Youcef Mentalecheta. Docteur en physique, père de l’informatique en Algérie : La foi, la science, l’abnegation, vecteurs de réussite

21/09/2023 mis à jour: 06:00
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Avec le président Boumediène en 1969 - Photo : D. R.

Il incarne la vie dans ce qu’elle a de merveilleux, qu’il a su apprivoiser, aussi bien dans un mistral de vent tourmenté que dans le rire. Cette incroyable alchimie, il la doit à sa modestie, à son éducation, à sa culture, à sa foi, à la science. Puisque, il est docteur d’Etat en physique depuis 1967 et père de l’informatique en Algérie, qu’il a lancée, avec bonheur, à la fin des années 1960 exactement au mois d’octobre 1969 comme nous l’a précisé un de ses fidèles disciples et digne continuateur, le professeur Younes Grar.

Dans la personnalité de Youcef, qui nous a aimablement reçus chez lui, sur les hauteurs d’Alger, se mêlent les vertus de l’altruisme, du sens de l’effort, de la curiosité, de la sensibilité, de l’amour des autres, inoculées par ses «parents pauvres mais dignes, ces merveilleux artisans de la vie, qui m’ont offert les armes, pour affronter l’existence».

Et puis nous allons découvrir que cet homme ambitieux a pris des risques, ne se contentant pas de la sécurité, qu’il n’avait pas ni de la routine, encore moins du hasard. Il dégage une image de la rigueur et de la hauteur d’âme. Cet être exceptionnel, à l’intelligence sage et aiguë, a souvent le visage illuminé par un sourire irrésistible. Il s’appelle Youcef Mentalecheta. Répétez le nom SVP ? Du fait qu’il est compliqué et peu commun ce patronyme ! et sur lequel on bute forcément.

Youcef explique : «Mon aïeul installé à Téchta (ex-Carnot), bourgade sur les hauteurs de Aïn Defla, a été convoqué, en 1871, pour les inscriptions à l’état-civil, nouvellement instauré, pour identification. M’nine n’ta ? Ana men Tachta, a-t-il répondu.

Dans la transcription, le préposé a pris ses libertés, en écrivant Mentalechta. Voilà, c’est bête, mais c’est comme ça.» Plus sérieusement, Youcef est né en 1934 à Blida. Il a fait l’école «indigène» où il a eu la chance de sauter des classes, malgré les discriminations criantes. «C’est à 11 ans au lieu de 14 que j’ai obtenu mon certificat d’études, ce qui m’a permis de joindre le cours complémentaire où je rencontre pour la première fois des élèves français et un prof d’origine italienne, qui pour juger notre niveau nous a soumis à une rédaction, dans laquelle on devait décrire un chrysanthème.»

Intelligence précoce, ambition ancrée

Comme ce mot ne me disait rien, j’ai décrit une libellule. Résultat, j’ai eu 1/2 point. C’est juste pour le papier, me fit savoir l’instit, en vantant mon imagination fertile. En bon pédagogue, il m’acheta un carnet à spirale et un livre, en me sommant de le lire et d’en faire une synthèse en signalant les mots incompris. Chaque semaine, il me prenait à part pour m’expliquer ce que je n’avais pas saisi. Cela m’a beaucoup aidé pour l’obtention de mon brevet et pour la suite de mon cursus.

Comme j’étais un passionné d’aviation, avec mon camarade de classe Aït Messaoudene Saïd, devenu pilote en rejoignant Rochefort en France puis promu ministre. J’ai passé le concours de l’Ecole professionnelle de l’air à Cap Matifou en 1945, avec Abderrahmane Serri, frère cadet de Sid Ahmed, célèbre chanteur hawzi, Allah yerhamhoum, Belkacem Moussouni, Smaïl Kebilene, entre autres.

Là, j’ai passé mon bac maths et technique. Cette école préparait à l’Ecole supérieure de l’air de Paris. Parallèlement, j’ai fait des piges à la rubrique sportive d’Alger républicain, mais j’étais imprégné de politique, déjà, au début des années 1950. Un de mes amis m’avait alerté sur les risques d’être arrêté. Il m’a recommandé à un de ses proches à Marseille, que j’ai rallié par bateau et où j’ai contacté le journal la Marseillaise. J’allais au stade Vélodrome pour interviewer les joueurs originaires d’Afrique du Nord et je faisais des envois pour Alger Rep.

Mais c’est surtout le poste de maître d’internat dans la cité phocéenne qui m’a rasséréné, puisque j’ai pu préparer ma propédeutique à l’Université d’Aix. En 1956, étudiant, je fais grève pour répondre à l’appel de la patrie suite à quoi, on m’a viré. J’exerce en tant que docker au port de Marseille, puis écrivain public. En 1957, à peine après avoir repris mes études pour le certificat de maths, qu’on m’arrête. On m’incarcère pendant 2 mois aux Beaumettes, puis on me transfère à Fresnes à Paris où je rencontre Moh Clichy en prison. Je suis jugé et acquitté au bénéfice du doute. Je suis quand même assigné à résidence à Poitiers, où j’ai poursuivi mes études en maths.

Au début de 1960, le MALG me demande de rentrer. Ahmed Zahzah, mon ami m’emmène, en Suisse où je rencontre, notre représentant Djamal Houhou, puis en Allemagne où le responsable FLN était Hafid Kéramane, enfin à Rome où j’étais reçu par Tayeb Boulahrouf. Puis il y a eu les étapes de Tripoli et de Tunis, où le chef du MALG eut ces paroles : ‘‘Ne pensez pas que vous êtes venus pour libérer l’Algérie. Je vous rassure, elle le sera très prochainement, vous êtes ici pour former.’’ Comme j’étais physicien, ils m’ont chargé de former des techniciens des transmissions.

A l’indépendance, ce sont ceux-là qui ont dirigé la RTA. J’ai poursuivi leur formation au boulevard Bru (des Martyrs), deux fois par semaine, alors que j’étais enseignant à la Fac, tout en faisant de la recherche.» Youcef en garde une anecdote amère, plutôt désagréable, qu’il raconte l’émotion à fleur de peau.

«A la fac des sciences d’Alger, un jour pour compléter mes recherches, je me précipitais au labo, où m’attendait un océoscope, laissé sur place par les Français. J’étais heureux de le manipuler, mais il ne fonctionnait pas. Je me suis rendu compte que ses utilisateurs, avant de partir, avaient coupé les fils. En dessous flottait un écriteau ‘‘Maintenant, débrouillez-vous’’. Cela m’a déstabilisé, bien que je m’attendais à pareille situation, venant d’un occupant qui a lâchement torturé, tué et enfumé des milliers d’Algériens innocents et sans défense.»

Homme de terrain, pas de bureau

Bien après, Youcef a soutenu brillamment sa thèse de doctorat en physique en 1967. S’en suivirent deux années «studieuses», en qualité de recteur de l’université, qui apparemment ne l’enchantèrent guère. «Que du travail administratif, lassant et monotone, les labos me manquaient, je suis un homme de terrain, quoi qu’on dise, s’insurge-t-il, avec un sourire aux lèvres. Conseiller à la Présidence, le défunt président Boumediène lui a proposé le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, mais il a décliné poliment l’offre. «Je lui ai parlé de l’informatique et ses multiples avantages.

De plus, nous n’avons hérité de l’administration coloniale que de trois vieux ordinateurs destinés aux finances, à l’institut et à Bull. Un véritable désert. En mai 1969, Boumediène m’a alors demandé de lui préparer un projet. Sitôt dit, sitôt fait. Je lui ai présenté l’ébauche d’un grand commissariat de l’informatique et d’un centre de formation, le Ceri, qui ont été véritablement les fers de lance de l’informatique en Algérie.

A l’époque, je n’exigeais pas le bac pour ouvrir le champ, au plus grand nombre de postulants. J’ai enseigné, j’étais directeur général de la formation et de la recherche, ce qui était ma véritable vocation. On a commencé à introduire progressivement l’informatique dans les institutions et les ministères. Je me rappelle toujours du premier réseau en 1973, avec mon ami le regretté Omar Kezzal, dans les chèques postaux. Une véritable révolution, qui nous a permis de nous éloigner de la bureaucratie, des archaïsmes paperassiers mortifères. La métamorphose n’a pas tardé.» 

Imaginons les bienfaits que cette avancée technologique a induits en mettant fin à un système sclérosé, doté d’un monopole dévastateur et paralysant, producteur de corruption, de passe-droits et autres chantages, comme il sied aux structures bureaucratiques, championnes de l’inertie et du statu quo. «Pour notre bonheur, on est devenus relativement développés. Au même titre d’ailleurs que nos voisins tunisiens. A un congrès arabe auquel j’ai pris part, un délégué arabe a posé une question au ministre des Technologies tunisien. Comment avez-vous progressé aussi vite ? Il lui a désigné du doigt, ma petite personne, qui suis effectivement à l’origine de sa formation.»

Aujourd’hui,Youcef, sur la base de son constat, avoue qu’on accuse du retard, résorbable, s’il y a des décisions salvatrices urgentes. «La ‘‘rakmana’’, c’est bien beau, mais c’est la numérisation qui se déplace et pas les gens qu’on voit toujours se bousculer et s’agglutiner devant les administrations, pour quêter quelque service ou document. Il faut aller aux applications qui intéressent beaucoup plus les gens. La technologie a beaucoup évolué depuis les années 1970. On en est actuellement à l’intelligence artificielle qui est la conjonction de systèmes de base de données et d’algorithmes.

C’est une technologie à double tranchant. Elle peut apporter énormément mais elle a tendance à déshumaniser aussi. C’est pourquoi chaque pays doit fixer ses barrières en fonction de ses valeurs intrinsèques, de sa culture, de ses convictions et constantes.» Sur le plan externe, Youcef a été très sollicité par l’Unesco où il a exercé durant des années. Comme il a travaillé après sa retraite pendant 6 ans en France où il a monté un collège international à l’Agence française de Nommage Internet en Coopération.

L’hommage émouvant de la zaouia d’El Hamel

Comme ils l’ont fait il y a plus d’un demi- siècle en l’honorant à la hauteur de son mérite et de son statut dans ce temple spirituel, à l’occasion de l’obtention de son doctorat en physique, lors de l’année 1967, les responsables de la zaouïa d’El Hamel, à leur tête son chef cheikh El Maamoune El Kacimi, ont récidivé, en l’invitant solennellement vendredi 15 septembre dernier, lors d’une cérémonie pleine d’émotion, de gratitude et de reconnaissance, au cours de laquelle Youcef a remercié ses hôtes en lançant un message aux jeunes, qu’il exhorte à travailler sans relâche, à persévérer, à surmonter les entraves, comme il l’a fait lui, parfois dans l’incertitude et la douleur, sans rechigner et sans se plaindre. Ce sont ces ingrédients et pas autre chose qui vous ouvriront les portes de la réussite, leur suggère-t-il.

Parcours

Mentalecheta Youcef est né  en 1934  à Blida dans une famille pauvre. Il a fait l’école «indigène», Beauprêtre, dans la ville des Roses. A 11 ans, il obtient son certificat  de fin d’études, ce qui le prédispose à rejoindre le Cours complémentaire, en décrochant son brevet. Il réussit au concours de l’Ecole professionnelle de l’air en 1945 à Cap Matifou. C’est là qu’il obtint son Bac maths et technique.

Il est pigiste à Alger républicain, où ses idées nationalistes le font distinguer. Il est tenu à l’œil  par l’administration coloniale. Des amis lui suggèrent de partir à Marseille avec des recommandations.  Ce qu’il fit en dispensant sur place  des cours de maths et de physique à Juan-les-Pins. Il intègre l’Université d’Aix où il passe sa propédeutique. Le 19 mai 1956, il fait la grève, il est viré.

Il se contente de plusieurs petits métiers pour survivre. En 1957, il décroche son certificat de maths, puis il est emprisonné aux Beaumettes et à Fresnes. En 1960, le FLN lui demande de  rentrer. Il rejoint Tunis où il est chargé de la formation des futurs techniciens de la RTA. En 1962, il est enseignant chercheur. En 1967, il est docteur en physique. En 1969, il lance le CERI qui formera  nos élites en informatique. Il a exercé pendant des années à l’Unesco. A 89 ans, Youcef  coule une retraite paisible au milieu des siens.

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