Affaires de déstabilisation de l’état en Tunisie : De nouvelles arrestations dans les milieux politico-affairistes

28/11/2023 mis à jour: 04:33
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L’horizon s’assombrit pour Rached Ghannouchi, leader du mouvement Ennahdha

L’analyse du spectre des personnes arrêtées ou interrogées en Tunisie depuis juin 2022 dans l’affaire «Instalingo» (une société écran de production de contenus) ou celle de «complot contre la sûreté de l’Etat» – les observateurs reconnaissant des leaders politiques de premier plan et des hommes d’affaires ayant eu le vent en poupe durant la décennie 2011-2021– est très intéressante. 

Il s’agit, semble-t-il, d’une véritable reddition des comptes de ce mix explosif né de ce mariage d’intérêts entre des leaders politiques ayant gouverné durant cette décennie, notamment des islamistes, et des hommes d’affaires ayant financé en contrepartie d’avantages indus. 

Pour ce qui est du volet politique, la prison d’El Mornaguia abrite Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahdha, principal acteur de la scène politique et ex-président du Parlement. 

Ghannouchi était revenu en messie en Tunisie en janvier 2011 ; son parti Ennahdha était sorti grand vainqueur des élections du 23 octobre de la même année. Le leader du parti islamo-conservateur a réussi à amadouer certains partis démocratiques et noyauter l’Etat par des éléments qui lui sont fidèles. 

Le désir profond chez les islamistes de détruire les socles de l’Etat, édifiés par Bourguiba a affaibli dangereusement les institutions publiques et poussé l’économie à la dérive. Sentant le pourri après le 25 juillet 2021, le leader d’Ennahdha avait conseillé à son proche entourage de quitter la Tunisie, il a été arrêté le 17 avril 2023, la nuit du Destin, et il est aujourd’hui le premier accusé aussi bien dans l’affaire Instalingo que dans celle de complot contre la sûreté de l’Etat.

Aux côtés de Ghannouchi, la prison d’El Mornaguia réunit la vieille garde d’Ennahdha, comme Ali Laareyedh, le premier islamiste ministre de l’Intérieur en 2012, avant de devenir chef de gouvernement en 2013 et jusqu’à janvier 2014. Laareyedh est accusé d’avoir facilité l’obtention des passeports pour beaucoup de jeunes ayant été envoyés en Syrie et en Libye en 2012/2013. 

Le leader nahdhaoui, ancien ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, est certes à la prison d’El Mornaguia pour des propos déstabilisateurs de l’Etat dans un rassemblement à la cité populaire Ettadhamen. Mais Bhiri est également soupçonné d’être le lance-flammes d’Ennahdha dans le secteur de la justice, qu’il fallait mettre à l’ombre afin de dominer ce nerf névralgique qu’est la justice dans la lutte menée pour reprendre le contrôle de l’Etat. 

La liste des détenus islamistes comprend également Abdelhamid Jelassi, l’une des têtes pensantes d’Ennahdha, qui a quitté le parti islamiste avant de le réintégrer de nouveau ainsi que Mohamed Chniba et Ahmed Mechergui, représentants de la nouvelle garde de Ghannouchi. Et comme il n’y a pas que des islamistes dans l’affaire, la liste des détenus comprend également l’homme d’affaires et lobbyiste, Kamel Letaief, le «faiseur de présidents». 

Letaief était proche des défunts présidents Zine El Abidine Ben Ali et Béji Caïd Essebsi. Il a été très bien écouté durant la décennie écoulée. Il y a aussi le lobbyiste Khayam Turki, ancien du parti Ettakattol, et Issam Chebbi, le président du parti républicain, ainsi que l’avocat Ghazi Chaouachi, l’ancien président du parti Ettayar. La liste des impliqués comprend d’autres islamistes et démocrates centristes, impliqués dans cette affaire de tentative de déstabilisation de l’Etat. 
 

Ramifications

La nouvelle garde à vue pour cinq jours renouvelables de l’homme d’affaires et ancien député Ridha Charfeddine, annoncée vendredi 24 novembre, a rappelé au monde politico-financier tunisien que les bénéficiaires des largesses de la décennie 2011-2021 sont en train de subir une reddition des comptes. 

La priorité est toutefois accordée aux affaires d’essence antiterroriste ou politique. Ainsi, à peine Ridha Charfeddine a-t-il été auditionné et laissé en liberté par le juge d’instruction du pôle anti-terroriste dans le cadre de l’affaire de complot contre la sûreté de l’Etat, qu’il a été convoqué pour audition par la brigade d’investigations dans les crimes financiers, qui a décidé sa garde à vue dans une affaire censée être classée depuis 2021. Plusieurs dossiers ont été rouverts après leur classement, comme pour l’homme d’affaires Marouane Mabrouk, le gendre de l’ex-président Ben Ali, accusé de malversations dans la gestion d’Orange, ou le propriétaire de Syphax Airlines et ex-député nahdhaoui Mohamed Frikha. 

Les trois hommes d’affaires cités sont parvenus à trouver des arrangements avec le pouvoir durant la décennie écoulée. L’actuel pouvoir veut s’assurer de la nature des accords passés et s’il n’y aurait pas de compromissions. Il y a également l’ancien ministre et trois fois député Mehdi Ben Gharbia, arrêté depuis octobre 2021, qui traîne des affaires de malversations, blanchiment d’argent et enrichissement illicite. 

Ben Gharbia était très proche du chef de gouvernement Youssef Chahed. Un autre ministre de Chahed figure dans la liste des détenus, et il s’agit de Riadh Mouakher, l’ex-dirigeant d’Afek Tounes et ex-député pour ce parti. Mouakher est poursuivi sur la base de l’article 96 du code pénal tunisien, portant sur la procuration d’avantages injustifiés par un fonctionnaire public. C’est dire que le régime de Kaïs Saïed est en train d’essayer de tirer au clair tous les dossiers traînant des suspicions durant la décennie 2011-2021. 

Par ailleurs, les investigations, encore en cours à propos de la récente fuite des cinq terroristes dangereux de la prison d’El Mornaguia, imposent des interrogations évidentes sur un possible lien avec une tentative de déstabilisation générale du pays. 

Les cinq terroristes ont été certes récupérés en moins d’une semaine, mais les doutes persistent sur une implication des cellules secrètes d’Ennahdha, les seuls à avoir pénétré le fin fond de l’Etat. D’où l’approfondissement observé dans l’examen des dossiers politico-judiciaires et le contrôle quasi permanent du mont Bougarnine, 20 kilomètres de Tunis, où ont été récupérés quatre parmi les cinq terroristes fuyards. Le cinquième a été arrêté à la cité populaire Ettadhamen, aux abords de Tunis. 

Cette facilité de mouvements des fuyards et ce qui a été retrouvé par les sécuritaires, lors du ratissage de la montagne Bougarnine, ont révélé l’existence de connivences, lors de cette fuite et appelé à plus de vigilance, d’où l’approfondissement de l’enquête sur le complot contre la sûreté de l’Etat.

 

Tunis
De notre correspondant Mourad Sellami

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