La profusion des séries comiques, de «drama» et de feuilletons est devenue une tradition du mois de Ramadhan «en raison de l’absence de sponsor durant les autres mois de l’année». C’est ce qu’affirme le journaliste et producteur des séries dramatiques, Ameur Bahloul, en plaidant l’intervention de l’Etat, pour que cette production soit possible tout au long de l’année. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il revient sur le «bond qualitatif chez les jeunes comédiens et techniciens», mais aussi sur le cinéma qui ne peut évoluer «sans liberté de création». Il parle aussi du «manque» flagrant de scénaristes sur la scène et sur sa série, Al Ard qui tranche avec les sujets habituels de drogue, mœurs, violence et délinquance.
- Pourquoi y a-t-il une telle profusion de production uniquement durant le mois de Ramadhan ?
Cela a été le cas depuis longtemps, même avant l’indépendance. La télévision algérienne nous a toujours habitués à ces productions durant le Ramadhan, et nous avons grandi avec les feuilletons et les «drama» de Mustapha Rabia, Fezzaz et les autres réalisateurs. Mais, aujourd’hui, c’est plus un problème de financement et de sponsoring qu’autre chose. Durant l’année, il n’y a pas de sponsors, et les chaînes privées n’ont pas d’argent pour faire des productions. Peut-être que la télévision publique peut produire en dehors du Ramadhan, mais pas le privé.
- Cette année, et pratiquement pour la plupart des séries diffusées actuellement, un bond en matière de qualité a été constaté chez les acteurs. Est-ce le résultat du choix de ces derniers, de l’arrivée de nouvelles pépites dans le métier, ou le résultat d’autres facteurs ?
Vous parlez de la qualité des acteurs, moi je vous dirai que cette celle-ci est aussi constatée dans tous les métiers de la production. Il y a de très bons techniciens du son, de l’éclairage, des costumes, du décor, etc. Je pense, qu’avant, les Algériens ne croyaient pas vraiment au «drama» et au cinéma. Il y avait de grands talents qui refusaient des rôles dans des séries, mais avec l’avènement des réseaux sociaux, tout a été décomplexé. Beaucoup de jeunes veulent être des comédiens et des acteurs de premiers rangs. En plus, il y a des écoles qui offrent des formations dans tous les domaines de la production.
- Ne pensez-vous pas que l’école de Bordj El Kiffan a été quelque part derrière toutes ces pépites que nous retrouvons dans les nombreuses séries ?
A l’exception de quelques jeunes comédiens qui ont du talent, toutes les générations d’acteurs sont passées par cette école. Je peux dire que plus de 80% des comédiens, réalisateurs, techniciens sont le produit de l’école de Bordj El Kiffan. Il y a aussi l’arrivée de quelques influenceurs, parmi lesquels, certains ont réussi et d’autres ont fini par abandonner. Aujourd’hui, l’école de Bordj El Kiffan n’est pas la seule, il y a l’ouverture du Lycée de l’art à Alger et de l’Institut du cinéma de Koléa. Des infrastructures à multiplier. En Tunisie, il y a quatre instituts de formation de cinéma. Nous avons besoin de formation.
- Selon vous, pourquoi en Algérie, il est plus facile de trouver des sponsors pour les séries du Ramadhan que pour le cinéma ?
En fait, le sponsor veut de la visibilité. Or, dans le cinéma, celle-ci n’existe pas, du fait du nombre insignifiant de salles de projection. Ce qui rend le produit non rentable pour les sponsors. Mais pour les séries de Télé, il y a un intérêt. Les entreprises ont besoin de se faire connaître auprès des consommateurs. Leurs produits sont visibles sur l’écran, surtout que le Ramadhan est le mois où la consommation augmente et où les Algériens regardent le programme national, après la rupture du jeûne. C’est à l’Etat de donner cette impulsion durant l’année, surtout qu’il y a une attente chez les Algériens, notamment pour le «drama».
Avant, la plupart des téléspectateurs algériens suivaient les séries égyptiennes, turques et syriennes. Aujourd’hui, tous les Algériens sont branchés sur les programmes nationaux. Ce qui veut dire que nous pouvons leur offrir ce qu’ils cherchent. Si on veut que ces séries et ces feuilletons soient diffusés tout au long de l’année, il faut que l’Etat intervienne, soit par une aide financière aux chaînes de télévision qui les diffusent ou en poussant les sponsors publics à contribuer à cet effort.
- Pourquoi pas le recours au sponsor privé comme cela se fait ailleurs ?
Le privé réfléchit en termes de bénéfice. Sa relation avec ses partenaires est purement commerciale. Le mois de Ramadhan est pour lui, la seule aubaine où il peut vendre son produit aux consommateurs qui suivent le programme des chaînes de télévision. Mais l’Etat a peur de les pousser à contribuer à travers l’ANEP (Agence nationale d’édition et de publicité), une taxe ou tout autre moyen auquel il faudra penser, comme par exemple un fonds pour le financement de «drama», apprécié par les téléspectateur.
- Au début de cette année, il y a eu les assises du cinéma auxquelles vous aviez pris part. Quelles ont été les recommandations les plus importantes pour vous en tant que producteur ?
La plus importante est la création, qui est en voie de l’être, d’un Conseil du cinéma, mais aussi d’un Centre national du cinéma. C’est très important.
- Une structure qui existait avant, n’est-ce pas ?
Il existait comme un EPIC (établissement public industriel et commercial), alors que le Centre du cinéma devra être une administration qui gère le secteur. Parmi les recommandations que j’estime importantes, il y a aussi la liberté, et le président de la République avait d’ailleurs déclaré qu’il était pour la liberté de création. Tout le monde sait que nous ne pouvons pas faire du cinéma sans la liberté de création. Il faut qu’on parle dans le cinéma, sans aucune censure.
- Pensez-vous que ces engagements puissent être respectés et exécutés sur le terrain, sachant qu’il y a eu un précédent, avec le film sur Larbi Ben M’hidi qui a été bloqué pendant longtemps ?
Je pense que tout le monde sait que le cinéma c’est la liberté de création. C’est vraiment dommage qu’un film sur une personnalité révolutionnaire aussi importante que celle de cet héros, du défunt Ben M’hidi puisse être bloqué. Quel que soit le problème qui aurait pu se poser, il faut se mettre autour d’une table et discuter. Bien sûr qu’il faut respecter notre religion, notre identité, notre culture, mais il faut que nous puissions parler des problèmes sans limite et sans censure. Mais il y a peine deux mois depuis que les assises ont eu lieu.
C’est encore récent, les professionnels se sont déjà mis à l’œuvre. Il y a des mesures qui doivent être concrétisées en priorité, comme le Haut Conseil du cinéma, qui se charge de la réflexion et le Centre national du cinéma qui a pour mission de gérer le secteur. Une fois ces deux infrastructures mises en place, le reste suivra automatiquement, comme par exemple la restauration et l’ouverture de salles de cinéma, etc.
- Le cinéma exige des fonds importants que le privé n’est pas encore en mesure d’assurer. L’Etat s’est-il engagé pour apporter les financements nécessaires au lancement de l’industrie du cinéma ?
Lors de son discours, le président de la République avait bien déclaré que l’Etat a l’argent qu’il faut pour lancer le cinéma, et a mis l’accent sur la liberté de création. J’ai retenu les deux plus importants points de ces assises. En clair, il a dit aux professionnels du cinéma que l’argent pour faire des films, il faut juste trouver le cadre pour faire avancer le secteur de la production. Ce cadre c’est le Haut Conseil du cinéma et le Centre national du cinéma.
- Les mêmes promesses ont été faites durant les années 2000, et des budgets importants sont dépensés pour relancer le secteur à travers la réappropriation des salles de cinéma, leur restauration, la mise en place de fonds pour l’aide à la production, etc. Tous ces efforts étaient-ils insuffisants ou inadéquats ?
Je pense que cette fois-ci, les assises ont été organisées sous la supervision du président de la République. Cela veut dire que c’est ce dernier qui s’engage à prendre en charge les problèmes du secteur et le relancer. Avant, c’était le ministère de la Culture, qui en avait la charge. N’étant pas un ministère de souveraineté, il faisait toujours face à des problèmes avec d’autres départements, la bureaucratie, les lenteurs administratives, etc. Aujourd’hui, il y a tout le gouvernement, qui est là. Il y a une vraie volonté politique et un engagement du président de la République.
- D’après vous, qu’est-ce qui empêche nos films, feuilletons, séries et «drama» d’être diffusés ailleurs, notamment dans les pays arabes ?
Ailleurs, les séries «drama» constituent une vraie industrie avec des centaines d’écrivains et de scénaristes. Il y a beaucoup de création et surtout de grands studios, alors que chez nous, nous travaillons toujours dans des décors naturels, c’est-à-dire, des appartements ou des villas loués. Les studios sont moins chers et offrent plus de liberté et de temps que dans une villa ou un appartement où le prioritaire vous impose un loyer de 200 000 DA par jour, et vous travaillez avec le stress de ne pas terminer l’enregistrement à temps.
Aujourd’hui, nous maîtrisons quelques métiers de cette industrie, comme le technique, les décors. Nous avons aussi quelques stars seulement que l’on voit, d’ailleurs, dans tous les «drama», qui sont diffusés, parce que nous n’avons pas l’embarras du choix. Les Aribi, Kechahe, Agoumi ne courent pas les rues. Nous sommes en train de pousser les choses pour aller vers une vraie industrie du «drama» et vers l’exportation de nos produits.
- En attendant, qu’est-ce qui bloque l’exportation de nos feuilletons à succès produits durant ces dernières années ?
Nous avons, peut-être, le niveau pour le local, mais pas pour l’exportation, et ce n’est pas la langue qui pose problème, comme le disent certains. Je pense, la langue s’impose, comme cela a été fait par les Syriens et les Egyptiens. Notre langue algérienne a déjà été imposée par le raï, alors elle peut être imposée à travers les «drama». Il faut juste choisir un sujet qui intéresse tout le monde, qui soit humain et qui transcende les frontières.
- Selon vous, le succès d’un film ou d’une série repose-t-il sur le scenario ou l’argent ?
Le succès d’un film c’est avant tout un scénario qui raconte une histoire humaine, où on trouve de tout, du suspens, de l’émotion, de l’information, etc. Les moyens permettent de franchir la frontière. Plus ils sont importants, plus nous avons l’opportunité de faire appel à des stars internationales et de voir grand. Mais un beau film, c’est le scénario. Notre grand problème est justement le manque de scénaristes.
Dans d’autres pays comme l’Egypte, par exemple, il y a beaucoup de scénaristes et de formation de scénaristes, de créations, d’écrivains qui adaptent leurs œuvres en scénarios. Ce qui n’est pas le cas chez nous. Nous avons un manque flagrant de scénaristes.
- Pourtant, nous avons de grands écrivains romanciers, comme Yasmina Khadra, pour ne citer que celui-ci, dont les œuvres peuvent être adaptées en grands films ?
Nous avons des écrivains de grands talents, mais pas de scénaristes capables d’adapter leurs œuvres et pour en faire la base d’une histoire d’un film ou de série. Nous en avons peu, comme Rabah Slimani, qui travaille avec nous, Salah Benitima, ou d’autres qui sont vraiment peu nombreux.
- Lorsque vous passez en revue tous ces «drama» et sur les chaînes de télévision algériennes, constatez-vous une amélioration du point de vue contenu, technique et prestation ?
Mais bien sûr qu’il y a une avancée remarquable dans ce domaine. Le «drama» algérien est au sommet. Mais nous voulons plus pour atteindre le niveau international. Si on prend les 7 à 8 productions drama et on ajoute la comédie, on atteint les 14 à 15 productions. Ce qui est extraordinaire. Il y a une amélioration remarquable dans le décor, le choix des acteurs, le son, l’habillage, etc.
Nous avons aussi de talentueux jeunes réalisateurs, comme Nadjib Oulebsir, qui a fait Dmoue laouliya (Les larmes de la femme), Oualid Bouchbah, qui a fait Al Batha, comme Mzahem, qui a réalisé Timoucha, Mahsas, qui a fait Al Firak, Oussama Koubi qui a réalisé Bnate Al Mahrousa, etc. C’est toute une nouvelle génération de comédiens, de techniciens et de réalisateurs qui portent cette «drama» avec une qualité extraordinaire.
Mais espérons toujours mieux. Avoir des financements à l’année pour produire durant toute l’année et ne pas se contenter du seul mois de Ramadhan. Nous espérons qu’il y aura des formations de scénaristes, que nos écrivains fassent de la création pour des histoires adaptables en feuilleton qu’elles soient liées à notre histoire ancienne et récente, au vécu sociopolitique ou à la fiction.
- Cette année, vous vous êtes éloigné des thèmes récurrents de la drogue, la violence, de mœurs, etc., pour raconter à travers le feuilleton Al Ard (La terre), une histoire qui plonge dans le passé et le présent, raconte le sacrifice pour la terre, l’attachement à celle-ci et à l’amour de la patrie. Pourquoi un tel changement ?
En fait, nous avons trop travaillé sur les mêmes thèmes qui reviennent depuis des années, la drogue, les mœurs, la violence, la délinquance, des fléaux qui, il ne faut pas se leurrer, font partie de la réalité algérienne, mais nous voulions passer à autre chose. La première raison est que nous voulions montrer aux téléspectateurs la campagne avec ses paysages époustouflants et ses terres agricoles, ce qui se passe dans ce monde, confronté à d’autres conflits que ceux vécus par les Algériens des grandes villes.
Des conflits familiaux, les différents autour de la terre et de l’héritage, etc. J’ai toujours voulu faire un travail pour l’Algérie, mais comment ? Je me suis dit que le meilleur thème pour parler de notre pays est la terre. D’ailleurs, la première séquence de cette série nous renvoie à la guerre de Libération au centre de laquelle, il y avait la terre.
Juste après l’invasion française, l’administration coloniale a promulgué des lois d’expropriation des terres pour que les colons s’en approprient et d’indigénat pour que les Algériens ne puissent plus être propriétaires terriens. L’histoire de la série a commencé avec une scène qui se passe durant la colonisation avant de revenir au présent avec un prolongement international. Elle raconte celle de la souche algérienne de blé grâce à laquelle notre pays était considéré comme le grenier de l’Europe et qui a été prise par la France.
Ce sujet que beaucoup d’Algériens ne connaissent pas constitue la trame de cette série où un jeune ingénieur algérien va tenter de récupérer la souche de blé volée, parce que celle que nous cultivons n’est pas productive et nous met en situation de dépendance vis-à-vis de la France, devenue un des principaux producteurs de blé. Ce jeune universitaire va rencontrer d’énormes problèmes, parce que de l’autre côté de la frontière, il y a des personnes qui font tout pour l’empêcher de réussir son plan. C’est très important que le «drama» traite ce genre de thèmes, surtout que le Ramadhan est le «prime time» des téléspectateurs Algériens.
- Quels sont les messages de cette histoire ?
Il y a beaucoup de message, et le premier est le patriotisme à travers le retour à cette terre qui est l’Algérie, d’où le titre La Terre, le point de départ de tout. La première scène du film renvoie à la guerre de Libération pour dire que des gens se sont sacrifiés pour cette terre, il faut la travailler et la protéger. Il faut revenir à la source, donc récupérer la souche de blé prise par la France, récupérer notre identité. Le troisième message c’est de montrer aux Algériens ce que recelle notre campagne, l’agriculture là où se joue notre dépendance alimentaire.
L’Algérie est un pays agricole, et son avenir est dans l’agriculture. Le message aussi, c’est de se rendre compte que, certes, nous avons nos problèmes internes en Algérie, mais il y a ceux qui nous viennent de l’extérieur, et la crise que nous vivons aujourd’hui avec la France est révélatrice. Mon espoir est qu’à travers ce «drama», il y aura de bonne productions, sur notre passé lointain et présent, mais aussi sur notre présent. C’est réalisable, il suffit juste qu’elles reposent sur un bon scénario.
- Après deux semaines de son lancement, cette production a-t-elle eu le même taux de suivi que celui des «drama» des années précédentes ?
C’est une histoire qui capte les téléspectateurs. Je ne dirai pas qu’elle est suivie au même titre que celles qui traitent de la drogue, de la violence, etc., parce que le téléspectateur algérien a été habitué à ce genre de série. Mais je peux dire que nous avons eu ce courage de passer à autre chose. Dans ce domaine, il faut oser. Dans ce genre de séries, il y a de tout, de la politique, de l’histoire, des conflits familiaux, de couple, etc. Drama qui ne raconte pas l’histoire, l’actualité, les évènements importants de la société, n’ira pas loin.