Arezki Rabah. Economiste : «Il faut restaurer la place de la gouvernance au cœur du projet africain»

09/01/2024 mis à jour: 09:18
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Photo : D. R.

Pour Arezki Rabah, ancien économiste en chef de la Banque mondiale pour la région Mena (Afrique du Nord/Moyen-Orient) et ancien vice-président de la Banque africaine de développement (BAD), la réussite de l’Afrique passe par la réforme de la gouvernance. Il estime, en effet, dans cet entretien, que l’Afrique ne réussira pas si on ne remet pas la gouvernance au cœur de la réforme et si on ne redonne pas confiance aux investisseurs. Il s’agit aussi pour notre économiste de dépasser la levée des barrières tarifaires dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine et de prendre en compte les véritables entraves qui bloquent le monde africain des affaires.

  • On parle de plus en plus de la renaissance de l’Afrique. Quels sont justement les défis à relever pour réaliser cette renaissance ?

Il y a encore quelques années, on parlait d’une Afrique grandissante, croissante. Effectivement, l’Afrique avait un PIB en croissance sans interruption pendant les 25 dernières années. Tous les indicateurs, tels que l’espérance de vie, l’accès aux soins, l’éducation étaient au beau fixe. Ils évoluaient de façon très importante. Mais cette croissance a été peu inclusive.

La pauvreté a continué de grimper. Elle a atteint des niveaux importants. A peu près, 500 millions d’Africains sont encore sous le seuil de l’extrême pauvreté. Il y a encore un Africain sur deux qui n’a pas accès à l’électricité et on se retrouve aujourd’hui face à un certain nombre de chocs comme la Covid et les conséquences de la guerre en Ukraine.

Le continent a été également touché par des éléments d’insécurité alimentaire, l’insécurité énergétique, les changements climatiques. La sécurité tout court des populations africaines est mise à mal. On a eu un certain nombre de guerres et de coups d’Etat.

Je citerais, dans ce cadre, le problème au Soudan et l’instabilité en Ethiopie. Donc, le continent est passé de cette perception d’un continent qui s’est libéré économiquement et démocratiquement à une période marquée par l’augmentation de l’intensité de ces chocs. Ce qui a précipité le continent vers un abysse et vers un risque d’embrasement.

Mais, il y a une nouvelle donne, une nouvelle géopolitique qui est cet espace plus grand qui est donné aux pays africains pour s’affirmer et affirmer leurs priorités nationales et régionales. Le continent s’est embarqué depuis 2021 dans la Zlecaf, cette Zone de libre-échange continentale africaine.

  • Mais cette zone n’arrive toujours à démarrer effectivement. Pourquoi à votre avis ?

Effectivement, la zone est entrée en vigueur en 2021 lors de la Covid. Donc, c’était une période un peu compliquée. Mai au-delà de cet élément, le continent a un problème de gouvernance.

Cette gouvernance a besoin d’évoluer plus particulièrement au niveau de la gouvernance économique. Il faut absolument arriver à un stade où ces barrières doivent être levées. Car, même si les barrières douanières ont été abandonnées pour favoriser les échanges en interne, les barrières non tarifaires restent. Elles sont encore là.

C’est le cas pour les problèmes de corruption au niveau des ports, les problèmes de bureaucratie et les lenteurs administratives. Tous ces éléments  restent en place, même si on a abandonné les barrières tarifaires. Tout cela a besoin d’être revisité.

On a besoin d’avoir une implication plus ferme d’un certain nombre de règles pour protéger les investisseurs beaucoup plus et on a besoin aussi d’une plus grande transparence. C’est avec cette transparence qu’on peut restaurer la confiance.

Il y a aussi dans beaucoup de pays, un certain nombre de banques qui ont pénétré la scène financière africaine. Cependant, on ne doit pas laisser de côté la question des paiements, c’est-à-dire les paiements digitaux et les paiements mobiles. Ces derniers ont progressé dans un certain nombre de pays, mais dans d’autres beaucoup moins.

Il faut absolument, pour faire que le commerce interafricain s’accélère, que les gens aient ces moyens de paiement afin de commercer plus librement. Il s’agit aussi de travailler pour intégrer l’informel dans le circuit officiel. Faire en sorte que cet informel soit admis et accepté comme une économie normale pour lui donner la possibilité d’échanger.

  • Quid du rôle de l’Algérie dans tout cela ?

Le rôle de l’Algérie est important de par sa position géographique et de son histoire avec le continent africain. L’Algérie a un rôle de porte vis-à-vis de l’Europe et un rôle important dans les projets d’infrastructures (la transsaharienne notamment). L’Algérie est une locomotive forte au même titre que l’Afrique du Sud, le Nigeria. L’Ethiopie et l’Egypte. L’Afrique se construira autour de ces quatre grands blocs.

Ce sont les pays qui sont les moteurs de l’Afrique. Donc, si l’Algérie redémarre au niveau de son secteur privé, les résultats seront au rendez-vous. Il y a lieu aussi de permettre au secteur financier algérien de se projeter sur le continent pour faciliter encore plus le commerce. Il faut absolument que l’Algérie retrouve son rôle majeur.

  • Comment ? Est-ce faisable ?

Oui, c’est faisable. Les forces vives algériennes et les étudiants africains qui se forment en Algérie constituent des ambassadeurs pour l’Algérie dans tout le continent. Donc, l’Algérie a toute cette histoire, ce réseau et ses traditions. Il faut absolument que cette économie algérienne et cette diplomatie algérienne se projettent beaucoup plus que ce qu’elles l’ont fait dans le passé pour que l’Algérie retrouve sa place sur le continent africain.

  • A la lumière de tous ces éléments, comment s’annoncent justement les perspectives en matière de coopération algéro-africaine ?

Il faut faire encore plus dans la consolidation des liens diplomatiques et des liens commerciaux. Il y a lieu aussi de recréer les réseaux et les événements que l’Algérie organise autour des startups et de d’économie. J’insiste, il s’agit d’accorder la priorité pour le retissage des liens. Le Sud algérien est déjà bien historiquement et traditionnellement attaché à ses racines africaines. Autant alors consolider cet attachement et travailler pour amplifier et retisser ces relations.

  • Comment ?

En utilisant la technologie pour permettre à ce réseau de populations d’entrepreneurs algériens de se placer encore plus sur le continent.

- Mais faudrait-il lever les freins et travailler davantage sur la gouvernance, comme vous l’avez déjà souligné ?

La gouvernance est un sujet qui était tabou un certain temps. Mais j’insiste : l’Afrique ne réussira pas si on ne remet pas la gouvernance au cœur de la réforme, que ce soit en Algérie ou sur le continent africain à l’intérieur même des pays. 
Améliorer la gouvernance, c’est redonner de la confiance en interne.

La finance s’assoit aussi sur cette confiance et les échanges commerciaux ne peuvent se bâtir que sur une relation de confiance avec des leaders qui montrent la voie en matière de transparence et de grande intégrité. Donc, il faut restaurer la place de la gouvernance au cœur du projet africain.

C’est grâce à cela qu’on pourra se projeter encore plus, notamment, dans cette période géopolitique très compliquée. Assurer cette affirmation de l’Afrique comme un bloc passe par cette condition. Une condition à assurer tant au niveau national que continental.

Autrement dit, il faut une affirmation des priorités africaines et régionales. Pour cela, il faut que chaque pays joue le jeu au niveau individuel et fasse des efforts de gouvernance pour rebaptiser la confiance avec les concitoyens. C’est ce qui va à mon avis dicter le succès de cette entreprise africaine. 

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