Affaire des journalistes tunisiens Nadhir El Guetari et Sofiène Chourabi enlevés en Libye en septembre 2014 : «Nous implorons l’aide du président Tebboune pour faire libérer nos enfants»

27/08/2022 mis à jour: 13:30
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Sonia, la maman de Nadhir El Guetari, posant avec le portrait des deux otages disparus en Libye ( photo : el Watan)

Cela fera bientôt huit ans, depuis exactement le 8 septembre 2014, que Sonia Rejeb et Sami El Guetari, deux citoyens tunisiens, sont sans nouvelles de leur fils, Nadhir. L’affaire avait défrayé la chronique à l’époque et continue de susciter aujourd’hui encore une vive émotion. 
 

Beaucoup de nos lecteurs ont certainement dû en entendre parler, soit à travers les médias ou bien sur les réseaux sociaux, car elle avait fait grand bruit et eu un grand retentissement international bien au-delà de la Tunisie. Il s’agit de l’affaire Sofiène Chourabi et Nadhir Guetari, respectivement journaliste et cameraman au sein de la chaîne tunisienne First TV. Les deux reporters ont été enlevés alors qu’ils étaient partis réaliser un reportage en Libye. Depuis leur disparition, les familles des deux otages n’ont eu de cesse de réclamer la vérité sur le sort de leurs enfants. 

Sonia, la maman de Nadhir, est même devenue une icône en Tunisie. Elle refuse de baisser les bras, accepter la thèse de l’exécution des deux otages, et continue à se battre, à taper à toutes les portes, à multiplier appels, sit-in, interviews, marches, manifs, requêtes adressées à toutes les autorités concernées par cette affaire, avec le ferme espoir de libérer et rapatrier «ses deux enfants», unis dans l’épreuve, ne faisant pas de différence entre les deux garçons. «Je dis toujours que je suis la maman des deux», nous dira cette Tunisienne au courage exceptionnel.
 

«Je sais que mon fils est vivant »
 

Comme ils le font depuis la disparition de leur fils, Sonia et Sami ont pris leur bâton de pèlerin pour une nouvelle campagne d’information sur leur cause ; une campagne destinée à la fois à élargir leur audience et toucher l’opinion publique d’autres pays que la Tunisie, et aussi pour tenter d’obtenir un soutien officiel de la part des autorités des pays ciblés. C’est dans cet esprit que les parents de Nadhir ont une nouvelle fois pris la route ce dimanche 21 août. Destination : Alger. C’est leur huitième déplacement en Algérie, un pays qu’ils connaissent désormais très bien, et dont la mère de Nadhir loue avec ferveur l’hospitalité. 
 

Dès le lendemain de son arrivée à Alger, le lundi 22 août, cette mère de 55 ans, cadre dans l’Education à Tunis et résidant à Borj Cedria, dans le gouvernorat de Ben Arous, à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Tunis, nous a rendu visite à la rédaction d’El Watan. Mme El Guetari était accompagnée de notre confrère et ami Khaled Drareni, le représentant de RSF en Afrique du Nord qui lui a été d’un grand soutien. Sonia était également accompagnée d’une parente, Jalila El Guetari, la tante paternelle de Nadhir. Un peu plus tard s’est joint à nous Sami. 
 

Sur la grande table de la salle de réunion du journal, Sonia pose d’entrée deux autocollants à l’effigie des deux journalistes. Sur l’un des autocollants, cette inscription : «Sofiène et Nadhir : nestennew fikoum» (on vous attend). Un autocollant similaire est collé sur un flanc du sac à main de la maman de Nadhir. Mme El Guetari était à la fois très émue, les yeux rougis par les larmes, mais en même temps stoïque et pleine de dignité, affichant un mental d’acier. Si son récit est entrecoupé de sanglots, sa parole est mesurée et son message est clair. 

D’emblée, elle récuse la thèse selon laquelle les deux journalistes auraient été exécutés par la branche de Daech en Libye comme cela a été colporté. Une thèse créditée par un communiqué prêté à l’organisation Etat islamique en Libye publié en janvier 2015 soutenant que Daech a exécuté les otages. «Cette thèse ne tient plus la route. Où sont les preuves ? J’ai vu les images, et de prime abord, j’ai vu que cela n’avait rien à voir avec mon fils. Mon enfant, je le connais dans le moindre de ses traits, j’en connais chaque détail, chaque ongle, chaque cheveu…», martèle la mère du journaliste. Mme El Guetari assure par ailleurs que des tests ADN ont été effectués sur des dépouilles retrouvées en Libye, sur les lieux supposés de l’exécution des deux otages, «et ces tests ont prouvé que ce n’étaient pas eux». 
 

 

«Nadhir venait à peine de commencer »
 

Lorsque Nadhir embarque pour la Libye, il faisait ses débuts dans le métier. Il avait alors 25 ans. «Cela faisait à peine dix jours qu’il avait intégré cette chaîne. Ils avaient réalisé une émission auparavant en Tunisie, après, la chaîne lui a confié ce sujet en Libye avec Sofiène», relate Sonia. Nadhir El Guetari et Sofiène Chourabi quittent Tunis le 2 septembre 2014 pour un reportage dans la région d’Ajdabiya, à l’est de la Libye, une région contrôlée en partie par les hommes du maréchal Haftar – qui est d’ailleurs natif d’Ajdabiya. «Le 3 septembre, ils sont enlevés par une milice proche du général Haftar, dans la ville de Brega. On leur reproche d’être venus travailler sans autorisation officielle», précise un article de Paris-Match daté du 22 octobre 2014. «Les autorités tunisiennes appellent leurs homologues libyens à faire le nécessaire pour qu’ils recouvrent la liberté. Trois jours plus tard, Sofiène Chourabi confirme qu’ils sont libres, qu’on leur a remis leurs passeports et appareils téléphoniques, et qu’ils n’ont subi aucun mauvais traitement.

 On leur aurait donné 12 heures pour quitter le territoire», relate le Courrier de l’Atlas. Toutefois, ils sont arrêtés de nouveau par un groupe qui ne serait autre, selon le magazine, que le «Conseil militaire» libyen». Paris-Match souligne que «la zone est en proie à de violents combats entre soldats appartenant aux factions loyales au général Haftar et les milices djihadistes, qui ont lancé une vaste contre-offensive début octobre, et contrôlent notamment Benghazi». Un article du magazine Le Point daté du 29 mai 2015 détaille : «L’histoire a commencé le 3 septembre dernier (2014, ndlr). 

Sofiène, qui fait partie de ces jeunes journalistes qu’on appelait en 2011, pendant le Printemps tunisien, les «blogueurs de la révolution», et son cameraman Nadhir, en reportage en Libye, sont arrêtés aux environs du port de Brega, à 200 km de Benghazi, à l’est du pays. On leur reproche d’être entrés «illégalement» dans ce pays où nul ne sait qui commande. Ils sont relâchés après le 7 septembre. Sofiène appelle sa mère et le directeur de la télévision en fin d’après-midi. On leur ordonne de rentrer au plus vite. Le lendemain, à 6h les deux journalistes prennent un taxi pour rejoindre Tobrouk et s’envoler vers Tunis. Ils sont arrêtés à un barrage. Plus personne n’entendra parler d’eux. La chaîne tunisienne TNN reproduira de son côté un document à l’en-tête du ministère libyen de la Justice établissant que les deux reporters ont passé quatre jours en détention, du 3 au 7 septembre, pour «entrée sans autorisation de travail comme journalistes». 

Dans ce document, ils attestent qu’ils n’ont subi «aucun mauvais traitement de la part des gardiens des installations». Il s’agit d’un groupe armé dont le nom complet est «les gardiens des installations pétrolières», une milice dirigée par Ibrahim El Jadhran, un chef de guerre proche de Khalifa Haftar. Depuis la disparition de Nadhir et Sofiène, les rumeurs les plus folles ont circulé à leur sujet. Des informations contradictoires chichement distillées au gré des parties impliquées, qui les donnaient tantôt assassinés par les terroristes de l’EI, tantôt bel et bien vivants sans toutefois préciser ni l’endroit où ils pouvaient se trouver, ni les groupes qui les détenaient. 

Les parents de Nadhir ont fait le déplacement à Alger précisément dans l’espoir d’obtenir l’aide du président Abdelmadjid Tebboune pour faire définitivement la lumière sur cette affaire. La veille de son départ vers Alger, Sonia Rejeb a posté des photos où elle pose devant le portrait de Tebboune et le drapeau algérien. Il faut dire qu’elle est très active sur les réseaux sociaux, une plateforme qui s’est avérée précieuse pour communiquer sur toutes les démarches entreprises par les familles des deux otages afin de pousser opinion, société civile, médias et gouvernements concernés à ne jamais les abandonner. Sonia anime ainsi une page sous le titre «Nadhir et Sofiène, journalistes tunisiens détenus en Libye depuis 2014, ne les abandonnez pas». Elle a posté également ce message : «Appel au président de l’Etat algérien, M. Tebboune, pour m’aider à libérer mes enfants. Aujourd’hui, 22 août 2022 (lundi, ndlr), 7 ans et 353 jours auront passé depuis la disparition forcée des journalistes tunisiens Nadhir El Guetari et Sofiène Chourabi en Libye (…).» 
 

Une marche jusqu’aux frontières libyennes
 

Dans les locaux d’El Watan, Sonia réitère de vive voix son message au président de la République : «Les Algériens sont nos frères. C’est un grand peuple connu pour sa bravoure et son extraordinaire sens de la solidarité. Nous implorons l’aide du président Tebboune pour faire libérer nos enfants. Nous pensons qu’ils peuvent faire quelque chose ensemble, lui et notre président, Kaïs Saïed. Nous les exhortons à unir leurs efforts pour nous ramener nos enfants. Nous souhaitons également que l’Egypte se joigne à cet effort commun et agisse auprès de Haftar. Ce sont deux garçons innocents. Puissent tous ces Etats arabes agir main dans la main pour les libérer et les rendre à leurs familles. Notre souffrance n’a que trop duré.» 
 

Comme nous le disions, ce n’est pas la première fois que Sonia et Sami viennent en Algérie. L’un des motifs de leur déplacement est d’essayer de rencontrer un photographe algérien qui, d’après leur récit, se trouvait pris en otage lui aussi avec Nadhir et Sofiène, et qui a fini par être libéré au bout de quelques jours. «On sait qu’il est à Alger mais il n’a jamais répondu à notre sollicitation», regrette Sami. 
 

Outre l’Algérie, les parents de Nadhir ont sillonné d’autres capitales. «Je me suis rendue quatre fois en France», dit Sonia Rejeb. Ils se sont également rendus au Liban. «On a enregistré une émission avec Gisèle Khoury sur BBC Arabic, un numéro de l’émission ‘Bil Arabi’», précise Sami El Guetari. En août 2016, Sonia s’est déplacé en Libye, au péril de sa vie, décidée à libérer son fils des griffes de ses ravisseurs. «J’ai été sur les traces des groupes terroristes. J’ai fait à la fois le travail du gouvernement, des services de renseignement et des journalistes d’investigation pour faire la lumière sur ce qui s’est passé en Libye. J’ai mis ma vie en danger, mais je n’en avais cure, je n’avais qu’une obsession, c’était de récupérer mon fils», répète-t-elle, en larmes. Durant ce voyage périlleux qui a duré, dit-elle, 19 jours, elle a réussi à rencontrer des responsables libyens et a même tenté de voir le maréchal Haftar. En vain. 
Sonia Rejeb a marqué également les esprits en organisant une marche à pied jusqu’aux frontières libyennes, sur des centaines de kilomètres. 
 

«Je continue à lui fêter son anniversaire»
 

«Aux premiers jours (après la disparition de son enfant, ndlr), j’étais complètement tétanisée. J’étais comme plongée dans le coma. Je n’avais goût à rien, mes jambes ne pouvaient plus me porter. Au bout de quatre mois de totale sidération, j’ai été métamorphosée. J’ai décidé d’affronter le monde pour libérer mon fils. Plus rien ne pouvait m’arrêter», se remémore-t-elle. «Je suis devenue la mère de tous les Tunisiens. Partout on me témoignait des marques d’amour et de soutien ; on m’appelait ‘‘Oum Tounes’’ (la mère de la Tunisie). Le monde entier me dit ‘‘Oummi’’, mais cela ne me consolait pas. Moi, je ne demandais qu’à entendre ce mot dans la bouche de mon fils.» «Nadhir est toute ma vie, c’est à la fois le fils, l’ami, le confident, le complice, tout !» énumère-t-elle en sanglots. «J’ai tant donné pour le voir grandir, l’aider à réaliser son rêve et devenir journaliste pour qu’à la fin, il parte comme ça. Je refuse de croire qu’il ne me reviendra pas. Et je me battrai pour qu’il revienne. 

Pour moi, il est toujours là. Il n’y a pas une seule seconde où je ne pense pas à lui. Je me demande sans cesse est-ce qu’il mange, est-ce qu’il a soif, est-ce qu’il dort correctement, est-ce qu’il est malade… A la maison, on l’évoque à chaque instant. Il a toujours sa place quand on pose la table. Je prends méticuleusement soin de sa chambre pour entretenir sa présence, et je lui fête chaque année son anniversaire comme s’il n’était jamais parti.» 

Après deux heures fortes en émotion, Sonia nous laisse pour enregistrer une interview avec la chaîne Echorouk News, toujours accompagnée de son ange gardien Khaled. S’exprimant au nom de RSF, Khaled Drareni déclare à El Watan : «La longue disparition de Sofiène Chourabi et de Nadhir El Guetari, qui dure depuis huit ans, ne doit pas être une excuse pour baisser la mobilisation. Les efforts doivent se poursuivre de la part des autorités libyennes et tunisiennes pour que la vérité soit établie sur le sort des deux journalistes. RSF continuera pour sa part à soutenir leurs familles et à se battre jusqu’au bout afin que toute la lumière soit faite sur cette affaire.»

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