoir au détour de la rue Mohamed Ben Cheneb. Une situation qui n'est pas sans déplaire aussi au visiteur qui désire, lors d'une virée à travers les rues de La Casbah, s'offrir quelques objets en guise de souvenir.

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