Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a évoqué hier la possibilité d’inviter «à tout moment» son homologue syrien, Bachar Al Assad, en Turquie, rapporte l’AFP citant un média. Initiative de réconciliation annoncée après la rupture entre Ankara et Damas générée par les révoltes en Syrie en 2011.
Les déclarations du président turc interviennent une semaine après l’éclatement des tensions contre les réfugiés syriens en Turquie : une foule ayant attaqué des propriétés et des véhicules appartenant à des Syriens, dans la ville de Kayseri, en Anatolie. «Nous pouvons envoyer une invitation (à Al Assad) à tout moment», a déclaré R. T. Erdogan à l’agence de presse officielle Anadolu à bord d’un avion en provenance de Berlin, où il a assisté au dernier match de son équipe nationale à l’Euro 2024 de football.
Il a affirmé que certains dirigeants, à l’exemple du président russe Vladimir Poutine, ont souhaité une rencontre avec Al Assad en Turquie. Et d’ajouter : «Nous en sommes arrivés à un point tel que dès que Bachar Al Assad fera un pas vers de meilleures relations avec la Turquie, nous lui montrerons la même approche.»
La semaine dernière, les autorités turques ont arrêté plus de 470 personnes à la suite d’émeutes anti-syriennes dans plusieurs villes, déclenchées par des accusations selon lesquelles un Syrien est soupçonné d’avoir harcelé une mineure syrienne, membre de son entourage. Lundi dernier, des centaines de Syriens ont manifesté dans toute la zone contrôlée par Ankara, certains manifestants armés attaquant des camions et des postes militaires turcs et décrochant des drapeaux turcs.
Le chef de l’Etat turc a accusé l’opposition d’attiser les tensions et condamné les violences anti-syriennes en les qualifiant d’«inacceptables». Comme il a promis de révéler «quelles mains sales» ont déclenché les affrontements dans le nord de la Syrie. Les émeutes à Kayseri se sont étendues à plusieurs autres villes, dont Istanbul cette semaine, tandis que des affrontements entre des manifestants armés et des gardes des positions turques dans le nord de la Syrie ont fait sept morts.
Le sort des réfugiés syriens revient régulièrement dans le débat politique turc, des opposants au président Erdogan promettant de les renvoyer en Syrie. La Turquie, qui accueille quelque 3,2 millions de réfugiés syriens, selon l’ONU, sur une population de 85 millions d’habitants, a été secouée à plusieurs reprises par des accès de fièvre xénophobe ces dernières années.
Ils pèsent d’un poids économique, politique, démographique et culturel très mobilisateur pour l’opposition à Erdogan et sont devenus, crise économique aidant, les boucs émissaires de la vindicte populaire.
En août 2021, un millier de personnes ont mené une descente dans le quartier syrien d’Altindag à Ankara, à la suite d’une rixe entre jeunes Turcs et Syriens qui s’est soldée par la mort d’un Turc. En janvier 2022, le quartier d’Esenyurt, dans la périphérie stambouliote, est ciblé par des attaques similaires.
Aux côtés de l’Occident
Les relations entre Ankara et Damas se sont dégradées suite aux révoltes qui se sont déclenchées en Syrie en 2011. En la circonstance, Ankara a soutenu, aux côtés de l’Occident et des monarchies du Golfe, l’opposition sur les plans politique et militaire et a appelé à la chute d’Al Assad.
En octobre, après plusieurs réunions en Turquie, des opposants ont créé un Conseil national syrien réunissant les courants politiques opposés au régime. Un colonel déserteur syrien, réfugié en Turquie, a fondé en juillet l’Armée syrienne libre (ASL), composée de déserteurs et de civils ayant pris les armes pour combattre le régime de Damas. Fin 2012, la Turquie reconnaît la nouvelle Coalition de l’opposition en tant que «seule représentante légitime du peuple syrien».
Fin 2014, l’armée turque refuse de venir en aide aux combattants kurdes qui défendent Kobané face aux djihadistes du groupe Etat islamique (EI). Ankara craint de voir émerger en Syrie une région autonome tenue par les milices kurdes proches du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), actif depuis 1984 sur le sol turc. En juillet 2015, la Turquie est rattrapée par le conflit en Syrie, avec un attentat attribué à l’EI à Suruç, près de la frontière syrienne (34 morts).
Le président Erdogan lance une «guerre contre le terrorisme» visant simultanément le PKK et l’EI. En août, Ankara rejoint la coalition contre l’EI. Au nom de la sécurité nationale, Ankara effectue quatre interventions militaires de grande ampleur en Syrie, où elle occupe, avec l’aide de ses affidés, une bande de territoire transfrontalier.
D’août 2016 à mars 2017, Ankara lance l’opération «Bouclier de l’Euphrate» dans le Nord syrien, de l’autre côté de sa frontière, pour débarrasser la zone, selon elle, de l’EI et de la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG). Partenaires des Occidentaux dans la lutte antidjihadiste, les YPG sont considérées comme une organisation «terroriste» par Ankara pour leurs liens avec le PKK, qui mène une guérilla en Turquie.
L’opération permet à la Turquie d’établir un tampon entre les différents territoires contrôlés dans le Nord syrien par des groupes kurdes. De janvier à mars 2018, les forces turques et leurs supplétifs syriens prennent aux YPG l’ensemble d’Afrine (nord-ouest) à l’issue de l’offensive baptisée «Rameau d’olivier».
En octobre 2019, la Turquie lance une opération aérienne et terrestre, baptisée «Source de paix», visant les milices kurdes. Celle-ci lui permet de prendre le contrôle à sa frontière d’une bande de territoire d’une trentaine de kilomètres de profondeur. Le 11 mars 2020, Ankara mène l’opération «Bouclier du printemps» contre le régime de Damas, après des semaines d’escalade dans le Nord-Ouest syrien.
Al Assad fréquentable
Cependant, la Syrie commence à sortir de son isolement diplomatique. Ainsi, en 2018, les Emirats arabes unis, premier Etat du Golfe à avoir rétabli ses relations avec Damas, ont rouvert leur ambassade.
De son côté, Bachar Al Assad leur a réservé en retour, en mars 2022, sa première visite dans un pays arabe depuis le début du conflit syrien. En août 2022, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, a reconnu avoir eu quelques échanges avec son homologue syrien. En décembre, une rencontre officielle s’est déroulée à Moscou entre les ministres turc et syrien de la Défense.
Dans la nuit du 19 au 20 novembre, l’aviation turque lance l’opération «Griffe épée», une série de raids aériens contre des positions du PKK et des YPG en Irak et en Syrie. Le gouvernement turc accuse ces deux mouvements (qui ont démenti) d’avoir commandité l’attentat du 13 novembre à Istanbul. Fin décembre 2022, les ministres turc et syrien de la Défense s’entretiennent lors d’une réunion tripartite à Moscou.
Il s’agit de la première rencontre officielle à ce niveau entre Ankara et Damas depuis les révoltes de 2011, au grand dam des Kurdes du nord de la Syrie et de leur allié Washington. Mais Bachar Al Assad estime qu’un rapprochement implique «la fin de l’occupation» turque du territoire syrien. Proposition rejetée par Ankara.
De leur côté, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis ont œuvré à la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe, actée le 6 mai 2023. Il n’est plus question de renverser Al Assad ; désormais l’urgence pour Ankara est de contenir la montée en puissance du facteur kurde en Syrie.
En 2023, la donne régionale change : l’Arabie Saoudite et l’Iran se réconcilient en mars. Dans la foulée, le 12 avril, le ministre syrien des Affaires étrangères effectue une visite surprise en Arabie Saoudite, une première depuis le début du conflit syrien. Deux semaines plus tard, la Tunisie nomme un ambassadeur à Damas. Des événements, entre autres, qui contraignent Ankara à agir plus vite pour garder du moins son poids dans cette région du Moyen-Orient, devenue un des échiquiers de lutte d’influence des grandes puissances.
En mai 2023, les ministres des Affaires étrangères turc et syrien se sont rencontrés en Russie. A cette occasion, Moscou a proposé d’élaborer une feuille de route pour normaliser les relations entre Damas et Ankara. «Un résultat optimal de notre rencontre d’aujourd’hui pourrait être un accord pour charger des experts d’élaborer (...) un projet de feuille de route pour une normalisation turco-syrienne, qui sera ensuite présentée à nos chefs d’Etat», a déclaré le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, à cette occasion.
Selon lui, ce document doit permettre à Damas et Ankara de «fixer clairement leurs positions sur les sujets prioritaires pour eux» afin de pouvoir «rétablir le contrôle du gouvernement syrien sur l’ensemble du territoire du pays et assurer de manière solide la sécurité de la frontière avec la Turquie de 900 km de long».
«Il est également important d’évoquer le rétablissement des liaisons logistiques qui ont été rompues entre les deux pays voisins, et la reprise de la coopération économique sans barrière quelconque», a-t-il observé. «Nous avons tous intérêt à ce que les relations entre la Syrie et la Turquie reprennent sur la base de l’égalité et du respect» mutuels, a-t-il soutenu.
Fin juin dernier, le président turc a tendu la main à son homologue syrien. «Nous ne voyons aucun obstacle au rétablissement des relations avec la Syrie», a-t-il déclaré à Istanbul, estimant que son pays n’a «jamais eu l’objectif de s’immiscer dans les affaires internes de la Syrie». «Il est une époque où nous étions très proches de la Syrie (…), peut-être cela se reproduira-t-il à l’avenir», a-t-il ajouté.