C’est un secret de polichinelle : la Turquie a joué un rôle-clé dans la chute du régime de Bachar Al Assad grâce au soutien apporté par Ankara à l’opposition syrienne. La Turquie entretenait des liens directs avec Hayat Tahrir Al Sham (HTS), le groupe islamiste qui était à la tête de la coalition armée qui a fait tomber Al Assad. Qui plus est, elle a accueilli plusieurs opposants et nombre d’organisations politiques syriennes qui ont été contraints à l’exil durant la guerre civile pour fuir les exactions du régime syrien.
Des médias de l’opposition émettaient également depuis la Turquie. Par ailleurs, il convient de rappeler que sur les 6,6 millions de réfugiés syriens recensés par l’ONU qui ont fui la Syrie depuis 2011, la Turquie en a accueilli 3,6 millions sur son territoire. Il importe de mentionner aussi les milices proturques qui combattent les forces kurdes au nord de la Syrie.
Dans une interview à France 24, diffusée vendredi, le chef de la diplomatie turque, Hakan Fidan, a soufflé que lorsqu’il était à la tête des services de renseignement turcs, il avait noué des contacts étroits avec Ahmad Al Sharaa alias Abou Mohammad Al Joulani, le chef de Hayat Tahrir Al Sham. «HTS coopère avec nous depuis des années pour recueillir des renseignements sur Daech et les organisations liées à Al Qaîda. (…) Il avait été d’une grande aide», a-t-il assuré. De son côté, Ahmad Al Sharaa a déclaré mercredi, dans une interview accordée au quotidien progouvernemental turc Yeni Safak, que son gouvernement entretiendra une «relation stratégique» avec Ankara, rapporte l’AFP.
«Une prise de contrôle inamicale»
Il y a quelques jours, le 16 décembre précisément, Donald Trump s’est fendu d’une déclaration où il disait : «La Turquie a fait une prise de contrôle inamicale sans que beaucoup de vies ne soient perdues.» Il faisait allusion justement au rôle joué par Ankara en coulisses dans l’éviction d’Al Assad. «Ce serait une grave erreur de qualifier ce qui se passe en Syrie de prise de pouvoir», a répliqué le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, dans une interview accordée à Al Jazeera diffusée jeudi. «Pour le peuple syrien, ce n’est pas une prise de pouvoir.
C’est la volonté du peuple syrien qui prend le dessus aujourd’hui», a-t-il tenu à préciser. «Ce serait la dernière chose que nous voudrions voir, parce que nous tirons d’importantes leçons de ce qui s’est passé dans notre région, parce que la culture de la domination elle-même a détruit notre région», a renchéri le chef de la diplomatie turque. «C’est pourquoi la coopération est essentielle. Non pas la domination turque, pas la domination iranienne ou la domination arabe, mais la coopération», a-t-il insisté. «Notre solidarité avec le peuple syrien ne doit pas être caractérisée ou définie aujourd’hui comme si nous gouvernions la Syrie. Je pense que ce serait une erreur», a encore clarifié M. Fidan.
Et comme pour signifier qu’Ahmad Al Sharaa, le nouveau leader syrien, n’est pas une marionnette entre les mains d’Erdogan, la Turquie n’a pas tout de suite envoyé des officiels rencontrer les nouvelles autorités à Damas. Elle a attendu que les chancelleries occidentales ouvrent le bal. Ainsi, après le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France et les Etats-Unis, la Turquie s’est décidée enfin à envoyer son ministre des Affaires étrangères qui n’a rencontré qu’hier son ancien collaborateur. Avant lui, «le chef des services des renseignements turcs, Ibrahim Kalin, s’était rendu le 12 décembre à Damas, quelques jours après la chute du dirigeant syrien Bachar Al Assad. Il avait été filmé en train de sortir de la mosquée des Omeyyades de Damas, entouré de gardes du corps», signale l’AFP. Selon un analyste occidental cité par l’agence française, «Ankara possède déjà plus d’influence à Damas qu’elle n’en a jamais eu depuis 1920».
Ankara n’exclut pas une intervention militaire
Si elle nie avoir joué un rôle prépondérant dans le renversement du régime d’Al Assad, toujours est-il que la Turquie garde un œil très vigilant sur les transformations politiques et institutionnelles qui ne vont pas manquer de s’accélérer en Syrie. Le principal souci des Turcs est de contrôler les éventuels débordements côté kurde. Hakan Fidan a clairement précisé que tant que les nouveaux dirigeants syriens contrôlaient les forces kurdes et leur administration autonome au nord de la Syrie, la Turquie n’interviendrait pas militairement sur le sol syrien. «Il y a maintenant une nouvelle administration à Damas. Je pense qu’ils sont concernés au premier chef (...). Je pense donc que s’ils s’occupent correctement de ce problème, nous n’aurons aucune raison d’intervenir», a-t-il déclaré selon des propos rapportés par l’AFP.
Dans cette même interview diffusée vendredi par France 24, Hakan Fidan en a dit un peu plus sur les intentions de la Turquie concernant les territoires kurdes syriens, sachant que 12% de la population syrienne est kurde. M. Fidan a rappelé ce que la Turquie ne cesse de proclamer depuis toujours, à savoir que toutes les forces et les organisations politiques et militaires kurdes qui activent en Syrie, que ce soit le PKK, le parti travailliste kurde, son ennemi historique, ou les Unités de protection du peuple (YPG, selon l’acronyme kurde) ou encore les Forces démocratiques syriennes (FDS), sont des organisations «terroristes». «Le YPG est une organisation terroriste créée artificiellement par des personnes originaires de Turquie, d’Irak, de Syrie et de certains pays d’Europe. Je pense que cette organisation terroriste artificielle devrait être démantelée immédiatement», a-t-il martelé.
Et de poursuivre : «Il y a une nouvelle administration en Syrie en ce moment. Je pense qu’elle devrait s’occuper de cette question. L’intégrité territoriale et la souveraineté de la Syrie l’exigent. Cela doit être fait», a-t-il persisté, avant de prévenir : «Mais si cela ne se produit pas, alors bien sûr nous devons protéger notre propre sécurité nationale.» Hakan Fidan n’exclut clairement pas une intervention militaire en Syrie. «Tout ce qui est nécessaire sera fait», a-t-il averti. Mais il privilégie tout de même la solution politique «parce qu’il y a maintenant une nouvelle administration à Damas. La Russie, l’Iran et le régime d’Al Assad ne sont plus derrière le YPG/PKK», s’est-il réjoui.
Vendredi, Recep Tayyip Erdogan a appelé à «éradiquer» à la fois Daech et les factions kurdes en Syrie. «Daech, le PKK et leurs associés, qui menacent la survie de la Syrie, doivent être éradiqués», a lancé le président turc devant la presse au retour d’un sommet au Caire. Il a évoqué au passage la prise de «mesures préventives» contre ces groupes. «Il est impossible pour nous d’accepter un tel risque», a-t-il justifié. «Les chefs des organisations terroristes, telles que Daech, le PKK et les YPG, seront écrasés dans les plus brefs délais», promet-il. «Ankara, qui en plus des groupes proturcs dispose de 16 000 à 18 000 soldats sur le sol syrien, selon un responsable turc, dit que son armée se tiendra prête pour une possible opération à l’est de l’Euphrate tant que les combattants kurdes du nord de la Syrie ne déposeront pas les armes», indique l’AFP.
«La Turquie continuera à soutenir le peuple syrien»
Dans une contribution publiée par l’agence officielle turque Anadolu le 11 décembre sous le titre : «La nouvelle étape en Syrie et le rôle de la Turquie», le professeur Talha Kouse, président de l’Académie nationale turque du renseignement, note d’emblée : «La Turquie est l’un des rares acteurs à s’être tenu du bon côté de l’histoire tout au long de la crise syrienne, et elle est considérée par les acteurs internationaux comme le plus grand gagnant de ce changement.» Ce politologue turc est catégorique. «Sans le soutien de la Turquie, l’opposition syrienne n’aurait pas pu respirer», affirme-t-il. «La révolution aurait pu s’éteindre très tôt et prendre place dans les pages de l’histoire. Toutefois, les efforts et le soutien continus de la Turquie ont empêché la révolution syrienne d’être complètement anéantie par les massacres du peuple syrien perpétrés par le régime et par les énormes vagues de migration dues aux crimes du régime.»
Il souligne par ailleurs : «Tout en continuant à soutenir l’opposition syrienne, Ankara a également appelé à une solution politique avec le régime d’Al Assad. Toutefois, ce dernier, sentant que la situation régionale lui était favorable et essayant de capitaliser sur la frustration des pays de la région concernant la crise syrienne, n’a pas répondu à la main tendue de la Turquie.» Depuis le 8 décembre, «la nouvelle réalité sur le terrain évolue conformément aux priorités de la Turquie dans l’équation syrienne», estime-t-il. Et de relever : «Nettoyer la Syrie des éléments terroristes dans le cadre de l’unité de son territoire et de sa population et assurer le retour sûr, volontaire et digne des réfugiés syriens en Turquie dans leur pays figurent parmi les principales priorités de la Turquie en Syrie. Mettre fin à la présence de forces étrangères qui tentent d’exercer leur influence destructrice en Syrie est conforme aux intérêts de la Turquie.»
D’après lui, «la prochaine phase devrait être axée sur l’institutionnalisation des objectifs fondamentaux de la révolution en Syrie.» Et de conclure : «La Turquie continuera à soutenir le peuple syrien au cours de la nouvelle période, comme elle l’a fait au cours des phases précédentes, et continuera à contribuer au renforcement des capacités de l’Etat syrien.» Mustapha Benfodil