Après 29 mois de détention, l'ex-ministre de la culture Khalida Toumi devant le juge : «Je suis victime d’un complot»

26/03/2022 mis à jour: 20:52
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L’ex-ministre de la Culture, Khalida Toumi / Photo : B. Souhil

L’ancienne ministre de la Culture, Khalida Toumi, a comparu jeudi dernier devant le pôle financier d’Alger, après une détention provisoire de 29 mois.

Après plusieurs reports prolongeant sa détention de 29 mois, moins une semaine, le procès de l’ancienne ministre de la Culture, Khalida Toumi, s’est ouvert jeudi dernier devant le pôle financier du tribunal de Sidi M’hamed, près la cour d’Alger. L’ex-ministre est poursuivie, avec Abdelhamid Benblidia, ordonnateur du ministère de la Culture, en détention, et Miloud Hakim, ex-directeur de la culture à Tlemcen, sous contrôle judiciaire, pour «abus de fonction», «dilapidation de deniers publics» et «octroi d’indus avantages».

Des faits liés à l’organisation des manifestations «Alger, capitale de la culture arabe», «Tlemcen, capital de la culture islamique», le 2e Festival panafricain, la réalisation du film sur l’Emir Abdelkader. Le juge commence par l’interroger sur les marchés liés aux travaux de réalisation du Musée des arts modernes d’Alger (MaMa). «Ce marché, d’une valeur de 300 millions de dinars, a été donné à Janson Control France, de gré à gré, pour des travaux de réalisation alors que la loi ne permet cette procédure que quand il s’agit de service, équipement ou étude.

Quelle explication avez-vous à donner, sachant que l’ODS (ordre de service) a été donné avant la signature du contrat ?» lance le président. L’ex-ministre évoque le contexte dans lequel la manifestation  «Alger, capitale de la culture arabe», la première du genre depuis le Festival panafricain de 1969, a eu lieu. «Le site des Galeries algériennes, devant abriter ce musée, était dans un état de vétusté avancé, mais l’Etat a ordonné d’achever les travaux avant la clôture de la manifestation, c’est-à-dire le 1er février 2008.

Il y a eu 17 décisions ministérielles pour répondre aux spécificités techniques d’une telle réalisation (…). J’ai écrit au Premier ministre et il m’a répondu que ‘‘c’est un projet prioritaire. Vous passez par le gré à gré’’», déclare Mme Toumi.

Avant d’être interrompue par le magistrat : «Pourquoi la signature du marché a été confiée à Serra,i directeur des équipements au ministère, et non pas Benblidia ?» Mme Toumi : «Parce qu’il est professeur d’architecture. C’est son domaine. Il connaît parfaitement les techniques.» Le juge insiste sur la procédure : «Pourquoi l’ODS a été donné avant même la signature du contrat ?» L’ex-ministre : «Parce qu’il fallait terminer le musée avant la clôture de la manifestation. Nous avions prévu une exposition dédiée aux artistes internationaux de la Révolution algérienne.

Nous avions ramené de nombreuses œuvres, y compris celle de Picasso  qui avait immortalisé la moudjahida Djamila Boupacha.» Le magistrat : «Le responsable de la société n’était pas présent lors de la signature du contrat. Quelle est votre explication ?» Mme Toumi : «Je n’étais pas chargée des contrats. Ma mission est de faire en sorte que le MaMa soit réalisé et ouvert avant février 2008.»

«Il s’agit d’un musée toujours en chantier»

Le juge insiste sur le volet procédure. «Comment expliquer que le musée soit inauguré sans le PV de réception de l’œuvre ?» L’ex-ministre réplique : «A ce jour, le MaMa n’est toujours pas achevé. Nous avons achevé l’espace exposition et une partie seulement de l’espace conservation. L’espace restauration, qui est la partie la plus couteuse, n’est à ce jour pas encore achevée. Il ne s’agit pas d’une construction ordinaire. C’est un musée. L’espace d’exposition est un éternel chantier.»

Le juge s’adresse à Benblidia, très malade et tenant difficilement debout. Après à peine quelques questions, il fait un malaise. L’audience est suspendue une dizaine de minutes. A la reprise, Benblidia revient à la barre. «Je pense que Serrai a signé l’ODS et non pas le contrat. Pour ce qui est du MaMa, il y a un arrêté qui nous autorise d’entamer les travaux avant de signer le contrat.» Le juge : «Des travaux ont été effectués alors que les situations avaient été rejetées par la commission.

Comment expliquer cela ?» Le prévenu : «Comment pourrais-je régulariser les situations…?» Le juge l’interroge sur le contrat de 20 milliards de dinars pour la restauration du site des Galeries algériennes, accordé à Sogepar, et Benblidia apporte des précisions : «Ce marché entre dans le cadre du projet global de restauration et qui concerne plusieurs aspects.»  Le magistrat s’adresse à Khalida Toumi et l’interroge sur le marché de restauration de la façade, octroyé pour un montant de 45 millions de dinars.

«Il s’agit d’une réalisation particulière. Les Finlandais sont les seuls spécialistes de l’architecture Eiffel. Les experts ne se sont pas intéressés au volet technique. Ils n’ont pris que l’intitulé restauration pour construite leur avis.» Le juge insiste sur l’inauguration de l’exposition avant l’achèvement des travaux du MaMa.

L’ex-ministre répond : «Nous avons achevé l’espace exposition, alors que les autres espaces étaient en travaux. Le plus important pour moi en tant que ministre, pour le gouvernement et pour la plus haute autorité du pays, est d’inaugurer l’exposition avant la fin de la manifestation ‘‘Alger, capitale de la culture arabe’’.» Le juge évoque le contrat avec la Sarl Bat Verre, accordé de gré à gré, et l’ex-ministre explique que le recours à cette procédure se fait sur la base de dossiers solides, préparés par les cadres du ministère, qui prouvent que les factures sont adossées à des travaux réalisés dans le cadre du projet.

Les auditions se sont poursuivies jusqu’à 21h et reprendront demain, avec l’interrogatoire de l’ex-directeur de la culture de Tlemcen et les 52 témoins. 

«Les expertises n’ont fait ressortir ni corruption ni favoritisme»

Debout devant les magistrats du pôle financier d’Alger, l’ex-ministre de la Culture s’est défendue avant même d’être auditionnée. Tenant quelques feuilles à la main, elle commence par crier haut et fort : «Je me tiens aujourd’hui devant le tribunal en qualité d’accusée de ‘‘dilapidation de deniers publics’’, ‘‘octroi d’indus privilèges non justifiés en matière public’’ et ‘‘abus de pouvoir’’, des accusations que je rejette catégoriquement monsieur le président dans le fond et dans la forme.»

Et d’affirmer : «J’ai prouvé depuis le début de l’instruction à la Cour suprême et au tribunal de Sidi M’hamed que ces accusations ne sont pas fondées par rapport aux expertises établies en ma faveur.» Revenant sur son mandat de ministre de la Culture, elle déclare que durant «toute la durée de ma mission, j’ai veillé à la préservation de l’argent public, j’ai contré toutes les tentatives de pillage des biens et de l’argent du secteur, les rapports des 11 expertises le prouvent».

Elle s’attaque à l’expertise des inspecteurs de l’IGF qui, selon elle, «ont confondu entre mes missions de ministre, membre du gouvernement, et de mes attributions en qualité de présidente du comité exécutif de chaque manifestation culturelle. Toutes les dépenses financières nécessitées par la nature de ces manifestations représentaient la contrepartie de réalisation et de prestations réellement effectuées, il n’y a eu aucune dilapidation volontaire ou involontaire de deniers publics et, pour preuve, aucun rapport ne mentionne ‘‘trou financier’’.

Ne connaissant pas la nature spécifique du marché de l’art et de la culture, les experts ont analysé les activités et les réalisations, comme s’il s’agissait de la réalisation de structures administratives».

Elle interpelle le tribunal sur le délit d’«octroi d’indus privilèges» qui lui est reproché en déclarant : «Monsieur le président, comment voulez-vous que j’accorde des privilèges alors que je n’ai ni conclu ni signé avec qui que ce soit, ni suis intervenue en faveur de l’obtention d’un quelconque marché ? (…) Je ne suis intervenue que pour résoudre certains problèmes par le biais du ‘‘passer outre’’. J’ai procédé de la sorte pour préserver la réputation du ministère, voire la réputation de l’Etat, pour protéger les droits des citoyens et éviter des procès perdus d’avance qui auraient englouti des efforts et de l’argent. D’autant que les factures correspondaient à des travaux qui avaient réellement été effectués.»

«Les inspecteurs de l’IGF ont considéré à tort certaines décisions»

Poursuivant son réquisitoire contre les rapports des inspecteurs de l’IGF, l’ex-ministre et militante politique affirme que ces derniers «ont considéré à tort certaines de mes actions comme non conformes à la loi et à la réglementation parce qu’ils ne sont référés à l’article 43, paragraphe 4 du code des marchés publics, et parce qu’ils ont ignoré les décisions gouvernementales ainsi que les décisions interministérielles entre le ministère des Finances (tutelle de l’IGF) et le ministère de la Culture autorisant des dérogations et des exceptions».

Khalida Toumi rappelle, par ailleurs, que «les comptes d’affectation spéciale de ces manifestations ont été clôturés dans le cadre des lois de finances et tout le monde sait qu’aucun compte ne peut être clôturé sans passer par le contrôle de l’IGF, de la Cour des comptes et des deux Chambres du Parlement» et fait remarquer que «les enquêteurs ont ignoré les très courts délais accordés à la préparation et à la réalisation de ces manifestations culturelles mais n’ont fait ressortir ni détournement, ni dilapidation, ni profit, ni corruption ou encore favoritisme au profit de mes amis et mes proches».

Abordant la réalisation du film consacré à l’Emir Abdelkader, l’ex-ministre révèle qu’il n’a coûté aucun centime au Trésor public «parce qu’il a été financé par la redevance sur la copie privée, dont une partie a servi à son avancement et à sa préparation. Ces dépenses ont été approuvées par un expert-comptable (…). La date du début du tournage a été officiellement fixée au 4 juillet 2014, mais j’ai quitté le ministère 3 mois avant ce rendez-vous, le 5 mai 2014, j’ai été étonnée d’apprendre, par la presse nationale, la mise en arrêt du film en juin 2014».

D’une voix très forte, elle clame : «Je n’ai jamais appartenu ni appartiendrai à ce qu’ont a appelé la ‘‘îssaba’’ puisque je m’y suis opposée. J’ai combattu toutes les dérives et j’ai quitté le gouvernement en 2014 à ma demande, lorsque j’ai constaté avec conviction que le président de la République est sciemment porté absent, que j’ai vu, plus qu’une fois, ce qui est devenu le système de gouvernance dans lequel l’autorité institutionnelle légitime a été remplacée par une autorité parallèle, obscure et illégitime.»

«Je suis une détenue politique…»

Elle revient sur le contexte de l’époque en disant : «En 2015, j’ai assumé mes responsabilités de citoyenne soucieuse de l’intérêt de mon pays avec la signature, avec 18 personnalités nationales, d’une lettre ouverte adressée au Président, lui demandant de nous recevoir pour lui exposer notre profonde inquiétude face au cours dangereux pris par le régime en légalisant la prédation de la propriété collective et de l’argent public, faisant exploser le pillage de nos ressources nationales à l’intérieur et à la l’extérieur et la généralisation de la corruption.»

Khalida Toumi dénonce la campagne médiatique lancée à son encontre en raison de son soutien à Louisa Hanoune, secrétaire générale du PT, «par le procureur du tribunal de Tlemcen, qui lors d’une conférence de presse a déclaré aux journalistes et à l’opinion publique que j’ai fui le pays vers la France et que le procureur de la République près le tribunal de Sidi M’hamed n’a pas pu m’auditionner pour cette raison.

Cette déclaration a été publiée par l’APS le 19 juin 2019, alors que l’affaire n’était pas encore enrôlée au niveau de la justice et que je n’avais reçu aucune convocation. Juste après, j’ai été convoquée par le conseiller chargé de l’instruction, qui a déclaré à la fin de mon audition : ‘‘Personne sur terre ne peut dire que Khalida Toumi a pris un seul centime.’’ Je suis victime d’un complot qui avait comme objectif la mise en œuvre de représailles sélectives dans lequel la justice a été traînée pour régler des comptes et j’ai été scarifiée comme bouc émissaire dans le cadre d’un procès illégal, organisé par des personnes connues comme mercenaires». Elle revient sur son emprisonnement : «J’ai été incarcérée le 4 novembre 2019 à minuit sur ordre du précédant pouvoir.

Etant donné que ce pouvoir est parti et a été remplacé par une nouvelle autorité et à sa tête le président de la République, qui s’est engagé à garantir l’indépendance de l’appareil judiciaire et à mettre un terme à l’arbitraire dans l’exercice du pouvoir, je me demande pourquoi je n’ai pas été libérée alors que je suis innocente de toutes ces accusations.» Elle conclut sa déclaration poignante par un cri du cœur, en affirmant sa conviction d’être une détenue politique : «C’est pourquoi, je vous demande M. le juge, la levée de toutes les charges retenues contre moi, de me libérer et de me réhabiliter.» 

S. T.

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