Vous publiez aux éditions La Découverte un livre richement documenté sur «la première guerre d’Algérie», celle de 1830, début des terrifiantes années de l’invasion française jusqu’en 1852. Pourquoi cet angle de recherches ?
Nous sommes au 70e anniversaire de l’insurrection du 1er Novembre 1954. C’est une occasion pour réfléchir sur les racines d’un événement qui a été historique pour l’Algérie, mais aussi pour la France. Or, en histoire, il n’y a jamais de fait brut, explicable seulement par le contexte immédiat. Il faut remonter le temps. Et dans le cas de l’Algérie, c’est la totalité de la présence coloniale et militaire du pays qu’il faut tenter d’analyser et, si possible, de comprendre.
Dans les informations nombreuses que recèle votre livre, quelles sont celles qui vous paraissent historiquement novatrices et dont vous seriez fiers de les avoir mises en évidence ?
Ce serait bien prétentieux de ma part d’estimer que j’ai été le premier à mettre en évidence certains événements ! Dans les présentations de mon livre que je fais, par exemple dans des librairies, je commence toujours par saluer la mémoire des «grands ancêtres» Charles-André Julien et Charles-Robert Ageron, ainsi que citer les travaux de mes collègues contemporains Colette Zytnicki et Jacques Frémeaux. Si mon travail a quelque mérite, c’est sans doute par la masse de la documentation accumulée, fruit d’une fréquentation assidue des archives.
Est-ce que vous qualifieriez la guerre d’Algérie, débutée il y a 70 ans le 1er Novembre 1954, de «deuxième» guerre, ou est-elle une continuité d’une guerre débutée en juin 1830 jusqu’en juin 1962, qu’il serait possible alors de nommer «guerre de 132 ans» ?
L’expression «deuxième guerre» me convient. Elle a été un second paroxysme de l’affrontement entre le système colonial et les populations d’Algérie. Est-ce à dire qu’entre les deux, la «paix française» a régné ? Evidemment non : il n’est que de citer la révolte menée par les frères Mokrani en 1871 et l’atroce répression du Constantinois au printemps 1945. Entre ces pics de violence, la situation coloniale a engendré une inégalité fondamentale marquée par des masses d’injustices et de répressions ponctuelles. Du côté algérien, la flamme patriotique a pu prendre d’autres formes, pas forcément armées par exemple sous l’égide du PPA. Mais, fondamentalement, oui, c’est bien un processus ininterrompu qui s’est produit. Plutôt que l’expression «guerre de 132 ans», je proposerai «affrontement de formes diverses de 132 ans».
On parle depuis 2020 d’écriture franco-algérienne de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Outre que le processus est bloqué, cet épisode de l’invasion notamment peut-il être relaté à deux voix sans passion ?
L’historiographie écrite par les collègues algériens n’a pas attendu le «feu vert» des autorités pour travailler. Je cite dans mon livre leurs travaux. Je pense que la convergence entre ces travaux et ceux de l’historiographie française est une nécessité, en passant par la commission ou pas. Oui, effectivement, rien de sérieux ne peut être écrit sans passer par l’acte fondateur. Nous ne pouvons qu’être d’accord sur le constat des faits, étayé par une grande quantité de témoignages que je cite dans mon livre : une violence effrénée, fondatrice de tout ce qui fera ensuite la domination coloniale.
D’ailleurs, 70 ans après le 1er Novembre, comment transmettre sur les deux rives cette mémoire aux générations actuelles et futures, alors que les conflits mémoriels franco-algériens perdurent et que la nostalgérie n’est pas éteinte ?
Les historiens n’ont pas à se soucier des pressions politiques diverses qui s’exercent sur eux. Il leur suffit d’exposer les faits bruts, accessibles dans divers fonds d’archives. Ajoutons-y évidemment une grande quantité de témoignages des contemporains, par exemple dans les ouvrages de Mémoires ou les correspondances des Lamoricière, Cavaignac et autres Saint-Arnault ou sur la presse de l’époque, numérisée sur le site de la Bibliothèque nationale de France.
Cela suffit à détruire les divagations des négationnistes, dont la mouvance «Nostalgérie» est la matrice. Non pour susciter la rancœur d’un côté de la Méditerranée et la repentance de l’autre côté, ces deux notions qui sont étrangères à la recherche historique, mais pour mettre sous les yeux de deux peuples adultes une succession de faits. Et les citoyens de ces deux peuples sont assez perspicaces pour parvenir à des conclusions.
N’avez-vous pas le sentiment qu’à la faveur de la désignation d’un gouvernement très à droite en France, l’Algérie est dans le viseur médiatico-politique d’un certain esprit néo-colonial ou quelque peu revanchard, 70 ans après le déclenchement de la Révolution algérienne et 63 ans après l’indépendance du 5 juillet 1962 ?
Un vent mauvais souffle sur la société française. Et l’histoire des relations franco-algériennes n’est pas épargnée, loin de là. Le dernier exemple en date est le projet d’érection d’une statue à la gloire de Bigeard, dans sa ville natale de Toul. Nous, les historiens, ne devons pas céder un pouce de terrain dans nos recherches, puis dans nos analyses. Mais notre génération n’en est pas à sa première épreuve : sous Chirac et surtout sous Sarkozy, nous avons croisé le fer avec les tenants des «aspects positifs de la colonisation française». Je ne peux dire si nous avons gagné cette bataille mémorielle, mais je suis sûr qu’elle aurait été d’emblée perdue si nous ne l’avions pas menée. Aujourd’hui, notre participation en tant qu’historiens, mais aussi en tant que citoyens, au combat contre la «statue Bigeard» est une illustration du fait que jamais nous ne capitulerons devant le négationnisme.
Par ailleurs, que pensez-vous du terme de «conquête» pour parler du débarquement et de l’invasion, terme forgée par la vulgate coloniale et encore très usité ?
Le terme est effectivement inapproprié. Je ne l’ai évidemment pas retenu pour mon livre. Qui dit «conquête» dit forcément «conquérants»… et «conquis ». Or, toutes les études, dont la mienne, constatent que le peuple algérien, en dehors d’une mince couche de collaborateurs, n’a jamais été conquis. En 1847-1848, l’émir Abdelkader et le bey Ahmed ont pu être vaincus militairement devant la force mécanique de l’armée française, les gouvernants et les officiers ont pu croire que la colonisation l’avait définitivement emporté. Mais, pour paraphraser ce que dira le général Duval en 1945, un observateur lucide aurait pu dire : «Je vous ai donné la paix pour vingt ans»…, car en 1871 éclata la révolte des frères Mokrani. On sait que le même phénomène se produisit justement en 1945 : «La paix pour dix ans».
Y a-t-il eu beaucoup de travaux spécifiques sur la brutalité des années d’invasion des années 1830 et 1840 qui a duré jusqu’au milieu des années 1850 ?
Au moment même des événements, certaines exactions – pas toutes, loin de là – ont été connues par l’opinion française. Je cite longuement dans mon livre le vaste débat qui a eu lieu lors des enfumades des grottes du Dahra. On sait que le général Pélissier, sous les ordres de Bugeaud, procéda à ce véritable crime en 1845. Il avait commis l’imprudence de laisser un journaliste espagnol être présent et de constater les dégâts humains, puis de télégraphier à son journal.
Cela fut connu en France. Il y eut, comme toujours, un courant pour justifier l’injustifiable. Mais aussi une protestation, même dans les rangs des partisans de l’Algérie française. Je cite Victor Hugo, qui n’était pas anticolonialiste, mais simplement humain : «L’armée, faite féroce par l’Algérie». Mais j’ajoute immédiatement : pour un crime révélé, combien ont été cachés, combien sont définitivement hors de notre connaissance, par absence d’archives ? La Première guerre d’Algérie a vu se multiplier les razzias, les décapitations, les exécutions sommaires, les destructions – dont un grand nombre de mosquées. Tout cela est référencé dans mon livre, non par goût morbide, mais par souci d’exposer la globalité de cet épisode.
Si on faisait une entorse à la rigueur de l’historien, peut-on se projeter en 2054 sur la manière dont sera célébré sur une rive, ou commémoré sur l’autre, le 100e anniversaire ?
Je voudrais bien vivre jusque là ! J’ai la conviction profonde que la bataille mémorielle verra finalement la défaite du négationnisme et de la Nostalgérie. Car les preuves de l’inhumanité du système colonial sont tellement écrasantes que la vérité finira par s’imposer.
Propos recueillis par Walid Mebarek
Bio express
Alain Ruscio, né en 1947, historien, chercheur indépendant, a consacré l'essentiel de son travail, dans un premier temps, à l'Indochine coloniale, Dont sa thèse d'État, soutenue en Sorbonne (Université Paris I), en 1984. Il s’est ensuite intéressé à l’Algérie coloniale. Il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages, parmi lesquels La Guerre française d'Indochine, 1945-1954 (Complexe, 1992) et Le Credo de l'homme blanc. Regards coloniaux français, XIXe-XXe siècles (Complexe, 1996, 2002), Puis, aux éditions La Découverte trois ouvrages majeurs : Nostalgérie. L'interminable histoire de l'OAS (2015, paru à Alger chez Hibr) et Les Communistes et l'Algérie. Des origines à la guerre d'indépendance (2019, paru à Alger chez Apic). Et enfin le dernier paru, un livre monumental (773 pages !) : «La première guerre d’Algérie, Une histoire de conquête et de résistance 1830-1852» (septembre 2024). Le livre paraîtra prochainement aux éditions Franz Fanon.